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La première intervention

 

Quand on parle de l’intervention de l’INARA dans l’Artibonite, on ne retient que l’expérience pilote lancée le 2 novembre 1996 avec beaucoup d’éclat par le Président René Préval et menée tambour battant par Gérald Mathurin, à l’époque Ministre de l’Agriculture ; mais on ne sait pas, ou on oublie, que antérieurement, l’INARA s’était engagé dans une action bien plus discrète et, probablement, plus porteuse d’espoir.

 

Cette première intervention avait touché les deux fermes de Bertrand St Ouen, dans la localité de Bocozelle, 5ème section communale de St Marc, et de Trois Bornes, dans la commune des Desdunes, et se situait dans le cadre des activités de gestion de conflits qui faisaient alors le quotidien de l’INARA nouvellement créé. En effet, l’annonce de cette création avait soulevé beaucoup d’espoir chez les victimes des affrontements et nous étions sollicités de toutes parts.

 

Dans le cas de Bocozelle, le Directeur Général de l’INARA fut invité par le Ministre de l’Agriculture à faire partie d’une délégation devant se rendre sur le terrain, car le jour même de son installation, le 28 Juillet 1995, un affrontement avait fait de nouvelles victimes. Dans le cas de Desdunes, c’est le Directeur de l’ODVA qui invita l’INARA à participer à une rencontre qu’il organisait en vue de trouver le moyen d’éviter un nouvel affrontement entre « moun nan lakou », partisans du grandon, et « moun lòt bò kanal ».

 

Il faut savoir que ces deux fermes faisaient partie des terres dont l’Etat, en vertu de la loi dite « d’exception » du 28 juillet 1975, avait pris possession et faisait gérer par les techniciens de l’ODVA. Au départ de Jean-Claude Duvalier, le général Henri Namphy invita les « propriétaires lésés » à reprendre possession de leur biens et la Constitution de 1987, en son article 297, abrogeait la loi du 28 juillet.

 

Mais les paysans ont gardé la nostalgie de cette loi. Ils signalent en effet que la seule période durant laquelle la région ait connu la paix fut celle durant laquelle elle a vécu sous le régime de la loi d’exception. De plus, ils restent persuadés que les prises de possession décidées sous l’égide de cette loi sont bien un indicateur que les terres ainsi touchées étaient bien des terres de l’Etat, et le retour des grandons n’a fait que relancer les conflits.

 

Un des éléments qui mit le feu aux poudres est que les grandons, en reprenant possession de leur terre, et voulant punir les fermiers qui avaient travaillé sur la terre pendant le régime de la loi d’exception, les chassèrent pour les remplacer par d’autres paysans dont ils se garantissaient ainsi la fidélité.

 

L’affrontement de Bocozelle opposait ces deux catégories de fermiers. La visite de la délégation se fit le 8 août. Il fut décidé de mettre en application l’arrêté du 13 Janvier 1995. En effet, quelques mois après son retour au pouvoir et face à la recrudescence des incidents violents durant la « période du coup d’Etat », le Président Aristide prit cet arrêté qui autorisait l’ODVA à prendre provisoirement possession des terres en conflits de la vallée de l’Artibonite.

 

Concrètement, l’ODVA était censé procéder à un arpentage de la ferme Bertrand St Ouen et à lever les listes des fermiers dans chacun des deux groupes pour voir comment arriver à une liste unifiée. En attendant la terre était mise en quarantaine, autrement dit personne n’avait droit d’y travailler.

 

Ne disposant pas des moyens pour procéder à l’arpentage, l’ODVA s’adressa à la DGI, mais sans grand succès. La collecte des listes de fermiers n’eut pas plus de succès. Au bout de quelques mois, les paysans de Bocozelle, fatigués d’attendre, s’organisèrent pour reprendre leurs activités. Ils mirent donc sur pied un comité de gestion qui procéda à une distribution de parcelles.

 

Dans le cas de Desdunes, devant le refus du grandon d’envoyer des représentants aux rencontres organisées par l’ODVA, les paysans de « lòt bò kanal » interrompirent l’arrivée de l’eau d’irrigation, mettant en danger les plantations qu’avaient entamées les partisans du grandon.

 

Devant faire face à cette double situation, l’INARA a commencé par consulter les documents analysant les problèmes et proposant des solutions (voir Les solutions proposées, HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).

 

Au niveau des problèmes, il y a une sévère critique des carences de l’Etat qui se manifestent par :

1.      la vénalité de la justice (qui appuie les plus offrants); les divers fonctionnaires de l’Etat corrompus (juges et membres de l’appareil judiciaire, arpenteurs, notaires, gros fonctionnaires de l’Etat) ;

2.      la violence et la corruption de l’armée (achetée par des grands propriétaires), l’Armée d’Haïti comme corps de haute densité de corruption et d’impitoyable répression,

3.      l’absence de cadastre, qui a pour conséquence la non fixation des limites des propriétés ;

4.      l’instabilité des titres.

 

Concernant le second point, la Commission Justice et Paix demande le retrait de tout militaire haïtien de ces zones car les soldats haïtiens recyclés et mis dans ces zones, sans aucune logistique, sont littéralement entre les mains des mieux armés de la population, et réclame la présence de police internationale sur le terrain. Il faut se rappeler qu’au moment de la publication de ce rapport, les troupes étrangères qui ont ramené le Président Aristide étaient encore dans le pays.

 

Tout le monde s’accorde sur la nécessité de l’établissement d’un cadastre pour chacune des habitations, mais il semble que l’existence de l’ONACA ne soit pas connue de tous, ce qui expliquerait que l’on parle d’un comité des notaires et arpenteurs pour dresser le bornage des terres redistribuées.

 

Mais on aura remarqué que cette dernière suggestion parle des terres redistribuées ; on est donc en droit de supposer que certaines propositions vont dans le sens d’une modification au niveau du mode de tenure. De fait, le rapport de la Commission Justice et Paix parle de réforme agraire comme d’une mesure définitive. Mais, consciente de l’importance d’une telle opération, elle propose, comme mesure transitoire, mise des terres en conflit sous contrôle provisoire de l’Etat. Une idée qui est reprise par Ronald Desormes : Pour faciliter l’application de ces mesures, les terres de la vallée doivent être nationalisées pour une période de temps que détermineront les circonstances.

 

La commission de notables de Desdunes s’est penchée sur l’organisation de la production sur les fermes : élire un Conseil de planteurs avec les fermiers et former une coopérative agricole et elle prévoit que chaque fermier devra verser 250 G par année et par ha.

 

Il faut signaler enfin que le problème de la pression démographique sur la terre n’a pas échappé aux divers auteurs ; ainsi Ronald Désormes avance que vu la progression démographique vu la pression démographique il faut prévoir d’autres projets de développement, tandis que la commission de notables de Desdunes parle de la nécessité d’augmenter le nombre des exploitants, mais que la superficie d’exploitation par famille ne dépasse désormais plus de deux ha.

 

Bernard Ethéart

 

HEM, Vol. XIX, No. 42, du 16-22/11/05