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Candelon Rigaud

Promenades dans les campagnes d’Haïti

La Plaine de la Croix des Bouquets dite: «Cul de Sac»

L’Edition Française Universelle, Paris


Dans le cours de ses promenades, Candelon Rigaud ne se contente pas de faire découvrir à ses compagnons de route imaginaires tous les aspects intéressants de la plaine qu’il leur fait visiter; il leur fait aussi part de ses réflexions sur l’agriculture, l’industrie, les légendes, les religions, les superstitions et il estime que nul mieux que lui ne peut en parler; «Autant que personne, nous sommes autorisés à parler du tempérament des paysans haïtiens; de leurs tendances vers le bien ou le mal, de leur soumission, de leur résignation en présence du fait accompli. Nos dix années au service de la Hasco nous ont mis dans un contact de tous les jours avec l’habitant». (pp. 123-124)


C’est dans le cadre de ces réflexions qu’il aborde la question du partage des propriétés des colons et de ses conséquences économiques et sociales. On pourra, en passant, trouver amusante le nouveau contenu qu’il donne au concept de «médiévisme», qui est l’étude de l’histoire et de la civilisation du Moyen Age, pour désigner un type de relations sociales pour lequel d’autres auteurs, Janvier, Pierre-Charles, ont parlé de féodalisme.

Bernard Ethéart


Il y a dans l’histoire de notre pays un acte superbe qui a été analysé et jugé diversement par les écrivains.


C’est le partage de la terre.


Les colons ayant abandonné la colonie, leurs terres furent confisquées et partagées.


Les domaines coloniaux se divisaient en trois catégories:

1. les grandes propriétés appartenant à la noblesse et aux riches bourgeois,

2. les propriétés de moyenne grandeur,

3. les petites terres situées dans la montagne.


Pour arriver au partage en faveur des plus méritants, par don national, trois catégories de bénéficiaires furent établies:


1. les généraux et les grands fonctionnaires de l’ordre civil; chacun selon son rang et à raison des services rendus à la cause de l’Indépendance,

2. les officiers et civils d’un rang moins élevé,

3. les soldats qui se distinguèrent pendant la grande lutte,

4. ensuite, l’adjudication,


Les grands domaines des grands colons passèrent donc aux grands personnages, ou furent achetées par les affranchis déjà en bonne situation de fortune.


Ce sont les petits soldats qui furent envoyés dans les petites terres de la montagne. (p. 114)


Les fonds ruraux et des centaines d’autres, formaient la parure, toujours fleurie de la plaine du Cul-de-Sac.


Ces grandes terres étaient devenues après 1804, propriétés de l’Etat; on les a vues passer en d’autres mains dans toutes leurs superficies.


On a vu une seule famille présidentielle de la grande époque hériter de quinze, si ce n’est plus, de ces vastes domaines, sans le morcellement d’un seul carreau à l’avantage de quiconque. (p. 115)


De même, on a vu toutes les autres grandes terres, sans aucun morcellement, revenir aux premiers grands fonctionnaires, ou à d’autres grands bourgeois, qui les ont exploitées pendant de longues années.


Quelle conclusion tirer de cette possession en masse par quelques uns?


L’acquisition avait-elle été faite par don national, ou par des achats à la criée publique?


Nous ne contestons nullement la légitimité de la possession; mais ce qui étonne, c’est que, dans le partage, ou les ventes, aucun nom plébéien ne figure dans les titres de ces grands et beaux domaines. (p. 116)


Après le partage de la grande propriété, un point très important restait en débat. (p. 121)


Quel était le sort de la grande masse des anciens esclaves, devenus libres, mais pauvres, ne possédant aucun élément de travail? Cette masse avait assisté à la distribution des terres aux petits soldats; mais elle qui n’avait rien reçu, en serait-elle jalouse? Serait-ce là l’occasion d’une division entre les propriétaires de cette masse?


Le génie de Christophe trouva une solution équitable à cette question embarrassante. Le roi fut le premier à prendre l’initiative d’établir sur les domaines de son Gouvernement, le système de l’association rurale par le colonage partiaire ou de-moitié.


Comme de nos jours, du reste, sans aucun changement dans ce genre d’association entre paysan et propriétaire, cette innovation consistait en ceci:


Les propriétaires des domaines ruraux donnent aux de-moitié: 2, 3 à 5 carreaux de terre, selon les aptitudes de chaque homme. La terre reçue du propriétaire est cultivée par le de-moitié selon ses propres moyens. Les produits récoltés sont partagés à 50 % entre les deux associés. Si les produits doivent être manufacturés, ou subir une transformation quelconque, telle, la canne, le propriétaire mettra son moulin à la disposition du de-moitié, sans redevance. Celui-ci passera la canne à ses frais, fera cuire lui-même le sirop à l’usine du propriétaire. Le sirop obtenu sera partagé à 50 % entre les parties contractantes. Le de-moitié vendra ou non sa part à son associé selon les avantages trouvés. (p. 122)


La faute commise par le propriétaire-bourgeois était de vouloir continuer le système médiéval. Le médiévisme consiste à vivre en marge de ses affaires, en toute jouissance, comme des seigneurs du Moyen-Age, en confiant les domaines aux métayers sous la direction d’un gérant, infidèle le plus souvent. (p. 127)


Autrefois, et il y a peu d’années, un curieux phénomène d’influence se constatait dans le pays.


Il suffisait qu’un homme, d’un rang élevé, plus habile que le paysan, fit un geste, pour que inconsciemment celui-ci se levât et marchât à sa suite dans des sentiers inconnus.


Où le conduisait-on? A l’assaut du Pouvoir; au renversement des fauteuils que les plus malins redressaient en en éloignant les plus méritants.


Quand après l’orgie, le laboureur retournait vers son foyer, la maison n’existait plus, la famille était dispersée; le vieux père avait été tué, et les champs avaient été dévastés.


Si, par hasard, le triomphateur voulait bien penser à son humble collaborateur, sa faveur suprême était de lui orner les jambes d’une paire de bottes, avec le titre de Chef de Section. (pp 128-129)


HEM Vol.XIX, No. 13, du 27/04 – 03/05/05