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Le Système des “de moitié” – Féodalisme a l’Haïtienne


Dans une série de cinq articles publiés dans le Nouvelliste entre le 4 et le 13 Décembre 1992, sous le titre Préjugés de classe au Cap Haïtien, Roger Gaillard consacre un passage à ce qu’il appelle Une aristocratie déclinante, puis reproduit, en note deux petits textes consacrés au système des “de moitié”. [3]


Etant donné, si l’on en croit Gérard Pierre Charles, que ce système caractérise la société féodale qui a pris naissance au sortir des guerres de l’Indépendance, nous avons cru bon de reprendre les passages en question.


Bernard Ethéart


Une aristocratie déclinante


Ce dernier (il s’agit de Vilbrun Guillaume Sam, Président de la République, dont le lynchage servit d’ultime prétexte au débarquement des “marines” le 28 Juillet 1915), à l’exemple des Béliard, des Nord Alexis, des Mathon et Pierre-Louis, des Dupuy, des Florvil Hyppolite, était un grand propriétaire foncier, un de ces feudataires à la tête de cent à trois cents carreaux de terre. Ainsi Vilbrun dominait Paroi (sur la route de Limonade); les Béliard étaient installés sur l’habitation Bonay (entre Quartier Morin et le Cap); les Nord Alexis régnaient sur leur domaine de Mazaire (dans la commune de Quartier Morin); les Mathon et les Pierre-Louis commandaient la plantation Gallifet (dans la commune de Milot); tandis que les Hyppolite gouvernaient l’exploitation Bongars, passée depuis à notre contemporain, M. Carlet Auguste.


Ces gros possédants, ces “dons”, cultivant essentiellement la canne, dont ils extrayaient sirop et tafia, régentaient par ailleurs, deux espèces de travailleurs:


- les de “moitié”, qui, sur le carreau ou les deux carreaux dont le maître leur accordait libre jouissance, plantaient des vivres alimentaires, quitte à lui remettre, en guise de rente, une partie (souvent les 2/5) de la récolte; en outre, tous les lundis, ils s’activaient dans les champs de leur seigneur et maître, les préparant, nettoyant la canne, la coupant, tout cela (faut-il le préciser?) sans paiement en retour…


- la deuxième catégorie de cultivateurs était, elle, composée de paysans salariés (ouvriers agricoles), lesquels s’occupaient plus spécialement du moulin et de la guildive. Ils étaient sans terre, comme la plus grande partie des naturels de la région Nord. Un cinquième du sirop fabriqué avec la machine du maître, couvrait ce qui était appelé les “frais généraux”, tandis que les quatre cinquièmes restants étaient partagés en deux moitiés, l’une qui revenait sans débours au propriétaire, l’autre qui lui était généralement vendue. Ces travailleurs se satisfaisaient, pense-t-on, de cette condition, puisque en cas de dépenses inattendues (maladies, funérailles) ils étaient sûrs de recevoir l’avance indispensable.


Ainsi le “don” était le maître, l’employeur, l’acheteur et le créancier. Il était vu (ou se croyait vu) comme le père.


Une défense du système dit des “de moitié”


Au lendemain de 1804, il fallait organiser le nouvel Etat. A l’époque coloniale, l’agriculture était le secteur économique le plus florissant. La canne à sucre était la richesse créée et l’importation la plus importante de la colonie. Celle-ci répondait avantageusement au système d’exploitation forcée de l’époque, avec l’esclavage. La main-d’oeuvre ne rentrait pas encore dans la liste des marchandises qu’on achetait, avec la conception dominante d’alors d’assimiler une catégorie humaine à un animal que le propriétaire entretenait avec le boire et le manger, afin de jouir et de bénéficier purement et simplement de sa force de travail.”


La Nation haïtienne fondée, ainsi que l’Etat haïtien, il fallait substituer à l’ancien système de production, un autre qui n’assimilerait pas l’ouvrier agricole à un produit qui s’achetait et se vendait comme autrefois. Or, les grands propriétaires de l’époque étaient en partie, ou presque tous, d’anciens généraux de la guerre de l’indépendance, ou encore des membres de l’élite dirigeante du jeune Etat haïtien. Conscients du rôle économique et social de la propriété rurale, hier couverte de plantations de toutes sortes, les dirigeants comprirent que les colons d’hier devaient être remplacés par une élite militaire et civile pour maintenir la production à un rythme devant assurer l’autosuffisance et une certaine croissance à l’économie. Les dirigeants de l’heure comprirent que le droit de propriété comporte des devoirs et des obligations envers d’autres. Rejetant l’esclavage pour servir de moteur à la production, ils pensèrent au système de “de moitié.”


Quel en est le vrai sens? C’est celui de porter le grand propriétaire terrien de l’époque, à lotir la grande superficie de sa propriété en de petites portions, correspondant en quelque sorte à la force de travail d’un homme, afin qu’il suffise à ses besoins, tout en partageant avec le grand propriétaire terrien, la moitié de la production de cette partie qu’il cultive. Ces obligations n’étaient scellées par aucun contrat écrit, mais par la simple parole d’honneur des deux parties.”


Ceci met en relief la valeur réelle et intrinsèque de l’homme de l’époque. L’institution des “de moitié” ressemblait donc à une sorte de coopérative, de société anonyme avant la lettre, jouant un rôle, en quelque façon, de trait d’union entre les deux extrêmes de la nouvelle société haïtienne: l’élite urbaine et la paysannerie rurale. Ce système, à bien réfléchir, répondait aux impératifs urgents du moment. Comme je l’ai souligné précédemment, la propriété rurale s’accompagne d’obligations impérieuses de production, qu’on ne pouvait demander à tout un chacun, nouvellement libéré, de comprendre et d’assimiler, sans qu’il soit entouré par un autre mieux préparé que lui.”


Le grand propriétaire terrien était l’homme le plus qualifié pour remplir ce rôle. Le travailleur “de moitié”, par certaines directives qu’il recevait du grand propriétaire, peut être considéré, sur ce plan, comme un adulte à qui on inculquait certaines pratiques agricoles. Suivant la nature du sol, il y cultivait des produits qui répondaient aux besoins du marché local, ou à l’exportation, et même aux deux à la fois.”


Cette rencontre des “de moitié”, le Lundi, dans la savane de la grande propriété, était précédée d’une espèce de meeting que donnait le grand propriétaire. L’entretien public roulait sur l’agriculture et même la corvée, espèce de coopérative paysanne, pour l’entretien des “chemins vicinaux” et le curage de certains cours d’eau.”


Mais cet esprit de solidarité et de coopération se voyait surtout dans les “coumbites”, que je qualifierais de coopérative avant la lettre, toute de spontanéité pour enfouir les semences d’une grande plantation, puis la récolter demain.”


Il y régnait une animation, une joie, un je ne sais quoi de profondément humain, de cet homme qui naît bon, comme dit l’autre, et que le vilain quelque fois de la société change. Je n’ai jamais vu ailleurs ce sourire, ni l’expression de physionomie de ce visage heureux de l’homme pauvre, dans les chants accompagnés du son du “lambi”, et qui nous porte tous à mieux comprendre ce qu’a été le système de “de moitié” au lendemain de l’indépendance, et qui a été par la suite déformé.”


Du fait que tout était militarisé à l’époque, le commandant de la place était d’abord un “commandant de place à vivres”, chargé de contrôler ces places à vivres précisément, sur les grandes habitations, pour voir si la culture obligatoire de vivres alimentaires répondait aux besoins de l’autosuffisance exigée de tous ceux qui, à un titre quelconque, occupait une superficie quelconque à la campagne… Voilà, à l’origine, ce qu’était son rôle.”


(Ce texte a été communiqué à l’auteur par le Professeur Carlet Auguste, après la lecture d’une partie de son manuscrit.)


Réquisitoire d’un grand propriétaire contre le système des “de moitié”


Je ne veux pas en dire systématiquement du mal, vu que 1. en certaines circonstances, il a pu rendre des services réels aux propriétaires sans capitaux ou sans autorité; 2. qu’il a dû servir d’appât à un peuple déjà si enclin à l’oisiveté.” […]


Mais [il] est une des plaies de l’agriculture haïtienne.”


Sans doute, il est juste que celui qui travaille, perçoive le prix de sa peine. Mais il ne s’ensuit pas qu’il doive tout prendre ou à peu près; car c’est assurément prendre beaucoup plus qu’il ne convient, que de prélever la moitié du revenu d’un capital qui n’est pas à soi. En quel pays a-t-on vu pareil partage? […] Si encore le partage se faisait selon l’équité des lois, mais le propriétaire […] est trompé par son “de moitié”. […] Enfin, de guerre lasse, le propriétaire se contente de ce qu’on lui apporte.”


En outre, le cultivateur “sait que, du jour au lendemain, il peut être chassé de l’habitation qu’il occupe; il ne travaille donc plus, ou le moins que possible. Et alors les récoltes diminuent d’année en année; l’agriculture nationale périclite et le pays s’appauvrit.”


Certes, on peut améliorer le système, par une plus grande vigilance, conclut notre grand propriétaire, “mais à cause de la part excessive qu’il accorde au paysan, il ne saurait convenir aux grands capitaux toujours en quête de rendements.”


(Le Matin, 31 Janvier 1917. Article signé de Frédérick Morin, et qui est reproduit de la “Revue commerciale”)


HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05