La définition des droits
La semaine dernière, nous avons annoncé notre
intention d’exposer ce qui aura été entrepris, dans le cadre de l’expérience
pilote de réforme agraire dans le Bas Artibonite, au niveau des trois éléments
essentiels à la garantie de la sécurité foncière : l’identification des
personnes, l’identification des biens et la définition des droits (HEM, Vol.
XIX, No. 44, du 30/11-06/12/05).
Nous commencerons avec la définition des droits qui
est l’élément le plus crucial. En effet, on est en droit de remettre
systématiquement en question toutes les prétentions des occupants ou
« belligérants » vu le mode d’appropriation de la terre dans la zone
autorise (HEM, Vol. XIX, No. 37, du 12-18/10/05) à quoi vient s’ajouter la vénalité de la justice (qui appuie les plus
offrants) et les divers fonctionnaires de
l’Etat corrompus (juges et membres de l’appareil judiciaire, arpenteurs,
notaires, gros fonctionnaires de l’Etat) (HEM, Vol. XIX, No.42, du
16-22/11/05).
Pour toucher à cet élément, il fallait commencer par
une remise à plat, une intervention de l’Etat qui gèlerait les conflits, de
manière à permettre aux producteurs de se livrer paisiblement à leurs activités,
en attendant qu’une formule pour la cessation définitive des conflits soit
trouvée. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la proposition de Ronald
Desormes : les terres de la vallée
doivent être nationalisées pour une période de temps que détermineront les
circonstances, ou celle de la Commission Justice et Paix des Gonaïves : mise des terres en conflit sous contrôle
provisoire de l’Etat (HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Mais cette remise à plat ne pouvait être qu’une
première étape vers une solution définitive ; or, pour cette solution
définitive, il n’y avait que deux possibilités. On pouvait s’efforcer de
résoudre l’imbroglio juridique des prétentions des différentes partie en
conflit afin de remettre les terres à leurs légitimes propriétaires ; on
pouvait réaliser une réforme agraire : l’Etat prendrait possession de
toutes les terres et procéderait à une redistribution plus équitable, quitte à
dédommager les propriétaires qui seraient arrivés à faire la preuve de la
légitimité de leurs prétentions. C’est, semble-t-il, cette seconde formule qui
avait la préférence de la Commission Justice et Paix des Gonaïves (HEM, Vol.
XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Ceci dit, l’analyse des
faits nous oblige à constater que les gouvernements haïtiens répugnent à
prendre des mesures à caractère définitif. Au moins en trois occasions, on a
franchi la première étape, celle de la remise à plat, mais on n’est jamais allé
jusqu’au bout du processus.
Le première fois, ce fut
avec la loi dite « d’exception » du 28 juillet 1975 dont nous avons
déjà parlé (HEM, Vol. XIX, No. 42, du 16-22/11/05). Cette loi autorisait
l’Administration Générale des Contributions à prendre possession provisoirement
de toute étendue de terre en conflit et réputée être ou avoir été terre de l’Etat
dans la Vallée de l’Artibonite, et d’en confier la gestion à l’Organisme de
Développement de la Vallée de l’Artibonite, ODVA.
On s’accorde à constater
que, jusqu’à l’arrivée de l’INARA, la seule période de paix qu’ait connu
l’Artibonite fut celle durant laquelle il vivait sous le régime de la loi du 28
juillet, mais on sait quel sort elle a eu. En 1986, Henry Namphy, estimant que
les prises de possession avait eu un caractère politique, invita les
« propriétaires lésés » à reprendre leurs terres. Le coup de grâce
vint en 1987 avec la Constitution qui, en son article 297, abrogeait « toutes les lois, tous les décrets-lois, tous
les décrets restreignant arbitrairement les droits et libertés fondamentaux des
citoyens notamment … la loi du 28 juillet 1975 soumettant les terres de la
vallée de l’Artibonite à un statut d’exception… »
En 1995, le gouvernement se
vit dans l’obligation de prendre des mesures. En effet, avec le retour des
grandons, les conflits avaient repris, et René Préval, alors que, premier
ministre, il essayait d’apporter la paix, s’est trouvé, au moins en une
occasion, dans une situation assez délicate. De plus, les troubles qui ont
caractérisé la période dite « du coup d’Etat » n’a pas amélioré les
choses et les conflits étaient devenus d’une rare violence. Le 13 janvier 1995,
le Président Aristide publia un arrêté qui reprenait les termes de la loi
d’exception, mais, cette fois-ci, c’est l’ODVA qui était directement autorisé à
prendre possession provisoirement des terres en conflits et réputées être ou
avoir été terres de l’Etat dans la Vallée de l’Artibonite. On a vu que la seule
tentative de mise en application de cet arrêté fut à l’occasion d’une reprise
de conflit à Bocozelle, mais que l’ODVA n’avait pas les moyens de prendre
véritablement les responsabilités qu’elle impliquait.
Quand donc l’INARA a
entrepris sa première intervention
(HEM, Vol. XIX, No. 42, du 16-22/11/05), le seul texte dur lequel il
pouvait appuyer son action était l’article 4, alinéa h, du décret du 29 avril
1995 portant création de l’INARA, qui stipulait que l’INARA a pour attribution de contrôler et vérifier la validité des
titres de propriété ; dans les cas litigieux, aménager un terrain
d’entente entre les parties et si ce n’est pas possible, prendre une décision.
Mais ce texte était très contesté, en particulier parce que le décret avait été
pris en un moment de vacance parlementaire et n’avait jamais été ratifié par le
parlement nouvellement élu.
En attendant soit la
ratification du décret du 29 avril 1995, soit, encore mieux, le vote d’une loi
cadre de réforme agraire, le Directeur Général insista auprès du Ministre de
l’Agriculture pour qu’il convainque le Président de reprendre l’arrêté du 13
janvier 1995, mais en donnant cette fois à l’INARA l’autorisation de prendre
possession provisoirement … etc. Ce fut l’arrêté du 23 octobre 1996, dont la
grande innovation par rapport à la loi du 28 juillet 1975 et l’arrêté du 13
janvier 1995 est que le champ de compétence de l’INARA était élargi par rapport
à celui de l’ODVA ou de la DGI ; l’autorisation ne valait pas seulement
pour les terres de la Vallée de l’Artibonite mais s’étendait à l’ensemble du
pays.
Pourtant cet arrêté était à
la fois trop tardif et inapproprié. Trop tardif, parce que pendant près d’un an
l’INARA n’a pu appuyer ses interventions que sur l’article 4, alinéa h, du
décret du 29 avril 1995 mentionné plus haut ; inapproprié, parce que,
entre temps, il n’était plus seulement question de gestion de conflits, mais de
réforme agraire. En effet, dix jours après la publication de l’arrêté, soit le
2 novembre 1996, le Ministre de l’Agriculture, Gérald Mathurin, lors d’une
grande cérémonie présidée par le Président de la République, lançait
officiellement le projet de réforme agraire dans le Bas Artibonite.
Certes, cet arrêté était
présenté, encore une fois, comme une mesure provisoire, en attendant le vote
d’une loi-cadre de réforme agraire. Mais cette loi-cadre n’a jamais vu le
jour ; pourtant ce n’est pas faute pour les cadres de l’INARA d’y avoir travaillé.
Les premiers travaux ont été lancés par le Premier Ministre Rosny Smarth. Il
avait formé, au sein de son cabinet, une petite commission chargée de définir
les grandes lignes de cette loi-cadre. Par la suite, nous avons bénéficié de
l’assistance technique d’un éminent juriste français, Me Daniel Giltard, mis à
notre disposition par la Mission Française de coopération. Me Giltard effectué
trois visites en Haïti, en mars 1997, en avril 1998 et en février-mars 1999, et
à l’issue de ce troisième séjour, il nous proposait un jeu de textes
législatifs :
·
projet de loi-cadre de réforme en matière agraire et foncière,
·
projets de lois d’application :
o
loi relative à l’expropriation en vue de la constitution du secteur
réformé,
o
loi relative au droit de préemption de l’INARA,
·
projet de décret
du Président de la République relatif à la mise en œuvre de le réforme agraire.
Au niveau du Conseil de Direction de l’INARA, nous
avons encore un peu travaillé sur le texte, tenant compte de certaines réalités
que nous avions rencontrées sur le terrain, et nous l’avons acheminé à notre
Ministère de tutelle. Par la suite, à chaque changement de cabinet et à la
demande du Ministère, nous l’avons acheminé à qui de droit, mais personne n’a
jamais pris la peine d’entamer le processus devant aboutir à son adoption par
le Parlement.
Bernard Ethéart
HEM,
Vol. XIX, No. 45, du 07-13/12/05