- Details
- Category: – Le foncier (17)
Ce document a été publié en quatre parties
dans Haïti en Marche Vol. XIX, No. 7 à 10
en mars et avril 2005
Au cours des dernières semaines, l’INARA a été contacté par des agences de coopération internationale qui cherchaient des informations sur le mode de tenure en milieu rural. Si les Haïtiens ont une certaine compréhension de cet imbroglio, pour les étrangers il est indispensable de présenter une analyse systématique des différents modes d’appropriation de la terre pour appréhender la réalité.
C’est cette analyse que nous voulons tenter de faire, en suivant une méthode historique qui s’efforcera d’identifier, pour chacune des grandes périodes, les différents facteurs qui vont conduire à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Cette analyse nous amènera à mettre à jour un certain nombre de contradictions:
· contradiction entre les aspirations des différentes catégories sociales en présence,
· contradiction entre les aspirations de certaines catégories sociales et la politique agraire des dirigeants,
· contradiction entre la politique agraire et la disponibilité des autres facteurs de production: la main-d’œuvre, les capitaux, la technologie, le marché.
I. Période Coloniale
Pour cette période, on peut identifier trois modes de tenure:
- les plantations,
- l’arpent vivrier,
- les terres occupées par les marrons.
A. Les plantations
Ce sont de grandes exploitations de plusieurs dizaines de carreaux, dont on peut citer les deux types dominants:
o les plantations sucrières, dans les plaines,
o plantations caféières, dans les mornes;
elles sont fortement capitalisées, utilisent une main d’œuvre servile et produisent pour le marché de la métropole.
Ces plantations étaient propriétés de colons, parfois absentéistes, qui en avaient probablement reçu concession de l’administration royale; mais avec le temps, on verra apparaître un autre type de propriétaires: les «affranchis».
Propriétaires du quart des esclaves et du tiers des propriétés, les affranchis possédaient des habitations et avaient des biens dans les villes et les bourgs. [1]
B. L’arpent vivrier
Comme son nom l’indique, c’était une parcelle de terre de la plantation, que le colon mettait à la disposition de l’esclave pour qu’il y cultive de quoi se nourrir; mais l’esclave produisait aussi pour le «marché aux nègres».
Quelques colons, par contre, résolvaient le problème de l’alimentation de l’esclave en lui confiant un lopin de terre … où, à ses rares heures de répit … il avait le loisir de planter à sa convenance des vivres ou d’engraisser quelque volaille.[2]
Une Ordonnance de 1785 rendra obligatoire les jardins à nègres: Il sera distribué à chaque nègre ou négresse, une petite portion de terre de l’habitation; pour être par eux cultivée à leur profit; ainsi que bon leur semblera. [3]
C. Les terres occupées par les marrons
Celles-ci échappaient au contrôle de l’administration royale; elles sont le lieu d’une organisation sociale qui vise à assurer l’existence de cette catégorie sociale en dehors de la société coloniale.
D’autres groupe enfin rejoignaient les bandes organisées et partageaient – lorsqu’ils étaient acceptés – la vie des marrons établis dans les hautes montagnes, les vastes étendues de bois debout où l’on défrichait, à la mesure des besoins et des bras, des places à vivres autour desquelles s’organisait une communauté de nègres libres dépendant d’un chef et astreints à des règles déterminées. [4]
En 1717 et 1785, une communauté marronne fait parler d’elle avec Santiague à sa tête. [5]
II. Période Révolutionnaire
C’est durant cette période que vont commencer à se manifester les contradictions mentionnées au début de ce papier et qui vont se perpétuer, avec des connotations diverses selon le moment, jusque de nos jours.
A. Aspirations et comportement des différentes catégories sociales
1. Les colons
Dès le début de la révolte des esclaves, les colons ont commencé à fuir la colonie où leur vie était en danger. Il faut se rappeler qu’à la même époque, en métropole, une bonne partie de l’aristocratie avait émigré pour rallier le camp des royalistes et que ses biens avaient été mis sous séquestre par les gouvernements révolutionnaires.
Beaucoup de colons avaient émigré, laissant un bon nombre de plantations. Ainsi, des 40.000 blancs résidant dans la colonie, en restaient seulement dix-mille en 1800. [6]
L’exode des colons vers la France, vers la partie espagnole de l’île ou vers les îles voisines, spécialement à Cuba, avait laissé à l’abandon beaucoup de plantations. [7]
L’émigration des colons se fit aussi vers les Etats Unis; on connaît l’essor qu’a connu l’industrie sucrière en Louisiane grâce à l’arrivée de colons fuyant Saint Domingue qui amenèrent avec eux leurs capitaux, leur technologie et leurs «esclaves à talents».
2. La nouvelle classe dominante
Elle est formée:
· des affranchis ou anciens libres, qui sont soit descendants de colons soit des esclaves libérés par leur maître ou ayant acheté leur liberté, quelque fois eux-mêmes propriétaires de plantations comme on l’a signalé plus haut;
· de nouveaux libres, esclaves libérés par l’abolition de l’esclavage, qui ont pris la tête des révoltés.
Il faut noter la formation d’une nouvelle aristocratie terrienne composée des grands généraux amis de Toussaint ayant reçu en récompense de nombreux hectares de terres. [8]
Le mode de vie des colons, et en particulier des colons absentéistes, était un modèle pour les membres de la nouvelle classe dominante et l’est resté encore aujourd’hui. Cette propension à accaparer autant de terre que possible n’a donc pas seulement une motivation économique, elle est aussi inspirée par le désir de reproduire le mode de vie des colons.
C’est ce qui explique la ruée sur les terres que l’on peut observer tout au long de notre histoire, des terres que bien souvent ils n’exploitent même pas, ou, quand ils le font, c’est plus souvent comme «propriétaire absentéiste», qui donne des parcelles en ferme ou en métayage à de petits paysans, que comme entrepreneur.
3. Le nouveau prolétariat rural
Il comprend:
· la masse des esclaves libérés par l’abolition,
Pour eux, l’abolition signifiait qu’ils n’auraient plus à travailler sur une plantation sous les ordres de quelqu’un d’autre. Dans toutes les sociétés esclavagistes d’Amérique, en devenant travailleur agricole, et pour bien marquer la rupture avec son ancienne condition, l’ex-esclave se refusa de travailler dans les plantations. [9]
L’arpent vivrier est probablement à l’origine de l’aspiration de l’ancien esclave à posséder son «jardin» qu’il cultive en fonction de ses propres besoins.
· les anciens marrons
C’est dans l’organisation sociale des marrons qu’il faut trouver l’origine du «lakou» qui a caractérisé le monde paysan durant tout le XIXe siècle.
B. La politique agraire
La politique des Commissaires Civils puis du Gouverneur Général Toussaint Louverture avait pour objectif le maintien du système de plantation qui avait fait la richesse de la colonie.
Les diverses tentatives des commissaires français, à partir de 1793, et celles de Toussaint, à partir de 1801, en vue d’introduire un nouveau système de production et les conséquences de cette politique agraire ont caractérisé la période révolutionnaire dans cette région. Au fond, les mesures ou lois de 1793 et de 1801 étaient une tentative visant à satisfaire l’autorité politique, les besoins et les intérêts antagoniques des planteurs, d’une part, et des masses libérées, d’autre part. Selon le «système portionnaire», le producteur, c’est-à-dire l’ancien esclave, avait droit à une partie de la production (le quart), et était obligé de rester sur la plantation. [10]
Dans le but de maintenir la valeur des terres abandonnées et mises sous séquestre, Sonthonax prit des mesures pour préserver les plantations et envisagea l’organisation d’une administration centrale qui contrôlerait l’accaparement des terres. Cependant, sous la pression des affranchis, qui se sentaient menacés par cette mesure, on dût adopter le système de bail à des particuliers. [11]
Parmi les mesures visant à assurer le maintien de l’intégrité des plantations on peut citer:
· L’interdiction de transactions pour des superficies inférieures à 50 carreaux,
· L’interdiction de se mettre à plusieurs pour entrer en possession d’une plantation.
Conformément à la formule Sonthonax, Toussaint Louverture interdit par le décret du 7 mai 1801 de passer devant notaire des actes de vente de propriété de moins de 50 carreaux. [12]
Mais, comme le fait remarquer Suzy Castor, il ne suffit pas de la terre pour faire marcher une plantation. L’organisation de la production manufacturière à Saint-Domingue, exigeait de grands investissements, une nombreuse main-d’œuvre, un développement technologique et l’accès à un vaste marché. [13] Or le départ des colons avait fait perdre une bonne partie des autres facteurs. Par ailleurs, les blancs esclavagistes, fuyant la tempête révolutionnaire, emportèrent leurs connaissances et expériences administratives et technologiques… Durant la première étape de la révolution, ils purent démonter les ateliers, emporter leurs biens et même leurs esclaves. Il fallut affronter un «manque de cadres économiques». [14] De plus, à partir de la rébellion des esclaves et la proclamation de la liberté générale, l’existence des plantations dépendait du maintien des anciens esclaves dans les habitations où ils prêtaient leur service. [15]
Pour assurer que les plantations trouveront la main d’œuvre nécessaire on aura recours au «système portionnaire»: Est établi le système portionnaire qui signifie qu’après la déduction des impôts sur la totalité de la production, on divise le reste en trois portions égales, les deux tiers reviennent au propriétaire et le tiers restant est partagé entre les cultivateurs. [16] Plus tard on aura le «caporalisme agraire» de Toussaint.
III. Période Nationale
D’une manière générale, on s’accorde pour dire que la tenure foncière est caractérisée par la coexistence de deux grandes catégories: les terres de l’Etat et les terres appartenant à des privés, lesquelles peuvent être divisées en terres de «grandons» et terres en appropriation paysanne.
Pour Gérard Pierre Charles [17], la structure agraire, du point de vue de la distribution de la terre, peut être caractérisée comme un mélange hybride de quatre formes de propriété précisément limitative d’un développement économique équilibré:
1- Le latifundisme d’Etat provenant des origines de la nation;
2- Le latifundisme privé, étroitement lié à un cadre politique de favoritisme;
3- Le minifundisme né de contradictions à la fois économiques, démographiques et juridiques en vigueur depuis un siècle et demi;
4- L’économie de plantation introduite par le capital étranger, spécialement dans des buts de lucre et en fonction du commerce international.
A. Constitution du Domaine Privé de l’Etat
La Constitution du Domaine Privé de l’Etat est l’œuvre du premier chef du nouvel Etat, Jean-Jacques Dessalines.
… la loi du 2 Janvier 1804, les constitutions de 1805 et de 1806 avaient versé dans le patrimoine national tous les domaines qui, avant la proclamation de l’Indépendance, appartenaient de fait à la France. [18]
L’Arrêté du 2 Janvier 1804 annule tous les actes annule tous les actes de vente, de donations et de baux-à-ferme en faveur des personnes aptes à résider dans l’île. [19] L’Arrêté du 20 Février 1804 résilie les baux à ferme. [20]
Aujourd’hui, on dit encore que l’Etat est le plus grand propriétaire foncier, même s’il n’a aucune donnée précise sur l’étendue et la localisation de son domaine.
B. Constitution des grands domaines
1. Leur origine
On peut considérer que la constitution des grands domaines a, au départ, cinq sources.
-
Les plantations abandonnées par les colons et qui faisaient objet de la convoitise de la nouvelle classe dominante.
Le 2 Janvier 1804, Dessalines prend un décret déclarant: biens de l’Etat, toutes les propriétés ayant appartenu à des blancs français. Etaient considérées comme nulles toutes les transactions foncières entre Haïtiens et Français qui datent de la période 1802-1804. En effet, ces derniers, caressant le projet de revenir et de reprendre les propriétés, avaient signé pas mal de faux papiers avec certains Haïtiens.
Face à cette situation, Dessalines décide la vérification des titres de propriétés et prend un décret en date du 24 Juillet 1805 autorisant les fonctionnaires du domaine national à commencer les opérations de vérification. L’Empereur distribua un certain nombre d’habitations aux hauts dignitaires du régime, et afferma les autres aux plus offrants enchérisseurs. [21]
-
Les plantations qui, déjà durant la période coloniale, étaient propriété des affranchis
-
Les plantations de la nouvelle aristocratie terrienne ayant émergé durant la période révolutionnaire
-
Les «dons nationaux» accordés à des généraux par les premiers chefs de l’Etat: Dessalines, Christophe, Pétion, Boyer, ce qui représente une poursuite du cas précédent.
Il est intéressant de signaler que la politique de Christophe, avec la création de sa noblesse, répondait bien aux aspirations aristocratiques de la classe dominante; il faut cependant ajouter qu’avec ses règlements il assurait que ces «nobles» feraient effectivement fructifier le don reçu.
-
Les baux à ferme sur des terres de l’Etat accordés le plus souvent à des personnes proches du pouvoir.
2. les mesures conservatoires
Dans une tentative de poursuivre la politique des différentes administrations de la période révolutionnaire, les premiers gouvernements ont pris des mesures visant à préserver l’intégrité des plantations et à leur assurer la main-d’œuvre nécessaire.
Le code rural Dessalinien est celui de Louverture revu, corrigé et augmenté. Il maintient le système des ateliers et la militarisation de l’agriculture. Le caporalisme agraire, formule substituée à l’esclavage, permettra d’obtenir de l’ouvrier agricole le maximum de rendement. [22]
Le dernier a avoir pris des mesures légales allant dans ce sens est Jean-Pierre Boyer. … il élaborait la loi du 20 Mars 1825 interdisant le morcellement des propriétés rurales… Le quota fixé pour une propriété est de 50 carreaux, il n’était pas permis aux gens de faibles conditions économiques de se mettre en commun pour acheter le minimum exigé. [23] Le Caporalisme Agraire est institutionnalisé par la promulgation du fameux Code Rural de 1826. [24] La loi du 1er Mai 1826 abroge tous les actes antérieurs sauf l’arrêté du 30 Décembre 1809, ayant accordé des dons nationaux à titre civil ou militaire. [25] Cette dernière mesure visait probablement à éliminer les distributions de petites parcelles faites par Pétion.
3. généralisation de l’absentéisme
En dépit de toutes ces mesures, l’économie de plantation ne put pas être reconstituée et les grands propriétaires devinrent des «grandons absentéistes».
Les particuliers, rangés dans la catégorie des grands propriétaires demeurent le plus souvent des absentéistes, des non-Agriculteurs qui sont peu enclins à financer des améliorations foncières. Solidaires du pouvoir, ils manifestent le même comportement que l’Etat vis-à-vis de la terre. Ils tiennent de vastes étendues qui représentent pour eux des attributs de puissance ou de prestige. Ils laissent la fructification du fonds à la merci des gérants, des fermiers, des métayers moyennant le paiement de la rente. Cette pratique utilisée par les grands propriétaires est assortie d’une série de variantes et se caractérise par l’insécurité qui paralyse l’exploitant en absence de la motivation qui transformerait en agent économique, générateur de progrès. Propriétaires, fermiers, métayers sont impliqués au gré des rapports de production dans la reproduction d’un modèle d’entreprise non économique. [26]
Un peu plus haut, le même auteur avait déjà abordé le problème des rapports de production entre les propriétaires, d’une part, et leurs fermiers et métayers d’autre part … cette question fondamentale à savoir la dépendance quasi personnelle qui unit le paysan aux propriétaires terriens. [27]
C’est ce qui a permis à Gérard Pierre-Charles de parler de «société féodale». Gérard Pierre-Charles, dans son livre L’économie Haïtienne et sa Voie de Développement (1965), présente la mutation opérée à cette époque comme le passage de la société esclavagiste à la société féodale, caractérisée par l’existence de grandes propriétés exploitées par des serfs attachés à la glèbe, les célèbres «deux moitiés».[28]
Il faut signaler cependant que Pierre-Charles n’est pas le premier à avoir parlé de régime féodal pour caractériser cette période; c’est lui qui cite [29] ce passage de Louis Joseph Janvier: «En Haïti, de 1821 à nos jours, le paysan avait été le sacrifié. Surtout dans les plaines, sur les anciennes habitations sucrières, cotonnières et indigotières, le paysan eut à subir les conséquences d’un véritable régime féodal. La terre avait été un instrument de domination entre les mains des grands propriétaires, militaires ou fils de militaires, comme il en fut en Europe au Moyen Age» [30].
4. retour des grandes exploitations
· reprise de l’industrie sucrière
Durant le dernier quart du XIXème siècle, on va assister à un retour des grandes exploitations. Il est du à une reprise de l’industrie sucrière.
Toutefois, un leitmotiv central semble se dégager de la politique agraire de la fin du XIXe siècle; c’est ce qu’on pourrait appeler le «mythe industriel». Pour ressaisir l’xploitation de ces grands domaines et en tirer encore largement profit, l’aristocratie, tout imbue de la révolution économique européenne, essaie d’implanter des «usines centrales» dans le pays. Ce qui explique l’intérêt particulier que revêt «la question des sucres», la revalorisation de la spéculation sucrière par le capitalisme industriel. [31]
C’est ainsi que les usins sucrières de O’Gorman, propriété du Général Brennor Prophète, celle de Château-Blond, propriété de Tancrède Auguste, les usines de Jean Gille et de Bayeux s’installent dans l’Ouest et le Nord du pays. [32]
· arrivée du capital étranger
La pénétration du capital étranger associée à la création de grandes exploitations a commencé avec le 20e siècle. Mais c’est avec l’occupation nord-américaine que le mouvement va prendre de l’ampleur. Des dispositions légales vont faciliter l’arrivée des capitaux nord-américains: on a tout d’abord, la constitution «imposée» par l’occupant au début de la présidence de Dartiguenave: Le droit de propriété immobilière est accordé désormais aux étrangers [33] puis la loi du 22 Décembre 1925 sur les baux à long terme [34] et enfin la loi du 28 Juillet 1929 qui autorise la vente de terres agricoles à des compagnies nord-américaines [35]
Après l’occupation, et à la faveur de l’engagement d’Haïti aux côtés des alliés, on a eu le contrat passé entre le Gouvernement Haïtien et la Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole (SHADA).
C. Constitution de la propriété paysanne
Comme les grands domaines attribués au «grandons», la petite propriété paysanne s’est constituée à partir des terres de l’Etat, soit par des dons ou des concessions, soit par des acquisitions, mais très souvent, par occupation pure et simple.
On a pris l’habitude d’opposer la politique agraire de Christophe, création de grands domaines attribués à des généraux anoblis, et celle de Pétion, qui a distribué des parcelles plus modestes aux sous-officiers et soldats. Il semble du reste que Boyer, avec sa loi du 1er Mai 1826, ait voulu annuler ces distributions [36]. Avec la disparition de Pétion, son successeur vint restaurer dans tout le pays les conceptions et pratiques d’une classe féodale déjà fortifiée, par l’accaparement antérieur de la terre et du pouvoir politique. [37]
Mais les tenants du pouvoir ont bien fini par se rendre compte qu’il ne pouvaient s’opposer au désir des anciens esclaves d’acquérir des terres, ils se sont donc évertués à limiter les dégâts en prenant des mesures pour limiter le morcellement à l’extrême.
Le premier sera Alexandre Pétion: … il faisait voter la loi du 30 Avril 1807 stipulant que nul citoyen ne pourrait acquérir que d’au moins 5 carreaux. [38]
Un demi siècle plus tard, on aura les mesures de Fabre Nicolas Geffrard: … il faisait élaborer un nouveau code rural et une nouvelle loi, celle du 4 Août 1862, venait arrêter le morcellement. En effet l’article 2 stipulait que les biens du domaine national seront vendus par portions de cinq carreaux. [39]
Quelques années plus tard Nissage Saget abaissait la superficie minimum: … par la loi du 12 Juillet 1870, il faisait donation de 3 carreaux de terres à chacun des militaires cantonnés dans les campagnes du Sud. [40]
Le président Salomon liait les concessions à la culture de denrées d’exportation: …le 26 Février 1883, il faisait voter une loi portant concession conditionnelle des terrains du domaine national… «Tout citoyen qui s’engagera à cultiver les denrées suivantes: café, canne à sucre, coton, cacao, tabac, indigo et tout autre produit d’exportation, aura droit à une mise en possession de trois à cinq carreaux de terre du domaine public… [41]
Il faudra attendre le départ de l’occupant pour voir un gouvernement, en l’occurrence celui de Sténio Vincent, pendre des mesures en faveur de la petite propriété paysanne. La loi du 3 Septembre 1932 ou du 12 Septembre 1934 (?) sur le «bien rural de famille» accordait en toute propriété une superficie qui ne pouvait dépasser 5 hectares et devait être planté dans la proportion de 50 % en denrées d’exportation. [42]
La loi du 9 Mars 1938 sur les colonies agricoles [43] présente un cas particulier. En 1938, le gouvernement haïtien organisa une expérience de colonisation intérieure avec les ouvriers agricoles, qui avaient échappé aux tueries organisées par Trujillo sur la zone frontière … cinq grandes colonies, d’une superficie totale de 4.408 hectares, furent organisées … 6 mille personnes (1.425 familles) furent engagées pour la culture de ces terres… chaque famille reçut une propriété de 2,50 à 3 ha … chaque parcelle devait produite à la fois des vivres alimentaires et des articles d’exportation. [44]
IV. La Situation actuelle
Quand on parle de la situation actuelle il faut distinguer l’aspect foncier et les rapports de production.
· L’aspect foncier
Le foncier reste caractérisé par une situation des plus confuses, résultant de la perpétuelle compétition pour la possession de la terre, et qui se traduit dans l’insécurité aussi bien du propriétaire que de l’exploitant.
D’une façon générale, on peut dire que la question agraire, dans le système actuel, se résume par l’insécurité de la tenure foncière, surtout dans le milieu rural. [45]
Cette insécurité touche toutes les catégories. Le grandon voit sa possession contestée par des paysans, qui affirment qu’il s’agit de terre de l’Etat, ou par des compétiteurs qui présentent d’autres titres de propriété. Le moyen ou petit propriétaire n’a souvent pas de titre de propriété ou occupe des terres qui sont dans l’indivision. Les fermiers de l’Etat ne le plus souvent pas en règle avec la DGI. Les «sous-fermiers» de l’Etat, enfin, sont à la merci du «fermier en titre».
· Les rapports de production
La situation n’a pas beaucoup évolué depuis l’apparition de la catégir des grandons absentéistes. Le système des «de moitié», avec différentes variantes, est toujours en vigueur, autrement dit, les rapports de production sur les grands domaines sont toujours de type quasi-féodal.
· le cas de l’Artibonite
La situation dans la plaine de l’Artibonite est un bel exemple de ce qui se passe dans l’ensemble du pays, avec l’avantage pour le chercheur d’offrir un champs d’observation bien défini dans le temps et dans l’espace.
Du jour où le Président Dumarsais Estimé a pris la décision de construire un système d’irrigation qui arroserait la vaste plaine de l’Artibonite, cette région n’a cessé d’exciter la convoitise d’individus de tous acabits, désireux de profiter de l’aubaine offerte par la décision présidentielle, en accaparant les terres dont la valeur agricole serait plus que décuplée par l’irrigation. Tous les moyens leur étaient bons pour arriver à leurs fins: acquisitions entachées de délit d’initié, fabrication de faux titres de propriété, et si nécessaire, utilisation de la force.
C’est ainsi que, en dépit du fait que le Président Estimé ait ordonné que soit fait le relevé cadastral de la région, elle est restée, pendant un demi-siècle, le théatre de conflits fonciers, souvent d’une extrême violence, accompagnés de manœuvres de corruption en vue d’obtenir des décisions en leur faveur de la part de l’appareil judiciaire, ou de se faire prêter main forte par les Forces Armées d’Haïti.
La seule période relativement calme fut celle durant laquelle l’Artibonite vivait sous le régime de la loi dite «d’exception» du 28 Juillet 1975 qui autorisait l’Administration Générale des Contribution à «prendre possession au nom de l’Etat Haïtien, et sans l’accomplissement préalable d’aucune formalité, de toute étendue de terre de la Vallée de l’Artibonite, réputée être ou avoir été, à l’origine, propriété de l’Etat irrégulièrement sortie de son patrimoine» [46].
En 1986, le gouvernement du général Namphy abolissait cette loi et invitait les «grandons» à revenir récupérer «leurs» terres, et les conflits reprirent avec d’autant plus de violence que nous étions dans une période d’instabilité politique, or on sait que chaque changement politique provoque des changements au niveau de la possession des terres, les protagonistes faisant également jouer leurs relations politiques.
En Janvier 1995, devant la recrudescenc des conflits, le Président de la République prit un arrêté s’inspirant de la loi du 28 Juillet 1975, mais cette fois-ci c’est l’ODVA qui était autorisé «à prendre, provisoirement, possession, et sans l’accomplissement préalable d’aucune formalité, de toute étendue de terre litigieuse située dans la Vallée et la Plaine de l’Artibonite» [47].
Une semaine plus tôt, le Premier Ministre avait pris un arrêté créant «une Commission Gouvernementale de cinq membres dont le mandat est de se pencher, d’une façon particulière , sur la situation explosive qui prévaut dans certaines zones de la Plaine et de la Vallée de l’Artibonite, et de faire, le cas échéant, à l’Exécutif des recommandations en vue de l’adoption de promptes mesures pouvant ramener la paix et la sécurité dans cette région» [48].
Cette commission, à notre connaissance, n’a jamais fonctionné; quant à l’arrêté présidentiel, il n’a connu qu’une seule tentative de mise en application, à l’occasion d’une recrudescence d’affrontements sur la ferme de Bertrand St Ouen, dans la localité de Bocozelle, la 5ème section communale de St Marc, mais l’ODVA n’a jamais été en mesure de mettre en œuvre les décisions prises alors et la ferme est restée plusieurs mois sous le coup d’une «quarantaine».
Entre temps, l’INARA était créé par arrêté du Président de la République [49] et son Directeur Général nommé [50]. Dès lors les appels à venir mettre fin aux conflits dans l’Artibonite se sont succédés. C’est ainsi que le DG de l’INARA intervint dans le cas du conflit de Trois Bornes, dans la Commune de Desdunes, pour arriver à une solution négociée entre les représentants du grandon et les fermiers; il donna également son feu vert aux paysans de Bocozelle qui désiraient reprendre le travail sur la ferme de Bertrand St Ouen.
Cependant, en absence d’une loi sur la réforme agraire, l’INARA ne disposait pas des instruments légaux lui donnant autorité pour intervenir. Finalement, après de longues discussions avec le Ministre de l’Agriculture d’alors, le DG obtint un arrêté présidentiel, inspiré de celui du 13 Janvier 1995, mais autorisant l’INARA «à prendre possession provisoirement et sans l’accomplissement préalable d’aucune formalité, de toute étendue de terre litigieuse située sur le territoire de la République et réputée être ou avoir été à l’origine bien vacant et/ou propriété de l’Etat» [51].
Bien sûr, il ne s’agissait là que d’une solution provisoire, en attendant le vote d’une loi sur la réforme agraire; mais le pouvoir lavalas, selon sa mauvaise habitude de ne pas mener ses actions jusqu’à leur terme, n’a jamais pris la peine de présenter au Parlement le projet de loi cadre, préparé par l’INARA, avec le concours de juristes mis à notre disposition par la Mission Française de Coopération, et transmis, à plusieurs occasions, au Ministre de l’Agriculture et au Premier Ministre.
Bernard Ethéart
[1] Nicolas Jean-Baptiste: Le problème agraire et la Situation Socio-Juridique du paysan à travers l’Histoire d’Haïti 1697-1992, Port-au-Prince, les Editions THELUSCO SI, Avril 2000, p. 32
[2] Jean Fouchard: les marrons de la liberté, Editions de l’Ecole, Paris 1972, p. 63
[3] id., p. 64
[4] id., p 424
[5] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 34
[6] id., op. cit., p. 35
[7] Suzy Castor: Les origines de la structure agraire en Haïti, CRESFED, Port-au-Prince, 1987, p. 11
[8] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 42
[9] Suzy Castro, op. cit., p. 25
[10] Giovanni Caprio: Introduction à l’histoire économique d’Haïti, in: Haïti et l’Après-Duvalier, Cary Hector/Hérard Jadotte éd., Port-au-Prince, 1991
[11] Suzy Castor, op. cit., p. 13
[12] Suzy Castor, op. cit., p. 17; voir aussi Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 41
[13] Suzy Castor, op. cit., p. 21
[14] id., pp. 23-24
[15] id., p. 11
[16] id., p. 15
[17] Gérard Pierre Charles: L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Editions Henri Deschamps, Mai 1993, p. 67
[18] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 91
[19] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 37
[20] ibid.
[21] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 55
[22] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 56
[23] id., p. 60
[24] ibid.
[25] id., p. 61
[26] id., p. 94
[27] id., p. 51
[28] Suzy Castor, op. cit., pp. 34-35
[29] Gérard Pierre-Charles, op. cit., pp. 44-45
[30] Louis Joseph Janvier, Les affaires d’Haïti 1883-84, Flammarion, Paris
[31] Paul Moral, Le Paysan Haïtien, Les Editions Fardin (reproduction) Port-au-Prince, 1978, p. 52
[32] Jean-Jacques Doubout, Féodalisme ou Capitalisme: Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti depuis l’indépendance, Montréal, 1973, p. 16-17, cité par Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, La Salle, P.Q., Canada, 1978, p. 32
[33] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 99
[34] id., p. 101 et 102-105
[35] Gérard Pierre-Charles, op. cit., p. 146
[36] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 61
[37] Gérard Pierre-Charles, op. cit., p. 33
[38] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 59
[39] id., pp. 62-63
[40] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 64
[41] id., p. 64
[42] Franck Blaise, op. cit., p. 108 et 110-112
[43] Franck Blaise, op. cit., p. 108
[44] Gérard Pierre-Charles, op. cit. p. 90
[45] Nicolas Jean-Baptiste, op. cit., p. 97
[46] Le Moniteur, 130ème année, No. 62 du Jeudi 21 Août 1975
[47] Arrêté du 13 Janvier 1995, publié au Moniteur, 150ème année, No.22 du Jeudi 16 Mars 1995
[48] Arrêté du 7 Janvier 1995, publié au Moniteur, 150ème année, No.22 du Jeudi 16 Mars 1995
[49] Arrêté du 29 Avril 1995, publié au Moniteur, 150ème année, No. 35 du Jeudi 4 Mai 1995
[50] Arrêté du 18 Juillet 1995, publié au Moniteur, 150ème année, No. 58-A du 27 Juillet 1995
[51] Arrêté du 23 Octobre 1996, publié au Moniteur, 151ème année, No. 79 du Jeudi 24 Octobre 1996
- Details
- Category: – Le foncier (17)
Evolution de la structure foncière
Articles publiés dans Haïti en Marche
de février à octobre 2005
Pages retrouvées
Louis-Joseph Janvier
Les Affaires d’Haïti (1883-1884)
Deuxième édition
Les Editions Panorama, Port-au-Prince
Dans son étude sur Les origines de la structure agraire en Haïti [1], et à propos du passage de la période coloniale à la période nationale, Suzy Castor signale que Gérard Pierre-Charles, dans son livre L’économie Haïtienne et sa Voie de Développement [2], présente la mutation opérée à cette époque comme le passage de la société esclavagiste à la société féodale, caractérisée par l’existence de grandes propriétés exploitées par des serfs attachés à la glèbe, les célèbres «deux moitiés».
En consultant l’ouvrage de Gérard Pierre Charles, nous avons pu constater que lui-même faisait référence à un passage de l’œuvre de Louis Joseph Janvier: Les Affaires d’Haïti. Nous avons donc consulté cet ouvrage où sont réunis des articles publiés en France et en Haïti «pour renseigner toutes les fractions de l’opinion, pour défendre la renommée politique des administrateurs de ma patrie…»
C’est donc une œuvre de polémique, dans laquelle Janvier répond aux attaques du Parti Libéral contre le gouvernement de Salomon; mais il contient des passages sur la situation de la paysannerie haïtienne qu’il nous a paru intéressant de reproduire ici.
Bernard Ethéart
Questions haïtiennes (Le Paris du 6 Juillet)
Au fond, il n’y en a jamais eu qu’une seule (révolution): c’est celle que Salomon vient d’opérer en Janvier de cette année en faisant prendre une loi agraire aux termes de laquelle les propriétés de l’Etat seront morcelées, de manière que chaque paysan puisse devenir propriétaire foncier.
L’insurrection haïtienne (L’Evènement du 11 Septembre 1883)
La véritable cause de l’insurrection, la voici: En Février de cette année, le président d’Haïti a fait rendre une loi en vertu de laquelle les terres de l’Etat seraient morcelées et distribuées en toute propriété aux paysans qui s’engagent à les cultiver. Les soi-disant libéraux, dont les aïeux avaient escamoté les plus belles terres à leur profit, ont compris que, si cette loi recevait sa pleine exécution, ils ne pourraient plus vivre aux dépens des paysans dont ils confisquent le travail. Ils ont vu que, la terre passant entre les mains des paysans, ceux-ci deviendraient de véritables citoyens, ayant conscience de leurs droits, au lieu que jusqu’à cette heure, ils vivotent dans un demi-servage sur les grandes propriétés rurales, et que ce sont eux seuls qui sont soldats.
La question sociale en Haïti (République Radicale des 6 et 21 Octobre)
Les paysans haïtiens ont toujours vécu dans un demi-servage depuis que la nation a conquis son indépendance.
Le système agricole, institué par les colons de Saint-Domingue, consistait dans l’exploitation d’immenses plantations appelées “habitations”, véritables prisons sans murs, manufactures odieuses, produisant pendant des siècles du tabac, du café, du sucre et consommant des esclaves.
Après la proclamation de l’indépendance et de 1804 à 1807 la barbarie de ce système fut à peine atténuée, des considérations d’ordre primordial se rapportant à l’existence et à l’organisation du nouvel Etat qu’on venait de fonder l’exigeant impérieusement ainsi.
De 1807 à 1818, Pétion, premier président d’Haïti, morcela les terres dans l’Ouest et dans le Sud et les distribua aux officiers et à un petit nombre de soldats de l’armée républicaine. Christophe, roi d’une partie d’Haïti, n’imita cet exemple dans le Nord et dans l’Artibonite que vers 1819, une année avant sa mort.
En 1821, le président Boyer, successeur de Pétion et de Christophe, revint au système de la grande propriété foncière. Plus que jamais, les paysans furent étroitement parqués sur les habitations sucrières et cotonnières. Ils restèrent attachés à la glèbe, maintenus dans cet état dégradant par un code rural qu’interprétait à sa guise une gendarmerie champêtre dont les inspections étaient des plus abusives et des plus vexatoires.
En 1843, le président Boyer fut chassé du pouvoir.
Dans le cours des deux années 1843 et 1844, les paysans demandaient, en toute propriété, pour les faire cultiver et fructifier, les terres de l’Etat, que celui-ci laissait improductives; en même temps, ils réclamaient l’instruction primaire pour leurs enfants.
Ces paysans que l’on a appelé “piquets”, et dont les revendications étaient entièrement justes et bien fondées, furent massacrés ou dispersés par les troupes régulières que les gouvernants réactionnaires, qui siégeaient à Port-au-Prince, envoyèrent contre eux. Jusqu’à aujourd’hui, en Haïti et à l’étranger, des publicistes mal renseignés ou peu sincères continuent d’insulter à la mémoire de ces vaillants prolétaires.
De 1843 à 1883, la situation continua d’être déplorable pour les paysans. Ils travaillaient sur des terres qui étaient détenues par de soi-disant propriétaires, dont les droits étaient souvent contestables et quelquefois absolument problématiques et qui, pourtant, s’emparaient audacieusement de la moitié et même des deux tiers de leurs récoltes. Seuls, avec les artisans, ils étaient soldats; seuls avec les artisans, ils payaient les impositions les plus lourdes et les plus injustes. On eût dit que, encore qu’ils constituassent le substratum de la nation, la nation les tenait pour des parias.
Leurs aveux (République Radicale du 16 Novembre 1883)
La loi sur la cession des terres aux paysans est le véritable motif de l’insurrection, non seulement parce que les insurgés sont de grands propriétaires fonciers inhabiles et pratiquant l’absentéisme, mais parce qu’ils savent que le dictateur haïtien Pétion ne fut si populaire que parce qu’il concéda des terres à ses officiers et à un petit nombre de soldats libérés du service qui devinrent des paysans. Si le parti national fait le paysan propriétaire, il deviendra inexpugnable au pouvoir. De là l’insurrection.
Les deux partis haïtiens (Courrier international du 22 au 29 novembre 1883)
Le véritable motif de l’insurrection, le voici: ils ont voulu empêcher qu’une loi votée en février de cette année, et en vertu de laquelle les terres de l’Etat seront morcelées et distribuées aux paysans qui en feraient la demande, fut mise à exécution par tout le territoire de la République.
Les lois agraires en Haïti (Revue du monde latin, 25 Janvier 1884)
La République haïtienne est un Etat qui traverse encore sa phase agricole. Le mode d’appropriation des terres, qui s’y est maintenu pendant trop longtemps tel qu’il y était il y a un siècle, a causé de tels préjudices, porté de telles entraves au travail agricole, que l’on peut dire que des raisons sociales et non politiques, des idées économiques et non constitutionnelles ont jusqu’ici paralysé l’essor du pays en paralysant le libre essor de l’agriculture.
Haïti est indépendante depuis 1804. On sait que, sous le nom de Saint-Domingue, elle fut une des plus florissantes colonies françaises. La Convention avait donné la liberté aux noirs des colonies; mais, en 1802, le Premier Consul voulut rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Les noirs de cette île combattirent pour garder leur liberté.
L’Etat noir, constitué en 1804, demandait à être réorganisé. Tout était à refaire, à créer, tout ayant été détruit pendant la lutte pour l’indépendance qui avait duré dix-huit mois.
Dessalines, dictateur, puis empereur, laissa subsister les régimes de la grande propriété foncière et de la grande culture qui existaient aux temps de la domination coloniale. La raison d’Etat le voulait ainsi. Tout était réglé sur le pied de guerre de façon que la population valide de telle grande propriété rurale ou de tel village formait, à elle seule, le contingent d’une compagnie ou d’un bataillon de guerre ayant son chef désigné d’avance et prêt à marcher au premier signal.
En 1806, le premier empereur d’Haïti voulut porter quelques uns de ses concitoyens à produire les titres en vertu desquels ils prétendaient exercer des droits de propriété sur certaines portions de terrain qui auraient dû revenir au domaine national, mais dont ils s’étaient emparés par fraude ou par force; en même temps, il exigeait d’un petit nombre d’individus qui avaient occupé, sans en avoir le droit, des plantations ayant appartenu à des colons dont ils portaient les noms, de prouver, par actes ou témoignages authentiques, qu’ils étaient les fils ou les parents de ces anciens colons et qu’ils en pouvaient hériter. Ces titres, ces actes ou ces témoignages, peu de personnes étaient en mesure de les produire. Les faux propriétaires fomentèrent une révolte à laquelle on prit la précaution de donner une couleur politique pour en masquer la véritable cause, et le dictateur acclamé en Janvier 1804 fut assassiné au Pont-Rouge, près de Port-au-Prince, le 17 Octobre 1806.
Pétion, toujours en état d’hostilité avec Christophe, aurait été vaincu par son rival couronné, s’il n’avait eu l’excellente idée de distribuer les terres de l’Etat aux principaux officiers de son armée et à un petit nombre de fonctionnaires civils qui lui étaient dévoués. Il n’oublia pas dans ses libéralités les vétérans, sous-officiers ou simples soldats, qui s’étaient distingués sous ses yeux ou qui lui avaient été recommandés par leurs chefs immédiats.
Sur les terres qu’il avait données ou amodiées aux officiers de son armée, les soldats étaient tenus de labourer gratuitement, alors même que, pour leur compte personnel, ils étaient propriétaires d’un petit domaine. Dans la République du Sud-Ouest que gouvernait Pétion existait aussi le système du petit fermage. Par l’effet de celui-ci, le paysan, fermier de l’Etat pour cinq à six carreaux de terre, pouvait amasser peu à peu des économies et devenir petit propriétaire, en achetant les parcelles mises en vente par l’Administration des Domaines.
Christophe avait conservé dans le Nord le régime foncier antérieur à l’Indépendance. Ses généraux et ses employés civils étaient peu rétribués en numéraire. On leur concédait des habitations, grandes exploitations rurales sur lesquelles ils faisaient travailler les paysans à leur profit. Vers 1819, Christophe commença de distribuer des terres aux vétérans de son armée qu’il renvoyait du service. Il avait été à même de constater que le régime économique institué par Pétion permettait à celui-ci d’exercer un très grand ascendant moral sur les hommes qui habitaient les départements de l’Ouest et du Sud.
Boyer était un esprit bien moins scientifique, bien plus fermé et plus autoritaire que Pétion. Beaucoup moins que celui-ci il aimait le peuple. Parvenu à la Présidence en 1818, dès le 18 Juillet 1821, il fit publier un ordre du jour pour annoncer que la délivrance de toutes les concessions de terrain faites à titre de don national était suspendue. D’un autre côté, le président signifiait aux notaires de ne plus passer acte de vente d’aucune propriété rurale, lorsque cette propriété était d’une contenance inférieure à cinquante carreaux de terre.
L’opposition qui renversa Boyer était composée d’hommes appartenant à la bourgeoisie. Les masses avaient adhéré au mouvement sans trop rien y comprendre, mais espérant vaguement que leur sort serait amélioré sous tout autre gouvernement que sous celui de Boyer. Elles furent déçues dans leurs légitimes espérances.
Les souffrances, les espérances et les revendications des paysans furent formulées, résumées par un homme du peuple, Acaau, qui les cristallisait en lui. Il prit les armes en réclamant l’instruction publique générale et en demandant pour les paysans les terres de l’Etat que Pétion leur distribuait autrefois, mais que Boyer leur avait retirées. Là était la vraie révolution et non sur le papier d’une constitution.
En Haïti, de 1821 à nos jours, le paysan avait été le sacrifié. Surtout dans les plaines, sur les anciennes habitations sucrières, cotonnières et indigotières, le paysan avait eu à subir les conséquences d’un véritable régime féodal. La terre avait été un instrument de domination entre les mains des grands propriétaires, militaires ou fils de militaires, comme il en fut en Europe au Moyen Age.
Presque tous ces politiciens qui, en 1883, ont apporté la guerre civile dans leur patrie, Presque tous ceux qui furent les meneurs des révoltés de Jérémie et de Jacmel et nombre de ceux qui, à l’étranger, attisaient la haine et le mépris contre leur pays, étaient de grands propriétaires, pratiquant l’absentéisme, et ayant hérité surtout des doctrines économiques et politiques aussi égoïstes que surannées qui avaient été mises en pratique par le Président Boyer. Ils ne voulaient pas, ces singuliers libéraux, que le paysan devint propriétaire. S’il le devenait, il leur échappait, reprenait son indépendance, passait de l’état de machine inconsciente à celui d’Homme ayant conscience de son rôle social, de ses droits et de ses devoirs.
HEM, Vol. XIX, No. 3 du 16-22/02/05
Pages retrouvées
Le Système des “de moitié” – Féodalisme a l’Haïtienne
Dans une série de cinq articles publiés dans le Nouvelliste entre le 4 et le 13 Décembre 1992, sous le titre Préjugés de classe au Cap Haïtien, Roger Gaillard consacre un passage à ce qu’il appelle Une aristocratie déclinante, puis reproduit, en note deux petits textes consacrés au système des “de moitié”. [3]
Etant donné, si l’on en croit Gérard Pierre Charles, que ce système caractérise la société féodale qui a pris naissance au sortir des guerres de l’Indépendance, nous avons cru bon de reprendre les passages en question.
Bernard Ethéart
Une aristocratie déclinante
Ce dernier (il s’agit de Vilbrun Guillaume Sam, Président de la République, dont le lynchage servit d’ultime prétexte au débarquement des “marines” le 28 Juillet 1915), à l’exemple des Béliard, des Nord Alexis, des Mathon et Pierre-Louis, des Dupuy, des Florvil Hyppolite, était un grand propriétaire foncier, un de ces feudataires à la tête de cent à trois cents carreaux de terre. Ainsi Vilbrun dominait Paroi (sur la route de Limonade); les Béliard étaient installés sur l’habitation Bonay (entre Quartier Morin et le Cap); les Nord Alexis régnaient sur leur domaine de Mazaire (dans la commune de Quartier Morin); les Mathon et les Pierre-Louis commandaient la plantation Gallifet (dans la commune de Milot); tandis que les Hyppolite gouvernaient l’exploitation Bongars, passée depuis à notre contemporain, M. Carlet Auguste.
Ces gros possédants, ces “dons”, cultivant essentiellement la canne, dont ils extrayaient sirop et tafia, régentaient par ailleurs, deux espèces de travailleurs:
- les de “moitié”, qui, sur le carreau ou les deux carreaux dont le maître leur accordait libre jouissance, plantaient des vivres alimentaires, quitte à lui remettre, en guise de rente, une partie (souvent les 2/5) de la récolte; en outre, tous les lundis, ils s’activaient dans les champs de leur seigneur et maître, les préparant, nettoyant la canne, la coupant, tout cela (faut-il le préciser?) sans paiement en retour…
- la deuxième catégorie de cultivateurs était, elle, composée de paysans salariés (ouvriers agricoles), lesquels s’occupaient plus spécialement du moulin et de la guildive. Ils étaient sans terre, comme la plus grande partie des naturels de la région Nord. Un cinquième du sirop fabriqué avec la machine du maître, couvrait ce qui était appelé les “frais généraux”, tandis que les quatre cinquièmes restants étaient partagés en deux moitiés, l’une qui revenait sans débours au propriétaire, l’autre qui lui était généralement vendue. Ces travailleurs se satisfaisaient, pense-t-on, de cette condition, puisque en cas de dépenses inattendues (maladies, funérailles) ils étaient sûrs de recevoir l’avance indispensable.
Ainsi le “don” était le maître, l’employeur, l’acheteur et le créancier. Il était vu (ou se croyait vu) comme le père.
Une défense du système dit des “de moitié”
“Au lendemain de 1804, il fallait organiser le nouvel Etat. A l’époque coloniale, l’agriculture était le secteur économique le plus florissant. La canne à sucre était la richesse créée et l’importation la plus importante de la colonie. Celle-ci répondait avantageusement au système d’exploitation forcée de l’époque, avec l’esclavage. La main-d’oeuvre ne rentrait pas encore dans la liste des marchandises qu’on achetait, avec la conception dominante d’alors d’assimiler une catégorie humaine à un animal que le propriétaire entretenait avec le boire et le manger, afin de jouir et de bénéficier purement et simplement de sa force de travail.”
“La Nation haïtienne fondée, ainsi que l’Etat haïtien, il fallait substituer à l’ancien système de production, un autre qui n’assimilerait pas l’ouvrier agricole à un produit qui s’achetait et se vendait comme autrefois. Or, les grands propriétaires de l’époque étaient en partie, ou presque tous, d’anciens généraux de la guerre de l’indépendance, ou encore des membres de l’élite dirigeante du jeune Etat haïtien. Conscients du rôle économique et social de la propriété rurale, hier couverte de plantations de toutes sortes, les dirigeants comprirent que les colons d’hier devaient être remplacés par une élite militaire et civile pour maintenir la production à un rythme devant assurer l’autosuffisance et une certaine croissance à l’économie. Les dirigeants de l’heure comprirent que le droit de propriété comporte des devoirs et des obligations envers d’autres. Rejetant l’esclavage pour servir de moteur à la production, ils pensèrent au système de “de moitié.”
“Quel en est le vrai sens? C’est celui de porter le grand propriétaire terrien de l’époque, à lotir la grande superficie de sa propriété en de petites portions, correspondant en quelque sorte à la force de travail d’un homme, afin qu’il suffise à ses besoins, tout en partageant avec le grand propriétaire terrien, la moitié de la production de cette partie qu’il cultive. Ces obligations n’étaient scellées par aucun contrat écrit, mais par la simple parole d’honneur des deux parties.”
“Ceci met en relief la valeur réelle et intrinsèque de l’homme de l’époque. L’institution des “de moitié” ressemblait donc à une sorte de coopérative, de société anonyme avant la lettre, jouant un rôle, en quelque façon, de trait d’union entre les deux extrêmes de la nouvelle société haïtienne: l’élite urbaine et la paysannerie rurale. Ce système, à bien réfléchir, répondait aux impératifs urgents du moment. Comme je l’ai souligné précédemment, la propriété rurale s’accompagne d’obligations impérieuses de production, qu’on ne pouvait demander à tout un chacun, nouvellement libéré, de comprendre et d’assimiler, sans qu’il soit entouré par un autre mieux préparé que lui.”
“Le grand propriétaire terrien était l’homme le plus qualifié pour remplir ce rôle. Le travailleur “de moitié”, par certaines directives qu’il recevait du grand propriétaire, peut être considéré, sur ce plan, comme un adulte à qui on inculquait certaines pratiques agricoles. Suivant la nature du sol, il y cultivait des produits qui répondaient aux besoins du marché local, ou à l’exportation, et même aux deux à la fois.”
“Cette rencontre des “de moitié”, le Lundi, dans la savane de la grande propriété, était précédée d’une espèce de meeting que donnait le grand propriétaire. L’entretien public roulait sur l’agriculture et même la corvée, espèce de coopérative paysanne, pour l’entretien des “chemins vicinaux” et le curage de certains cours d’eau.”
“Mais cet esprit de solidarité et de coopération se voyait surtout dans les “coumbites”, que je qualifierais de coopérative avant la lettre, toute de spontanéité pour enfouir les semences d’une grande plantation, puis la récolter demain.”
“Il y régnait une animation, une joie, un je ne sais quoi de profondément humain, de cet homme qui naît bon, comme dit l’autre, et que le vilain quelque fois de la société change. Je n’ai jamais vu ailleurs ce sourire, ni l’expression de physionomie de ce visage heureux de l’homme pauvre, dans les chants accompagnés du son du “lambi”, et qui nous porte tous à mieux comprendre ce qu’a été le système de “de moitié” au lendemain de l’indépendance, et qui a été par la suite déformé.”
“Du fait que tout était militarisé à l’époque, le commandant de la place était d’abord un “commandant de place à vivres”, chargé de contrôler ces places à vivres précisément, sur les grandes habitations, pour voir si la culture obligatoire de vivres alimentaires répondait aux besoins de l’autosuffisance exigée de tous ceux qui, à un titre quelconque, occupait une superficie quelconque à la campagne… Voilà, à l’origine, ce qu’était son rôle.”
(Ce texte a été communiqué à l’auteur par le Professeur Carlet Auguste, après la lecture d’une partie de son manuscrit.)
Réquisitoire d’un grand propriétaire contre le système des “de moitié”
“Je ne veux pas en dire systématiquement du mal, vu que 1. en certaines circonstances, il a pu rendre des services réels aux propriétaires sans capitaux ou sans autorité; 2. qu’il a dû servir d’appât à un peuple déjà si enclin à l’oisiveté.” […]
“Mais [il] est une des plaies de l’agriculture haïtienne.”
“Sans doute, il est juste que celui qui travaille, perçoive le prix de sa peine. Mais il ne s’ensuit pas qu’il doive tout prendre ou à peu près; car c’est assurément prendre beaucoup plus qu’il ne convient, que de prélever la moitié du revenu d’un capital qui n’est pas à soi. En quel pays a-t-on vu pareil partage? […] Si encore le partage se faisait selon l’équité des lois, mais le propriétaire […] est trompé par son “de moitié”. […] Enfin, de guerre lasse, le propriétaire se contente de ce qu’on lui apporte.”
En outre, le cultivateur “sait que, du jour au lendemain, il peut être chassé de l’habitation qu’il occupe; il ne travaille donc plus, ou le moins que possible. Et alors les récoltes diminuent d’année en année; l’agriculture nationale périclite et le pays s’appauvrit.”
Certes, on peut améliorer le système, par une plus grande vigilance, conclut notre grand propriétaire, “mais à cause de la part excessive qu’il accorde au paysan, il ne saurait convenir aux grands capitaux toujours en quête de rendements.”
(Le Matin, 31 Janvier 1917. Article signé de Frédérick Morin, et qui est reproduit de la “Revue commerciale”)
HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05
Pages retrouvées
Jacques de Cauna
Haïti: l’éternelle révolution
Editions Henri Deschamps
Port-au-Prince, 1997
Il peut paraître surprenant de parler de «pages retrouvées» à propos d’un ouvrage qui a été publié il y a tout juste huit ans. Pourtant ce passage de l’ouvrage de Jacques de Cauna, qui traite du «conflit Polvérel-Sonthonax», offre un tel éclairage sur le point de départ des divergence de vues, et les actes qui en découlent, au sujet de la politique agraire de la société qui va émerger de la révolution de Saint Domingue, qu’il nous a paru de le reproduire intégralement dans le cadre de cette série, car comme le dit l’auteur en conclusion de ce passage, «le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue».
Bernard Ethéart
La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax
Près de deux siècles après l’indépendance, il n’est pas exagéré de dire que le problème posé au départ par l’appropriation des terres des colons de l’ancienne Saint-Domingue est resté, compte tenu des développements qu’il a connu par la suite, l’une des premières sources de conflits à l’intérieur du pays. La «question agraire» en Haïti, terminologie moderne plaquée sur un fait ancien, est tout entière contenue, dès 1793, dans l’opposition radicale des deux systèmes prônés à l’époque révolutionnaire par les commis-saires civils Sonthonax et Polvérel.
L’histoire a surtout retenu, injustement comme souvent, l’œuvre de Sonthonax, consacrée par sa proclamation historique du 29 août 1793, mais ce qu’on sait moins, c’est que cette spectaculaire mesure de circonstance priva vraisemblablement la colonie (et la future Haïti) d’un plan à la fois plus progressif et plus audacieux que Polvérel s’attachait à élaborer et à mettre en place patiemment depuis de longs mois.
Formé à l’école de la Franc-Maçonnerie de rite écossais à Bordeaux et héritier des traditions libertaires ancestrales de la noblesse navarraise à laquelle appartenait sa famille, Etienne de Polvérel, que l’imagerie populaire tend à représenter comme l’ombre affadie d’un Sonthonax pur et dur, apparaît en réalité à l’observateur attentif comme l’âme de la seconde Commission civile, un homme de caractère et de devoir doublé d’un humaniste visionnaire qui, loin de se contenter de suivre les décisions de Sonthonax, comme on le pense généralement, doit au contraire en être considéré comme l’inspirateur. On oublie trop souvent en effet ses proclamations et arrêtés sur la Liberté des esclaves antérieures à celle, historique, du 29 août. Les premières mesures de ce type libérant les esclaves armés par leurs maîtres et les enrôlant pour la République datent en effet de mars 1793 et Garran-Coulon précise que l’idée en «appartient surtout à Polvérel». le 21 Juin, il signe avec Sonthonax une importante proclamation qui annonce la volonté des commissaires, conformément aux instructions du ministre Monge, «de donner la liberté à tous les nègres guerriers qui combattirent pour la République… (et que) tous ces esclaves qui seront déclarés libres par les délégués de la République seront les égaux de tous les hommes blancs ou de toute autre couleur».
Sont prévues également des mesures visant à «adoucir le sort des autres esclaves … soit en leur donnant des moyens sûrs de se racheter … soit enfin en donnant graduellement la liberté à ceux qui auront donné le plus de preuves de leur bonne conduite et de leur assiduité au travail, et en leur donnant en même temps des terres en propriété». on reconnaît dans ces dernières dispositions la patte de Polvérel telle qu’on la retrouvera dans ses proclamations ultérieures, notamment celle du 21 août 1793 qui prévoit que les propriétés des «ennemis de la République» seraient séquestrées «et leurs revenus distribués aux bons et fidèles républicains qui (les) combattent et continueront de (les) combattre», et surtout celle du 27 août qui stipule que «le partage des propriétés déclarées vacantes doit naturellement se faire entre les guerriers et les cultivateurs. Les parts doivent être inégales, car … le guerrier court plus de danger pour sa vie; sa part doit donc être plus forte».
Cette proclamation, antérieure de deux jours à celle de Sonthonax au Cap, mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Elle affirme tout d’abord, en préambule, qu’«il va se faire dans les Antilles une grande révolution en faveur de l’humanité, révolution telle que la paix ni la guerre ne sauraient en affecter le cours. Depuis longtemps, ajoute-t-il, on calomnie la race africaine, on dit que sans l’esclavage on ne l’accoutumera jamais au travail. Puisse l’essai que je vais faire démentir ce préjugé non moins absurde que celui de l’aristocratie des couleurs. Puissent ceux des Africains qu’un heureux concours de circonstances me permet de déclarer dès à présent libres, citoyens et propriétaires, se montrer dignes de liberté, féconder la terre par leur travail, jouir de ses productions, vivre heureux, soumis aux lois et surtout, ne jamais oublier qu’ils doivent tous ces bienfaits à la République française. Alors on commencera à croire qu’aux Antilles, comme partout, la terre peut être cultivée par des mains libres. Alors les colons … donneront à l’envi des uns des autres la liberté à leurs ateliers … Il n’y aura plus que des frères, des républicains, ennemis de toute espèce de tyrannie, monarchique, nobiliaire et sacerdotale». Les propriétés vacantes, abandonnées par «la trahison et la lâcheté de leurs maîtres», celles «de la Cour d’Espagne, des monastères, du clergé, de la noblesse» «seront distribuées aux guerriers… et aux cultivateurs». Seront admis à ce partage, en sus des cultivateurs fidèles «déclarés libres» et jouissant de «tous les droits de citoyens français», «tous les Africains insurgés, marrons ou indépendants réduits à une existence incertaine et pénible dans des montagnes escarpées et sur un sol ingrat» «qui deviendront eux aussi» copropriétaires «de ces habitations», «intéressés à en multiplier les produits». Les articles I à VII de la proclamation précisent ces dispositions et leurs modalités (notamment l’établissement de listes de nouveaux libres), «la totalité des habitations vacantes dans la province de l’Ouest appartiendra en commun à l’universalité des guerriers de ladite province et à l’universalité des cultivateurs desdites habitations (article VIII). Les articles suivants fixent très précisément les modalités de répartition des revenus (IX à XXXV) et les bénéficiaires (XXXVI à XLIV), le dernier (xxxxv) ordonnant la traduction «en langue créole» de la proclamation et son envoi aux autorités légales pour exécution.
On entrevoit déjà, là, le grand rêve polvérélien d’une copropriété de la terre à ceux qui la travaillent qui, tel qu’il se précise dans les proclamations ultérieures, précède et annonce davantage les socialistes français dits «utopiques» de la fin du 19e siècle que les kolkhozes communistes.
à suivre
HEM, Vol XIX, No. 10 du 06-12/04/05
Pages retrouvées
Jacques de Cauna
Haïti: l’éternelle révolution
Editions Henri Deschamps
Port-au-Prince, 1997
La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax
(suite)
On n’en comprend que mieux sa surprise et son indignation, lorsque Sonthonax, par l’un de ces véritables «coups» politiques qui lui sont coutumiers, accélère brutalement le processus de libération des esclaves longuement mûri et entrepris par son collègue, le privant ainsi, par sa proclamation du 29 août 1793, des fruits d’un long et patient travail au service de la liberté générale. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre le sourd ressentiment qui perce publiquement, pour la première fois, dans le préambule de sa proclamation du 4 septembre 1793: «Je préparais la liberté de tous par un grand exemple… et en attendant la liberté universelle, qui dans mon plan était très prochaine, je m’occupais de la rédaction d’un règlement qui mettait presque au niveau des hommes libres la portion d’Africains qui restaient pour quelque temps encore soumis à des maîtres. Six mois de plus, et vous étiez tous libres et tous propriétaires. Des évènements inattendus ont pressé la marche de mon collègue Sonthonax. Il a proclamé la liberté universelle dans le Nord; et lui-même lorsqu’il l’a prononcée n’était pas libre. Il vous a donné la liberté sans propriété… et moi j’ai donné avec la liberté des terres… Il n’a donné aucun droit de propriété à ceux de vos frères qui sont armés pour la défense de la colonie… Et moi, j’ai donné un droit de copropriété à ceux qui combattaient pendant que vous cultiviez…». Polvérel s’explique plus nettement encore dans la lettre qu’il envoie la veille à son collègue après avoir reçu de manière officieuse la nouvelle de sa proclamation: «Avez-vous été libre de ne pas le faire?… Vous le savez, je déteste autant que vous l’esclavage… mais quelle liberté que celle des brigands! Quelle égalité que celle où il ne règne d’autre loi que le droit du plus fort! Quelle prospérité peut-on espérer sans travail? Et quel travail peut-on attendre des Africains devenus libres si vous n’avez pas commencé par leur en faire sentir la nécessité en leur donnant des propriétés…?» Et en lui communiquant ses proclamations antérieures, Polvérel ajoute: «Je m’acheminais aussi vers la liberté générale, mais par des voies plus douces, plus légales… sans causer aucune commotion»…
Qui plus est, lorsque Sonthonax, acculé au désespoir devant l’ampleur des difficultés et notamment l’invasion anglaise, envisage sérieusement d’abandonner la partie en livrant aux flammes toutes les places qu’il ne pourrait défendre, Polvérel le rappelle sèchement à l’ordre et à la raison en des termes non équivoques: «Comment ramènerez-vous les cultivateurs au travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de cendres, lui écrit-il… et si vous ne les ramenez pas au travail, comment les empêcherez-vous de se livrer au brigandage…? Ainsi la plus belle entreprise que des hommes puissent faire pour le rétablissement des droits de l’homme, pour la liberté et l’égalité, pour la paix et la prospérité de Saint-Domingue n’aboutira qu’à déshonorer ses entrepreneurs, perdre la colonie sans retour et river pour toujours les chaines des Africains dans les Antilles… Croyez-moi, ils ne sont pas si généralement bêtes qu’ils vous l’ont paru. Il n’y a pas une idée abstraite qu’on ne puisse mettre à leur portée. Ils savaient fort bien, avant même que nous eussions commencé leur éducation, qu’ils ne devaient pas dévaster la terre qui leur donne les vivres et les revenus; ils entendent bien, d’après mes explications, ce que c’est qu’une république, et pourquoi il ne faut pas de roi… J’ai dit que je vous croyais sincère: peut-être n’y aurait-il pas vingt personnes dans la colonie qui pensent comme moi… mais entendons-nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je me bats, et quels sont nos ennemis».
Finalement, après le 29 août 1793, c’est Polvérel seul qui prend les choses en mains, au point que Sonthonax ne signe plus rien. Un rapide coup d’œil sur les proclamations suivantes fait apparaître les grandes lignes de force de ce que l’on a pu appeler le «système Polvérel», voué dans l’histoire agraire d’Haïti à une intéressante postérité, même si un analyste haïtien du début du siècle a cru devoir déplorer que «l’absence de châtiment corporel condamnât tous ces règlements minutieux à demeurer inappliqués».
Il n’est pas utile de s’attarder sur les proclamations du 10 septembre relative aux esclaves artisans des villes; du 21, libérant les esclaves de l’Ouest et des 6 et 7 octobre libérant ceux du Sud. Plus importantes sont les proclamations complémentaires des 31 octobre 1793, 7 et 28 février 1794 qui réglementent minutieusement la vie des habitations. De cet impressionnant appareil législatif de 240 articles, nous nous contenterons de résumer quelques-unes des dispositions les plus novatrices: affirmation aux côtés de la liberté, d’une égalité absolue sans restrictions aucunes; attribution du 1/3 du revenu (après déduction des frais de faisance-valoir) à la communauté des cultivateurs; élection par eux des conseils d’administration dans lesquels le gérant (élu) et le propriétaire n’auront qu’une seule voix s’ils sont du même avis; engagement des cultivateurs pour un an avec possibilité de résiliation; mesures de protection pour vieillards et infirmes…, etc.; établissement d’instituteurs en nombre suffisant dans chaque section rurale; possibilité de retrancher un jour supplémentaire de travail par semaine (avec réduction concomitante au 1/5 de la part des cultivateurs); institution de trois classes de cultivateurs: portionnaires, à gages à l’année, salariés à la journée; interdiction des châtiments corporels…
«Que de luttes inutiles, que de reculs, que de piétinements eût évité au pays une adoption de la proclamation de Polvérel!» Comment ne pas souscrire à cette opinion de Gérard Laurent qui ajoute que «la formule adoptée par Sonthonax ne pouvait que réserver au pays des remous à travers le système inopérant du fermage, pépinière des généraux-fermiers»?
En effet, c’est le système préconisé par Sonthonax dit du «cultivateur portionnaire» qui va prédominer dans les dernières années de la colonie, avec quelques variantes, aussi bien lors de la troisième commission civile que dans le Sud avec Rigaud, à Jacmel avec Bauvais, et finalement dans toute l’île avec Toussaint Louverture qui lui conféra sous la houlette militaire, sa forme la plus achevée, celle du «caporalisme agraire», toute de contrainte pour le cultivateur, à tel point que Leclerc en personne jugera ce système «très bon», allant plus loin que ce qu’il n’aurait osé lui-même proposer et qu’il n’était donc pas utile d’y changer quoi que ce soit.
Malgré les velléités de distributions de terres, timidement amorcée par Dessalines et poursuivies par Christophe et surtout, avec davantage de conviction, par Pétion, dès 1804, le cultivateur haïtien se heurtera quotidiennement à un régime de police rurale de plus en plus sévère dont témoigne notamment quelques années plus tard le Code Rural de Boyer qui sera nettement en retrait sur des points essentiels: interdiction des associations de cultivateurs gérant eux-mêmes les habitations (article 30); réduction au ¼ de la part des cultivateurs après prélèvements d’1/5 pour le propriétaire comme loyer des installations (art. 51-52); obligation d’avoir un permis pour quitter l’habitation en semaine (article 71); d’être «soumis et respectueux» envers les propriétaires, fermiers et gérants (art. 69 et 160); soumission à la police rurale et répression du «vagabondage» et de l’oisiveté (art.136, 143, 174, 180), réduction à une demi-heure du temps du déjeuner à midi (art. 184) et, peut-être plus que tout, cet article 178 qui précise que les enfants des cultivateurs «suivront la condition» de leurs parents, disposition qui subsiste encore en pratique aujourd’hui dans l’invraisemblable ségrégation sociale et juridique qui persiste anachroniquement entre deux types de citoyens du même pays aux états civils différents: les paysans et les citadins. On imagine aisément ce que Polvérel eût pensé d’un tel état de fait.
Il n’est pas étonnant, que, parallèlement, le paysan haïtien, aidé par la faiblesse de l’Etat, ait développé, au fil des années, une offensive généralisée de la petite exploitation familiale qui se traduit essentiellement par un morcellement toujours plus grand des terres et l’effondrement de l’économie de marché au profit d’une économie de subsistance de plus en plus précaire.
Dans ce conflit souvent sanglant entre le «gros habitant» et le «petit exploitant indépendant», la victoire à l’usure du dernier n’est-elle pas en réalité une victoire à la Pyrrhus? Séquelle d’un problème colonial mal résolu, aggravé par l’inertie intéressée de l’oligarchie dirigeante haïtienne, le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue.
HEM Vo. XIX, No. 11 du 13-19/04/05
Pages retrouvées
Candelon Rigaud
Promenades dans les campagnes d’Haïti
La Plaine de la Croix des Bouquets dite: «Cul de Sac»
L’Edition Française Universelle, Paris
Dans le cours de ses promenades, Candelon Rigaud ne se contente pas de faire découvrir à ses compagnons de route imaginaires tous les aspects intéressants de la plaine qu’il leur fait visiter; il leur fait aussi part de ses réflexions sur l’agriculture, l’industrie, les légendes, les religions, les superstitions et il estime que nul mieux que lui ne peut en parler; «Autant que personne, nous sommes autorisés à parler du tempérament des paysans haïtiens; de leurs tendances vers le bien ou le mal, de leur soumission, de leur résignation en présence du fait accompli. Nos dix années au service de la Hasco nous ont mis dans un contact de tous les jours avec l’habitant». (pp. 123-124)
C’est dans le cadre de ces réflexions qu’il aborde la question du partage des propriétés des colons et de ses conséquences économiques et sociales. On pourra, en passant, trouver amusante le nouveau contenu qu’il donne au concept de «médiévisme», qui est l’étude de l’histoire et de la civilisation du Moyen Age, pour désigner un type de relations sociales pour lequel d’autres auteurs, Janvier, Pierre-Charles, ont parlé de féodalisme.
Bernard Ethéart
Il y a dans l’histoire de notre pays un acte superbe qui a été analysé et jugé diversement par les écrivains.
C’est le partage de la terre.
Les colons ayant abandonné la colonie, leurs terres furent confisquées et partagées.
Les domaines coloniaux se divisaient en trois catégories:
1. les grandes propriétés appartenant à la noblesse et aux riches bourgeois,
2. les propriétés de moyenne grandeur,
3. les petites terres situées dans la montagne.
Pour arriver au partage en faveur des plus méritants, par don national, trois catégories de bénéficiaires furent établies:
1. les généraux et les grands fonctionnaires de l’ordre civil; chacun selon son rang et à raison des services rendus à la cause de l’Indépendance,
2. les officiers et civils d’un rang moins élevé,
3. les soldats qui se distinguèrent pendant la grande lutte,
4. ensuite, l’adjudication,
Les grands domaines des grands colons passèrent donc aux grands personnages, ou furent achetées par les affranchis déjà en bonne situation de fortune.
Ce sont les petits soldats qui furent envoyés dans les petites terres de la montagne. (p. 114)
Les fonds ruraux et des centaines d’autres, formaient la parure, toujours fleurie de la plaine du Cul-de-Sac.
Ces grandes terres étaient devenues après 1804, propriétés de l’Etat; on les a vues passer en d’autres mains dans toutes leurs superficies.
On a vu une seule famille présidentielle de la grande époque hériter de quinze, si ce n’est plus, de ces vastes domaines, sans le morcellement d’un seul carreau à l’avantage de quiconque. (p. 115)
De même, on a vu toutes les autres grandes terres, sans aucun morcellement, revenir aux premiers grands fonctionnaires, ou à d’autres grands bourgeois, qui les ont exploitées pendant de longues années.
Quelle conclusion tirer de cette possession en masse par quelques uns?
L’acquisition avait-elle été faite par don national, ou par des achats à la criée publique?
Nous ne contestons nullement la légitimité de la possession; mais ce qui étonne, c’est que, dans le partage, ou les ventes, aucun nom plébéien ne figure dans les titres de ces grands et beaux domaines. (p. 116)
Après le partage de la grande propriété, un point très important restait en débat. (p. 121)
Quel était le sort de la grande masse des anciens esclaves, devenus libres, mais pauvres, ne possédant aucun élément de travail? Cette masse avait assisté à la distribution des terres aux petits soldats; mais elle qui n’avait rien reçu, en serait-elle jalouse? Serait-ce là l’occasion d’une division entre les propriétaires de cette masse?
Le génie de Christophe trouva une solution équitable à cette question embarrassante. Le roi fut le premier à prendre l’initiative d’établir sur les domaines de son Gouvernement, le système de l’association rurale par le colonage partiaire ou de-moitié.
Comme de nos jours, du reste, sans aucun changement dans ce genre d’association entre paysan et propriétaire, cette innovation consistait en ceci:
Les propriétaires des domaines ruraux donnent aux de-moitié: 2, 3 à 5 carreaux de terre, selon les aptitudes de chaque homme. La terre reçue du propriétaire est cultivée par le de-moitié selon ses propres moyens. Les produits récoltés sont partagés à 50 % entre les deux associés. Si les produits doivent être manufacturés, ou subir une transformation quelconque, telle, la canne, le propriétaire mettra son moulin à la disposition du de-moitié, sans redevance. Celui-ci passera la canne à ses frais, fera cuire lui-même le sirop à l’usine du propriétaire. Le sirop obtenu sera partagé à 50 % entre les parties contractantes. Le de-moitié vendra ou non sa part à son associé selon les avantages trouvés. (p. 122)
La faute commise par le propriétaire-bourgeois était de vouloir continuer le système médiéval. Le médiévisme consiste à vivre en marge de ses affaires, en toute jouissance, comme des seigneurs du Moyen-Age, en confiant les domaines aux métayers sous la direction d’un gérant, infidèle le plus souvent. (p. 127)
Autrefois, et il y a peu d’années, un curieux phénomène d’influence se constatait dans le pays.
Il suffisait qu’un homme, d’un rang élevé, plus habile que le paysan, fit un geste, pour que inconsciemment celui-ci se levât et marchât à sa suite dans des sentiers inconnus.
Où le conduisait-on? A l’assaut du Pouvoir; au renversement des fauteuils que les plus malins redressaient en en éloignant les plus méritants.
Quand après l’orgie, le laboureur retournait vers son foyer, la maison n’existait plus, la famille était dispersée; le vieux père avait été tué, et les champs avaient été dévastés.
Si, par hasard, le triomphateur voulait bien penser à son humble collaborateur, sa faveur suprême était de lui orner les jambes d’une paire de bottes, avec le titre de Chef de Section. (pp 128-129)
HEM Vol.XIX, No. 13, du 27/04 – 03/05/05
Pages retrouvées
Victor Redsons
Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970)
suivi de
Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970)
Editions Norman Béthune
C’est en fouillant dans la bibliothèque de mon beau-père que je suis tombé sur ce petit livre que je connaissais pas et dont je ne sais pas qui se cache sous le pseudonyme choisi par l’auteur. Et malheureusement Léon n’est plus là pour éclairer ma lanterne, ni pour me dire comment il est arrivé en possession de l’ouvrage.
Quoiqu’il en soit, il m’a paru intéressant, après avoir vu comment Louis Joseph Janvier (voir HEM Vol. XIX No. 3 du 16-22/02/05) et Candelon Rigaud (voir HEM Vol. XIX No. 13 du 27/04-03/05/05) analysent le partage des anciennes plantations coloniales par les nouveaux dirigeants, d’avoir la vision d’un marxiste-léniniste.
Bernard Ethéart
Toussaint Louverture, leader des anciens et nouveaux propriétaires, rationalisa l’exploitation féodale dans sa constitution arrêtée en 1801. (p. 22)
La Constitution de 1801 est en quelque sorte l’assise juridique du mode de production féodal. Elle représente une tentative de protection des intérêts de classe des propriétaires contre toute revendication des cultivateurs. Par ailleurs, cette constitution tient à conserver le principe de la grande propriété. Il est interdit aux propriétaires de morceler les domaines en dessous de 50 ha. Cette constitution confirme les règlements de culture édictés par Sonthonax et Polvérel et précise que chaque plantation est «l’asile tranquille d’une active et constante famille dont le propriétaire de la terre ou son représentant est nécessairement le père» (art. 15). Cette clause typique de l’idéologie féodale hantera pendant tout le XIXe siècle les constitutions et codes intéressant les rapports qu’entretiennent feudataires et serfs sur les habitations. Enfin, la constitution fixe la répartition de la production. Le produit de la terre se divise en quatre parts: une pour les cultivateurs, une autre pour l’Etat et deux pour le propriétaire. (pp. 22-23)
La politique agraire du gouvernement de Dessalines s’est caractérisée par l’établissement de la grande propriété foncière de l’Etat. L’Etat s’empara des grands domaines coloniaux et devint un propriétaire géant. L’article 12 des «dispositions générales» stipule: «Toute propriété qui aura ci-devant appartenu à un blanc français est incontestablement et de droit confisquée au profit de l’Etat». Cependant, à côté de l’Etat foncier existait une puissante classe de feudataires issue le l’aristocratie civile et militaire et dont les intérêts ne coïncidaient pas toujours avec ceux de l’Etat propriétaire. (p. 24)
La petite exploitation indépendante était pratiquement inexistante, la grande masse paysanne, propriétaire de ses instruments de production ou d’une partie de ceux-ci, était contrainte de travailler sur le domaine du maître (Etat ou particulier), lui fournissant ainsi une rente en travail. Cette forme d’exploitation féodale est une conséquence de la contradiction liée au bas niveau des forces productives et à la nécessité de produire en vue de l’exportation, unique moyen de réaliser l’accumulation indispensable à l’édification de l’économie nationale. Aussi, pour pallier à la déficience des instruments de production qui n’avaient guère évolué depuis cent ans, l’Etat féodal dut recourir à la corvée. (p. 24)
Après l’assassinat de Dessalines en 1806, l’empire se scinda en deux Etats rivaux où chacun des deux gouvernements apporta d’importantes modifications à la formule de la propriété appliqués par Dessalines ainsi qu’à la politique économique générale de ce dernier. Ces bouleversements allaient dans le sens des intérêts des classes dominantes qui aspiraient à plus de privilèges, au renforcement de leur pouvoir. (p. 25)
Pétion, président de la République de l’Ouest et du Sud distribua une partie importante des terres de l’Etat aux principales autorités de son gouvernement. En vertu de la loi du 21 octobre 1811, une habitation sucrière est donnée aux généraux et une habitation caféière à chaque adjudant-général à titre de «Don National». Ces habitations comprenaient des superficies de 100 à 2.000 carreaux (1 carreau = 1 ha. 29) A côté de ces distributions, on mit en vente les domaines de l’Etat. Ces donations et ces ventes visaient à renforcer l’économie des classes dirigeantes. Plus tard, pour assurer le soutien de la population dans son conflit avec son rival du nord, Christophe, Pétion étendit cette politique de concessions à certains éléments de sa garde et à une certaine catégorie de paysans. La loi d’avril 1814 autorise la distribution de 35 carreaux de terre aux chefs de bataillon ou d’escadron, 30 aux capitaines, 25 aux lieutenants. La loi du 30 décembre 1809 permet la concession de propriétés de 5 carreaux aux sous-officiers et soldats congédiés. Des parcelles de moindre importance furent attribuées aux gérants d’habitation, aux conducteurs d’ateliers, à des paysans «laborieux» et à des soldats en service «qui se distinguaient par leur bonne conduite». (pp. 25-26)
Ces modifications apportées dans la tenure de la propriété n’entraînèrent que peu de changements dans les relations entre propriétaires fonciers et cultivateurs. Les méthodes d’exploitation étaient restées les mêmes, aucune situation nouvelle n’étant apparue dans l’état des forces productives. La loi du 20 avril 1807 «concernant la police des habitations, les obligations réciproques des propriétaires, des fermiers et des cultivateurs», reprit les règlements adoptés par le gouvernement précédent. Comme sous Dessalines, les exploitations devaient fournir à l’Etat, en guise d’impôt, le quart de la production. De leur côté, les cultivateurs, en échange de leur travail, recevaient le quart de la production. (p. 26)
Dans le nord où un royaume et une noblesse furent créés, Christophe, pour les mêmes motifs, poursuivait la même politique. Les domaines de l’Etat passèrent par concessions aux mains des dignitaires du Royaume: «Un domaine rural était accordé aux nobles à titre de fief, en plus des concessions, dotations particulières accordées antérieurement aux membres du Royaume, ou que le Roi se réservait de régaler aux nouveaux dignitaires qu’il allait installer. Ces derniers biens fonciers pouvaient être vendus ou hypothéqués, tandis que les fiefs étaient inaliénables et leurs produits non sequestrables. Le droit de propriété devait se perpétuer à travers leurs enfants mâles, par droit de primogéniture». le Code Henry (133 articles), entendait que le paysan restât attaché à la glèbe. Bref, un régime féodal copié su celui d l’Europe du Moyen-Age. (pp. 26-27)
La contradiction fondamentale du régime féodal s’approfondissait de jour en jour pour atteindre son paroxysme sous le gouvernement de Boyer (1818-1843). Ce dernier avait opté pour les grands domaines indispensables à certaines cultures comme la canne à sucre. En juin 1821, les concessions de terre sont suspendues. La concentration de la propriété est appliquée dans la partie orientale conquise en 1822. le code rural de 1826 qui régit officiellement les rapports assujettissant les paysans-cultivateurs aux propriétaires fonciers indique: «Aucune réunion ou association de cultivateurs fixés sur une même habitation ne pourra se rendre propriétaire ou fermier du bien qu’ils habitent pour l’administrer par eux-mêmes en société». les paysans dont certains ont la possibilité de cultiver des places à vivres sont obligés de peiner du lundi au samedi sur les domaines appartenant soit à l’Etat, soit à des particuliers, en échange du quart ou de la moitié de la récolte. (pp. 28-29)
HEM, Vol. XIX, No. 15, du 11-17/05/05
«Les blancs débarquent»
Ces dernières semaines, la célébration du jour de l’environnement oblige, nous avions interrompu notre série consacrée à la structure foncière. Histoire de nous remettre dans le bain, nous rappellerons que cette série a compté dix articles publiés entre février et mai de cette année.
On peut considérer comme le noyau de cette série le Survol de l’Evolution de la Structure Foncière, dont la publication s’est étendue sur quatre numéros (HEM # 6, 7, 8 et 9) dans le courant du mois de mars. Il a été accompagné de la publication d’articles reproduisant la vision de certains auteurs sur la manière dont les terres des colons ont été réparties après l’indépendance, en l’occurrence Louis Joseph Janvier (HEM # 3), Candelon Rigaud (HEM # 13) et Victor Redsons (HEM # 15).
Cette répartition ne s’est pas faite sur une base consensuelle et nous avons reproduit un passage de Jacques de Cauna qui montre que les divergences remontent à la période précédant la proclamation de l’indépendance (HEM # 10 et 11). Enfin nous avons touché, avec Roger Gaillard, HEM # 5, le type de relations sociales nées du mode de répartition qui s’est imposé, relations que Janvier et Redsons qualifient de féodales, tandis que Candelon Rigaud (HEM # 13) parle de «médiévisme».
Aujourd’hui nous voulons parler d’un autre acteur dans la répartition du foncier, le capital étranger. Je suis persuadé que Roger Gaillard ne m’en voudra pas d’utiliser un sur-titre qu’il avait donné à quelques unes de ses publications. Nous avons, lui et moi, fait suffisamment de plaisanteries autour de ce fameux «les blancs débarquent», pour qu’il y voie plus un clin d’œil qu’un plagiat.
Ceci dit, on peut s’étonner que dans un pays qui, au moment où il prenait son indépendance, a proclamé haut et fort que la propriété du sol national était réservée exclusivement aux nationaux, le capital étranger puisse s’infiltrer et peu à peu se retrouver propriétaire de vastes exploitations. Mais, un siècle plus tard, la position de certains secteurs avait évolué. Comme le dit Gérard Pierre-Charles: L’impossibilité de voir s’amorcer un processus de développement économique, à parti du capital local, suggéra depuis longtemps déjà l’idée que seul le financement étranger, sous la forme d’emprunts ou d’investissements directs dans la production peut servir de moteur à ce processus. [4]
Roger Gaillard, avec sa verve habituelle, nous démonte le mécanisme de cette évolution de l’opinion. D’abord,…on battit la grosse caisse sur le thème, neuf encore dans notre histoire économique, de la très prochaine et bienfaisante pénétration du capital étranger dans notre activité productrice. On connaît l’air, qui, par la suite, deviendra rengaine: Haïti est riche en ressources; notre main-d’œuvre est abondante et bon marché; nous possédons des cadres techniques de valeur; la plupart de nos négociants, enfin, sont imaginatifs et disciplinés. Ce qui manque, c’est l’argent.
Le raisonnement se poursuit alors, sous la forme parfaite du syllogisme. Or de cet argent, nos grands et puissants voisins ne demandent pas mieux, sous certaines conditions, bien entendu (sécurité des investissements, stabilité politique), que de nous en abreuver. Il faut donc, en satisfaisant au plus vite à ces exigences, profiter de tant de bonne volonté témoignée. Vive donc l’Amérique, et, par-dessus tout, vivent son argent et ses capitalistes! – dernier mot que certains de nos journaux, on le verra, pris d’une soudaine vénération, affubleront parfois d’une majuscule. [5]
Ce mouvement d’opinion que décrit Gaillard remonte à 1916, autrement dit au début de l’Occupation Nord-Américaine, certains diront de la «première occupation nord-américaine»; mais près d’un siècle et deux (ou trois) occupations plus tard, n’entendons-nous pas la même «rengaine»? Comme quoi, plus ça change et plus c’est la même chose.
Selon Paul Moral, il y a eu bien avant cela une première tentative d’attirer le capital étranger dans le pays. Il s’agit de la loi du 26 février 1883, «portant concession conditionnelle des terrains du Domaine National». Moral fonde son opinion sur une interprétation de l’article 5 de cette loi, qui stipule: «Les usines fondées pour la préparation des-dites denrées, les sociétés anonymes par actions, montées pour l’exploitation en grand du domaine public, jouiront, en tant que personnes morales, du privilège de la naturalité». [6]
Moral signale que les dispositions de février … sont restées à peu près lettre morte … Mais, ajoute-t-il, la loi sur les concessions conditionnelles de Salomon n’en constitue pas moins, du point de vue politique, la première sollicitation officielle précise en faveur de l’intervention du capital étranger dans l’exploitation agricole haïtienne, au moment même où la petite paysannerie indépendante achève de se définir. [7]
Il a fallu attendre encore environ un quart de siècle avant de voir la pénétration du capital étranger et c’est ce qui fera l’objet du prochain article.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05
«Les blancs débarquent» (II)
Si on veut analyser le mouvement de pénétration du capital étranger en Haïti, on peut distinguer trois phases. La première phase précède l’arrivée des «marines» dans le pays; durant la seconde, la mainmise sur la terre va de pair avec l’occupation militaire; tandis que la troisième, la moins importante, suit la «désoccupation».
Les prémisses
La pénétration du capital étranger associée à la création de grandes exploitations a commencé avec le 20e siècle.
Depuis 1901, une société belge exploite sous le nom de «Plantation d’Haïti», plus de 300 hectares plantés en cacao, hévéas et vanille dans la région de Port Margot et de Bayeux; une autre compagnie se livre à la culture intensive des ananas dans les environs du Cap; en 1906, le gouvernement passe un contrat avec un groupe de capitalistes, belges également, pour l’établissement d’une «Banque Agricole et Industrielle» chargée de consentir des prêts à long terme et probablement d’alimenter la «Société d’Agriculture d’Haïti» fondée la même année.[8]
La construction de la voie ferrée du Cul-de-Sac, de Port-au-Prince à l’Etang Saumâtre, ouvre effectivement de nouvelles perspectives à l’entreprise sucrière. En 1906, une»Compagnie Nationale des Chemins de fer d‘Haïti» obtient la concession de trois voies ferrées: Les Gonaïves – Hinche; le Cap – Grande Rivière du Nord; Port-au-Prince – Cap-Haïtien. … C’est la première intervention caractérisée du capital nord-américain. Elle se précise en 1910, avec le fameux contrat jumelé dit «contrat Mac Donald»: pour une période de 50 ans et au prix d’affermage de un dollar par an le carreau cultivable, le gouvernement concède à la Compagnie Nationale des Chemins de fer, «National Railroad», les terres du Domaine National non occupées, «sur le parcours du chemin de fer devant traverser les départements de l’Ouest, de l’Artibonite, du Nord-Ouest et du Nord, et ce jusqu’à une distance de 20 kilomètres de chaque côté de la voie ferrée». La compagnie doit y établir des plantations bananières.[9]
L’occupation nord-américaine
Mais c’est avec l’occupation nord-américaine que le mouvement va prendre de l’ampleur. Des dispositions légales vont faciliter l’arrivée des capitaux nord-américains: on a tout d’abord, la constitution «imposée» par l’occupant au début de la présidence de Dartiguenave: Le droit de propriété immobilière est accordé désormais aux étrangers [10] puis la loi du 22 Décembre 1925 sur les baux à long terme [11] et enfin la loi du 28 Juillet 1929 qui autorise la vente de terres agricoles à des compagnies nord-américaines [12]
Il est difficile d’établir la liste exacte des compagnies américaines, avec leur raison sociale et leurs activités, qui s’installèrent ou essayèrent de s’installer en Haïti. Nous citerons:
- la Haytian American Sugar Company (1915): 24.000 acres,
- la Haytian Products Company (1915): 10.000 acres,
- la United West Indies Corporation (1918): 16.000 acres,
- la Société Commerciale d’Haïti (1918): 3.000 acres,
- la North Haytian Sugar Company (1922): 400 acres,
- la Haytian Pine-apple Company (1923): 600 acres,
- la Haytian American Development Corporation (1926): 14.000 acres,
- la Haytian Agricultural Corporation (1927): 2.200 acres
L’étendue totale des concessions aurait été de 70.000 acres (28.000 ha). D’après Emily Green Balch. [13]
Victor Redsons replace cette évolution dans une perspective internationale. Au début du XXe siècle, le système capitaliste est en crise. En 1914 éclate la première guerre mondiale pour un nouveau partage du monde. Les puissances impérialistes européennes (France, Angleterre, Allemagne), les principales rivales de l’impérialisme américain pour le contrôle du pays, sont fixés sur le front européen. L’impérialisme américain, profitant de cette situation, concrétisa franchement la doctrine de Monröe. [14]
Après l’occupation
Pour cette période, Redsons signale encore l’influence de la situation internationale. … les propriétés américaines plantées en caoutchouc sur les terres d’Indonésie et de Malaisie, objets de la convoitise japonaise, furent saisies. Cette matière étant indispensable à la poursuite de la guerre (il s’agit cette fois-ci bien entendu de la seconde guerre mondiale), l’impérialisme américain décida d’adapter notre agriculture à la satisfaction de leurs besoins d’alors. [15]
La Loi du 3 Septembre 1941 sanctionnait le contrat du 22 Août 1941 passé entre le Gouvernement haïtien et la SHADA (Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole). Ce contrat donnait «en bail à la société pour une période de 50 ans, 150.000 acres plantés en arbres susceptibles de produire des bois de charpente, situés dans les forêts de morne des Commissaires, du morne la Selle, dans la commune de Cerca-la-Source…» [16]
Le Décret-Loi du 6 Janvier 1943 autorisait la SHADA cultiver le sisal et la cryptostegia. Ce décret avait un caractère dictatorial. Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation. [17]
La SHADA reçut le monopole de l’importation du caoutchouc en plus de la concession de 150.000 ha destinés à la culture de l’hévéa et d’arbres forestiers. Ce fut le drame des dépossessions. Et des milliers de familles paysannes virent leurs plantations de café ou de vivres alimentaires rasées par la compagnie. [18]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la Plantation Dauphin
C’est encore Roger Gaillard qui utilise dette formule quand il décrit, avec ce sourire malicieux que je lui connaissais bien, la campagne orchestrée par les partisans de l’arrivée du capital étranger dans le pays (voir: Les blancs débarquent, HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05). Nous sommes aujourd’hui un siècle après l’arrivée des premiers capitaux dans le pays, et il serait intéressant de voir quel effet cette «bienveillante pénétration» a pu avoir sur notre économie.
Pour commencer nous nous pencherons sur la cas de la plaine côtière qui s’étend de Limonade à la frontière avec la République Dominicaine, couvrant les communes de Limonade, Caracol, Trou-du-Nord, Terrier Rouge, Fort-Liberté, Ferrier, Ouanaminthe. Dès la création de l’INARA, nous avions pensé intervenir sur cette vaste étendue de terre semi-aride, présumée terre de l’Etat et pratiquement laissée à l’abandon. Le désir du Président René Préval de voir l’INARA concentrer toute son énergie sur l’expérience pilote du Bas Artibonite nous avait écartés de la zone, mais nous y sommes retournés quand l’INARA, toujours à la demande du Président, a commencé à être présent dans l’ensemble du pays.
C’est ainsi que la Direction Départementale du Nord-Est a procédé à ce que nous appelons une «étude foncière» sur la localité de Napple/Dévésien, dans la commune de Terrier Rouge et l’analyse qui suit s’inspire largement des résultats de ce travail. [19]
La première information à relever et qui peut étonner celui qui la parcourt aujourd’hui, est que, à l’arrivée des Européens, cette zone était boisée. Les données historiques révèleraient que durant la période coloniale, le paysage a subit des transformations importantes (endiguement et déviation des cours d’eau, assèchement de la mangrove, création d’un réseau dense de chemins et de canaux). C’est dans cette région qu’auraient été introduits les premiers plants de café, vers 1620.
Après l’indépendance, l’occupation paysanne s’est fortement développée, notamment avec la distribution des terres abandonnées par les colons aux officiers et aux soldats par Dessalines puis, et surtout, par Boyer. L’occupation de ces terres, relevant alors du domaine de l'État, s’est faite sans aucun titre. Au début du siècle, les terres de la région étaient encore largement boisées. Les paysans cultivaient des «jardins kay» vivriers, clos de campêches, entourés de vastes zones de pâturages communautaires.
En 1922 deux compagnies nord-américaines, la Haytian American Development Corporation et la Haytian Agricultural Corporation, bénéficiant de la loi de 1922 dite des «baux à long terme», occupent de très vastes espaces, en majeure partie considérés comme faisant partie du domaine privé de l’Etat et présumés inoccupés.
Le choix de cette zone pour l’implantation de la culture de sisal en vue de profiter du boom de la ficelle lieuse pour les moissons tenait compte de conditions particulières: la faible densité de la population, l’absence de légalisation d’une grande partie des terres occupées par les petits paysans, la qualité du sol, l’adaptation possible du sisal dans les zones semi-arides et la possibilité de mécanisation sur une très grande échelle.
L’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine. (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938).
Il faut cependant signaler que de nombreux paysans dépossédés ont pu s’intégrer à l’activité agro-industrielle (10.000 personnes vivaient des plantations), et de nombreux employés ont largement bénéficié de la prospérité des années 1940-1960.
En 1927 les deux compagnies fusionnaient et la Plantation Dauphin était créée, une société plus modeste à capital mixte. A partir de 1942 les objectifs stratégiques américains stimulent l’augmentation des surfaces plantées en sisal grâce à la SHADA (Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole). 25.000 acres étaient alors plantées en sisal. Entre 1950 et 1951 la demande de sisal, renforcée par les menaces de guerre (stocks stratégiques), a relancé une deuxième fois cette culture, avec des capitaux nationaux et étrangers, portant les surfaces plantées à plus de 35.000 hectares.
Avec de l’apparition des fibres synthétiques (1960), entraînant la baisse du cours international du sisal, la régression brutale de l’activité agro-industrielle a provoqué une crise économique grave. En effet les compagnies ont cessé progressivement leurs activités. Elles n’ont ni cédé ni vendu les terres et, malgré quelques épisodes limités d’occupations paysannes des terres inexploitées, l’intégrité des grandes plantations a été conservée. En 1983, les responsables de la plantation Dauphin ont expulsé les petits paysans qui, depuis 1979/1980, cultivaient, 200 carreaux à proximité du bourg de Terrier Rouge plus particulièrement au niveau de la zone d’étude. Au fil du temps l’élevage bovin a remplacé le sisal. Cependant l’absence d’utilisation de la moitié des terres de la Plantation Dauphin, notamment autour de la localité de Terrier Rouge, a constitué un problème social qui concernait l’ensemble de la communauté.
En 1986 la Plantation Dauphin était envahie par les habitants de la zone. Le troupeau de bétail, appartenant disait-on à l’ex-Président Jean Claude Duvalier et gardé dans des parcs près de du village de Phaëton, fût lâché dans la nature. Ce troupeau détruisit le reste de la plantation de sisal et depuis ces terres sont convoitées tant par des exploitants résidants au niveau de la zone ou non, que par des nationaux et étrangers. Ce fut de début de la squattérisation.
De nos jours, des associations de planteurs ou d’éleveurs de tendances diverses se sont formées dans le but de squattériser ça et là les terres. Ce faisant une grande quantité de terres sont occupées par des associations ou groupements paysans. Chaque groupement délimite à sa guise une portion de terres soit avec du fil de fer barbelé, du cactus ou encore du pingouin. Ces portions font l’objet de séparation à part égal entre les membres suivant les vœux du leader qui accapare une plus grande partie. Toutefois notons qu’après la séparation, les portions restantes sont catégoriquement vendues ou, dans le langage courant de la zone, passées sous forme de cession à ceux qui en ont besoin, à raison de 500 gourdes à l’hectare. D’autre part, on retrouve certains exploitants qui n’appartiennent à aucun groupement mais qui occupent une portion des terres sans aucun contrat de bail.
Bernard Ethéart
«La Bienveillante Pénétration» (II)
Le cas de l’hévéa
La semaine dernière nous avons parlé du bilan négatif de l’expérience des plantations de sisal dans la plaine du Nord-Est (voir HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05). Le problème de cette aventure industrielle vient de ce que le capital étranger s’est investi dans une production qui devait répondre à un besoin de son propre système économique, et, du jour où ce besoin n’existait plus, il s’est retiré purement et simplement faisant disparaître d’un seul coup tous les avantages que le pays d’accueil aurait pu en avoir tiré.
Aujourd’hui nous voulons aborder une autre expérience bien plus néfaste, celle de l’implantation de la culture de caoutchouc avec la célèbre SHADA (Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole). Dans un article précédent (Les blancs débarquent HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05) nous avions effleuré ce sujet, cette fois-ci, avec des textes tirés des ouvrages de Gérard Pierre Charles, Victor Redsons et Franck Blaise, nous allons approfondir la question.
L’intéressant avec Pierre-Charles est qu’il signale l’effet négatif du contrat de la SHADA sur le trésor public. En effet, il n’y a pas eu de véritable apport de capital, car les fonds investis proviennent d’un prêt fait au gouvernement haïtien, qu’il faudra donc rembourser.
Suivant les termes d’un contrat de concession entre le Gouvernement et la Société Haïtienne Américaine de Développement Agricole, la Banque Import-Export accorde un emprunt à Haïti pour la réalisation d’un programme de plantation de caoutchouc et de sisal, produits fort demandés sur le marché de guerre nord-américain. La SHADA reçut le monopole de l’importation du caoutchouc en plus de la concession de 150.000 ha destinés à la culture de l’hévéa et d’arbres forestiers. Ce fut le drame des dépossessions. Et des milliers de familles paysannes virent leurs plantations de café ou de vivres alimentaires rasées par la compagnie. Celle-ci cessa, une fois la guerre finie, d’utiliser les terres plantées.
Cet impact brutal de la grande économie capitaliste agissant à travers des organismes publics sur la structure agraire haïtienne représenta un désastre pour les paysans dépossédés, et, bien entendu, pour le trésor public. [20]
Redsons, selon sa bonne habitude, est plus incisif dans sa critique, mais donne bien plus de détails.
… les propriétés américaines plantées en caoutchouc sur les terres d’Indonésie et de Malaisie, objets de la convoitise japonaise, furent saisies. Cette matière étant indispensable à la poursuite de la guerre, l’impérialisme américain décida d’adapter notre agriculture à la satisfaction de leurs besoins d’alors. Les premiers pas concrets vers le renforcement de cette nouvelle emprise impérialiste étaient franchis par la constitution de la société responsable de la prise à charge et de l’exécution de ce programme dit «d’assistance économique nord-américaine». En 1941 se forma la SHADA. Les bases financières de cette société étaient constituées par un emprunt de 5.000.000 $ U.S. accordé par la Export Import Bank. D’immenses étendues de terre, occupées par des milliers de petits cultivateurs haïtiens propriétaires et fermiers, pour avoir été délimitées sur la carte d’Haïti par le crayon rouge du responsable principal de la SHADA, étaient déclarées «Zones stratégiques» par le gouvernement de Lescot. Les paysans étaient chassés impitoyablement de leurs terres. Dans certains cas, le délai de déguerpissement n’allait pas au-delà de 48 heures. Le dédommagement était fixé à $ 25 le carreau planté en café ou cacao, sans le droit de rentrer al dernière récolte. Dans d’autres cas, on remboursait seulement $ 5 par carreau aux propriétaires possédant dûment leur titre, tandis que les fermiers recevaient une compensation de $ 10. Parfois, l’expropriation sous forme violente ne prenait en considération aucune exigence d’indemnisation. On ne touchait pas les terres des féodaux. En septembre 1943, la «Shada’s Cryptostigia Program» avait fait l’acquisition de ses terres réparties comme suit à travers la république:
Terres acquises par la SHADA jusqu’en 1943 pour la culture exclusive du caoutchouc:
Région d’Haïti |
Superficie en ha |
Cap |
16.750 |
Bayeux |
12.850 |
Cayes |
11.650 |
Grande Anse |
12.600 |
Saint Marc |
4.300 |
Gonaïves |
250 |
Ces données sont fournies par S.E.Harris in «Ecomies Problèmes of Latin America». [21]
Franck Blaise, pour sa part, est plus lyrique et ouvre une perspective sur les conséquences politiques.
La disposition législative du Gouvernement de Lescot qui a fait beaucoup de tort au pays et dont jusqu’ à présent, nous en ressentons les conséquences néfastes fut le décret loi du 6 Janvier 1945 [22].
Il autorisait la SHADA cultiver le sisal et la cryptostegia.
Ce décret avait un caractère dictatorial.
Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation. [23]
Les contrats étaient pour une période d’une année, renouvelables d’année en année, suivant les circonstances et au gré de la SHADA pendant une période qui ne dépassera pas dix ans.
Cette société a pris les meilleures terres de nos paysans pour établir des plantations dites stratégiques.
De vastes plantations de vivres alimentaires, de denrées d’exportation et d’arbres fruitiers qui constituaient une très grande source de revenus pour nos paysans ont été détruites en conséquence.
Ce fut un désastre national.
Dès cette époque, la grande commotion de 1946 était en gestation!
Si la question des domaines avait contribué à l’assassinat de l’Empereur Dessalines, si celle du contrat Marc (sic) Donald pour l’exploitation de la figue banane avait renversé Antoine Simon, si celle aussi des baux à long terme était l’un des grands griefs contre Borno, la SHADA et ses conséquences néfastes avaient été l’une des principales plaintes contre le régime dictatorial du Gouvernement de Lescot.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-12/07/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la «figue-banane»
Le développement de la filière figue-banane par des capitaux étrangers a connu deux épisodes, l’un au début du siècle, l’autre juste après la «désoccupation». C’est curieusement un contrat de construction d’un réseau ferroviaire qui est à l’origine du premier épisode. Voyons ce qu’en dit Victor Redsons.
«En 1906, une ‘Compagnie Nationale des Chemins de fer’ obtient les concessions de trois voies ferrées:
- Gonaïves – Hinche
- Cap – Grande Rivière du Nord
- Port-au-Prince – Cap.
C’est la première intervention caractérisée du capital Nord-américain. Elle se précise en 1910 avec le scandaleux contrat dit ‘Contrat Mac Donald’. Pour une période de 50 ans et au prix d’affermage de 1 dollar par an le carreau cultivable, le gouvernement concède à la Compagnie Nationale de Chemin de fer ‘National Rail Road’, les terres du domaine national non occupées ‘sur le parcours du chemin de fer devant traverser les départements de l’ouest, de l’Artibonite du Nord-ouest et du Nord et ce, jusqu’à une distance de 20 km. de chaque côté de la voie ferrée’. La compagnie doit y établir des plantations bananières.» [24]
Kethly Millet est du même avis et fournit un peu plus de détails sur le transfert de la première compagnie de chemin de fer à la compagnie Mac Donald.
«C’est par le biais de la Compagnie de Chemin de fer national que les intérêts américains feront leur entrée en force en Haïti. Cette société fondée en 1905 avait été acquise par Rodolphe Gardère. Elle devait pourvoir les départements du Nord, du Nord-Ouest, de l’Artibonite et de l’Ouest de voies de chemin de fer et relier Port-au-Prince au Cap Haïtien. En 1910, elle échut à un Américain du nom de James P. Mac Donald.» [25]
Si on en croit Antoine Pierre Paul, cité par Franck Blaise, c’est le Président Antoine Simon qui est à l’origine de ce transfert.
«L’exécution du contrat de 1906, imposant des charges trop lourdes pour l’Etat, était dans l’opinion du gouvernement une cause de ruine pour la nation.
Le Général Antoine Simon proposa de modifier ce contrat et d’imposer un autre pour la culture et l’exploitation de la figue banane, de telle sorte que le trafic fut suffisant pour couvrir la garantie d’intérêt des chemins de fer.» [26]
Si le nouveau contrat représentait moins de charges pour l’Etat haïtien, il fut très néfaste pour les petits paysans. Voyons ce qu’en dit Kethly Millet.
Ce triple contrat (chemin de fer, production de bananes, monopole de l’exportation de toute la figue banane produite dans le pays) devait avoir des conséquences socio-économiques importantes pour la paysannerie des régions concernées. Il signifiait, en tout premier lieu, la substitution de la figue banane à la culture soit du café, de la canne ou tout simplement des cultures vivrières sur une superficie de plus de 7.200 km2. Il entraînait également la disparition de la petite paysannerie de la région, son élimination dans le processus de la culture d’exportation et donc de son rôle prédominant dans l’économie du pays, au profit d’un seul et unique producteur et exportateur, la Compagnie Mac Donald.
Enfin, pendant les travaux de délimitation, de défrichement, les récoltes en cours sont perdues pour la paysan, … Aucun n’a reçu d’indemnité ou de compensation.» [27]
On a vu, en parlant de l’hévéa, que, pour Franck Blaise, le contrat Mac Donald est à l’origine du départ d’Antoine Simon du pouvoir (voir HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-12/07/05); Pour Victor Redsons: «Les paysans vont protester cotre cette braderie du sol national à l’étranger et déclencher une insurrection dans le Nord.» [28] Paul Moral est du même avis: «Ce contrat, fort louche, semé de malentendus, va servir à ameuter, en février 1911, les paysans du Nord et à déclencher la ‘deuxième guerre caco’.» [29] Kethly Millet va encore plus loin parlant de l’effet de l’impopularité du contrat Mac Donald sur les successeurs d’Antoine Simon: «Ces expropriations seront à ce point impopulaires que les successeurs du Président Antoine Simon hésiteront à les poursuivre, préférant faire face aux plaintes du président de la Compagnie Nationale de Chemin de fer qu’à la perspective de perdre l’appui du monde paysan.» [30]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la «figue-banane» (suite)
Dans l’article précédent (voir hem, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05), nous avions vu le premier épisode de la tentative de développement de la filière figue-banane, épisode lié au fameux contrat Mac Donald. Ce premier épisode précède le débarquement des «marines». Nous allons nous pencher aujourd’hui sur le second épisode, qui suit le départ des «marines» et est lié au le contrat de la Standard Fruit.
Paul Moral présente ainsi ce second épisode: «L’histoire de la spéculation bananière n’a duré qu’une dizaine d’années, mais elle présente en un raccourci saisissant la ruine d’une organisation commerciale efficace dans laquelle la petite exploitation s’était aisément intégrée, et qui vers 1945, avec la montée du sisal et la reprise du sucre, communiqua à l’économie haïtienne la plus vigoureuse impulsion qu’elle ait jamais reçue.» [31]
En réalité, ce second épisode a connu des prémices déjà durant l’occupation. «En 1910, le contrat ‘de chemin de fer et de figue-banane’(contrat Mac Donald) sombra, on l’a vu, dans l’anarchie. Puis, vers 1925, quelques initiatives privées, toujours américaines, préludèrent à l’intervention décisive de la ‘Standard Fruit and Steamship Company’ de la Nouvelle Orléans. Cette puissante compagnie bénéficia en 1935 [32] d’un contrat qui lui conférait le privilège exclusif d’achat des bananes exportables sur l’ensemble du territoire haïtien, moyennant l’encouragement de la culture dans toutes les régions propices, par des travaux d’irrigation, des avances aux petits planteurs, l’aménagement de stations d’achat, d’entrepôts, d’installations d’embarquement.» [33]
Franck Blaise ne tarit pas d’éloges pour le gouvernement de Sténio Vincent à propos de ce contrat. «… les efforts déployés par le gouvernement ont été couronnés de succès.
Il a combattu effectivement la monoculture par une politique de diversification de la culture de certaines denrées.
L’honneur lui revient de porter à un très haut degré la culture et le commerce de la figue banane.
De 2 millions de régimes, l’exportation atteignit plus de 7 millions.
Aussi le gouvernement a pu équilibrer le budget de la République, chose très rare dans les annales de l’histoire d’Haïti, par cette source de revenus.» [34]
Et pourtant, «Tout cela allait s’effondrer en quelques années. Les circonstances extérieures ne sont nullement en cause: l’extension du conflit mondial provoqua, certes, un ralentissement très sensible du commerce, mais les exportations reprirent de plus belle en 1947. En réalité, la spéculation bananière, véritable ‘poule aux œufs d’or’, avait suscité de multiples convoitises et un frénétique trafic de concessions privées». [35]
Pour Franck Blaise, c’est la loi du 17 Juillet 1947 qui est la cause de cet effondrement. «Si la loi du 6 décembre 1946 [36] et celle du 16 septembre 1949 [37] ont été de louables démarches pour augmenter les ressources du pays, celle du 17 juillet 1947 a porté un coup mortel à notre économie dont jusqu’à ce jour, nous en ressentons les conséquences néfastes.
Voici l’opinion de l’Agronome Pierre Benoit, dans son livre, Cent Cinquante Ans de Commerce Extérieur: Par la loi du 17 juillet 1947, l’Etat s’accorde le monopole d’achat et l’exportation de la figue banane et délègue ses droits à sept compagnies concessionnaires, la Standard Fruit y compris. A partir de cette date, la figue banane rentre dans son déclin. En 1947-1948, l’exportation de 7 millions de régimes passait à 3 millions 55 et en 1948-1949 à 2 millions 16. Ce déclin, écrit le Département Fiscal, qui a une grande répercussion sur le pouvoir d’achat et sur la circulation d’argent de certaines régions du pays ne provient d’aucune contraction de la récolte. Force est donc de le relier aux manipulations auxquelles ont été sujet depuis quelque temps le commerce de cette denrée sans qu’il fut suffisamment tenu compte, selon toute apparence, de l’intérêt du producteur et de ses relations psychologiques ainsi que d’autres facteurs influant sur l’avenir de cette denrée». [38]
Avec Paul Moral, nous obtenons un peu plus de détails. «Les tiraillements s’accentuant entre l’Etat et la compagnie américaine, celle-ci, depuis 1943, avait cessé d’opérer sur l’ensemble du territoire, laissant toute la partie sud à une société locale, la ‘Haïtian Banana Export’. A partir de 1946 même avec la suppression complète du monopole, la ‘Standard Fruit’ abandonna le marché haïtien. Ce fut, en plein ‘rush’ des exportations, le déchaînement du scandale des concessions. Des compagnies régionales, toutes anonymes (‘Badeco’, ‘Nesco’, ‘Comapla’, ‘Nabasco’, etc …), pour se dédommager rapidement des pots-de-vin qu’elles avaient dû verser, s’empressèrent d’oublier leurs obligations contractuelles, s’ingénièrent à acheter au plus bas prix, se mirent à délivrer, en guise de paiement, des certificats sans valeur. Le désordre s’amplifiant, les bateaux bananiers ne trouvèrent plus aux ports d’embarquement les cargaisons sur lesquelles ils comptaient ou refusèrent d’embarquer des amoncellements de régimes avariés. La banane haïtienne fut complètement discréditée sur le marché américain. De leur côté, les petits producteurs grugés abandonnèrent une production qui ne leur apportait plus que déboires et vexations… Une compagnie haïtienne patronée par l’Etat, la ‘Habanex’ fut bien reconstituée, sous les auspices de l’efficacité et de l’honnêteté, mais il ne fallut pas longtemps pour qu’empruntant à son tour la voie des opérations frauduleuses, elle achevât le tuer le commerce bananier, avant d’être déclarée en faillite (1956). [39]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 26, du 27/07-02/08/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la canne à sucre
Nous n’aurions pas pu mettre fin à notre série d’articles relatifs à la pénétration du capital étranger en relation avec la pite, le caoutchouc, la figue-banane (voir HEM, Vol. XIX, Nos 22, 23, 24, 26) sans parler de la canne à sucre. Cette culture, du reste, peut être utilisée comme un révélateur de l’évolution de la structure socio-économique du pays.
On connaît suffisamment l’importance de l’industrie sucrière et son impact sur la structure sociale de la colonie de Saint Domingue pour qu’il soit nécessaire d’insister là-dessus. Mais on connaît moins son adaptation aux conditions de la période post-coloniale; Paul Moral la résume ainsi: «Bref, à la veille de l’occupation américaine, l’exploitation sucrière haïtienne a défini sa propre formule: des reliquats de manufacture maintenus par une aristocratie de grands planteurs sur un mode paternaliste; des distilleries rustiques; une culture disséminée et fortement intégrée à l’exploitation familiale, productrice de sirop et de ‘rapadou’» [40] Et l’auteur ajoute: «Cette économie hétérogène, mais peut-être moins décadente qu’on pourrait le supposer, est cependant incapable d’évoluer par ses propres moyens. Le retour à la grande exploitation est lié à l’intervention du capital étranger.» [41]
Cette intervention se fit à travers l’implantation de la HASCO. «Ayant pris en 1915 la succession d’une société à capitaux allemands, la ‘Haytian American Sugar Company’ put se constituer, dans le Cul-de-Sac et la plaine de Léogane, un important domaine, 6.000 hectares environ en 1930, dont plus de la moitié sous forme de baux à long terme». [42]
Trente ans plus tard, la société avait bien évolué. «La ‘Haytian American Sugar Company’ est maintenant fermement intégrée à l’économie agricole haïtienne. Elle dispose d’environ 11.000 hectares plantés en canne (9.000 dans le Cul-de-Sac et 2.000 dans la plaine de Léogane et dont moins de 40 % sont directement exploités par elle … Elle traite chaque année près de 700.000 tonnes de cannes qui fournissent environ 70.000 tonnes de sucre, brut (85 %) ou raffiné (15 %)». [43]
Ce résultat a coûté pas mal d’efforts. La compagnie a du, en effet, remembrer les terres, restaurer les anciens canaux d’irrigation des systèmes de la Rivière Grise et de la Rivière Blanche, dans la plaine du Cul-de-Sac, et de la rivière Momance, dans la plaine de Léogane, forer des puits, acclimater de nouvelles variétés de canne, mettre en place un système compliqué pour la campagne annuelle, en associant l’exploitation directe et l’achat de la récolte des grands et petits propriétaires indépendants.
Quoiqu’il en soit, l’exemple de la HASCO semble avoir encouragé d’autres entreprises. Dans la plaine du Nord, on a connu l’usine de Larue qui, selon Moral, produisait environ 1.000 tonnes de «sucre crème» par an, et l’usine de Welch, dans la commune de Limonade, propriété d’un exilé cubain, M. Escajedo. Dans la plaine des Cayes, s’est établie, entre 1948 et 1952, la «Centrale Sucrière Dessalines», à direction apparemment cubaine (Moral). Dans le Nord de la plaine du Cul-de-Sac, au pied du Morne-à-Cabrit, on pouvait voir, il y a quelques années encore, les restes d’une tentative d’installation d’une usine sucrière qui date du gouvernement Magloire (1950-1956).
Il faut enfin signaler, dans la plaine de Léogane, la construction, durant le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, de la centrale de Darbonne. Cette usine était une initiative de l’Etat et a fait l’objet de toutes sortes de rumeurs. On a dit qu’elle n’était pas adaptée aux conditions de la plaine de Léogane et que son achat a été l’occasion de juteux trafics. Elle est du reste encore l’objet d’un litige entre le gouvernement italien et le gouvernement haïtien qui n’aurait jamais totalement acquitté ses obligations.
Elle n’a jamais vraiment fonctionné et, un peu avant la fin du régime Duvalier, elle a tout simplement été fermée. Une tentative de reprise par une société coopérative n’a donné aucun résultat. Le Président René Préval a cependant entrepris de la remettre en marche; c’était à l’époque où on parlait d’importation d’éthanol industriel pour fabriquer du clairin. Aujourd’hui l’«Usine Sucrière Jean Dominique de Darbonne», gérée par le Ministère de l’Agriculture, tente péniblement de produire du sucre crème.
La situation de Darbonne s’inscrit dans le cadre général de l’industrie sucrière haïtienne qui se résume dans le constat que non seulement nous n’exportons plus de sucre, mais nous en importons pour notre propre consommation. L’usine de Limonade, après avoir été rachetée par l’Etat (on était encore sous Duvalier), est actuellement en ruine. A Larue, à notre connaissance, on ne produit plus que du clairin. La centrale de la plaine des Cayes, passée entre temps en des mains haïtiennes, ne produit plus rien. Quant à l’usine de la HASCO, elle a été rachetée par un homme d’affaires haïtien … qui s’est empressé de la fermer.
Je me souviens d’avoir demandé au Président Aristide (c’était en 1995, je venais d’être nommé à l’INARA) si, compte tenu du fait que nos coûts de production rendent le sucre produit dans le pays plus cher que le sucre importé, il y avait une décision de politique agricole d’abandonner la production de sucre. Il m’a donné une de ces réponses sibyllines dont il avait le secret: «Bon … si c’est pour produire de quoi alimenter la population …» Autrement dit, il n’y avait pas de décision; on se contentait de laisser faire.
Bernard Ethéart
HEM, Vol.XIX, No. 30, du 24-30/08/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le Bilan
Tout au long de cinq articles, sous le titre général «La Bienveillante Pénétration», nous avons tenté de nous faire une idée de l’évolution de certaines cultures, introduites ou développées sous l’influence du capital étranger: le sisal (HEM No. 22), l’hévéa (HEM No. 23), la figue-banane (HEM No. 24 et 26), la canne à sucre (HEM No. 30).
Il s’agirait maintenant de voir si cette «bienveillante pénétration» a vraiment apporté au pays tous les avantages qu’annonçaient les partisans de l’arrivée du capital nord-américain. Dans «Les blancs débarquent» (HEM No. 20), on pourra voir comment Roger Gaillard rapportent la manière dont les directeurs d’opinion de l’époque décrivaient tous les bienfaits que nous apporteraient ces capitaux. Aujourd’hui, un peu moins d’un siècle plus tard, on est en droit de se montrer un peu sceptique.
Pour commencer, il faudrait questionner le volume du flux de capitaux vers Haïti. Certes on ne peut sous-estimer l’importance des investissements au niveau de la production sucrière ou de la production de sisal; mais on sait que l’arrivée de la SHADA est liée à un prêt de 5 millions de dollars de la Export-Import Bank (la même, à ma connaissance, qui avait consenti le prêt pour la construction du barrage de Péligre). Autrement dit, il ne s’agit pas là d’apport de capitaux, car ces cinq millions nous étions sensés les rembourser.
Un second aspect à considérer est celui des avantages que nous avons pu tirer au niveau de notre commerce extérieur. Certes les exportations de figue-banane, mais surtout de sisal, nous ont permis d’améliorer notre balance commerciale. Il ne faut pas oublier que, pendant quelque temps, Haïti a été un des plus gros exportateurs de sisal au monde. Mais justement, ce fut pendant un certain temps, car l’arrivée des fibres synthétiques a fait disparaître ce pactole. Pour ce qui est de la filière figue-banane, elle n’a pas seulement été victime de la voracité des affairistes haïtiens mais aussi, comme je viens de l’apprendre, de l’arrivée du «mal de Panama». Nous n’avons jamais été un gros exportateurs de sucre; quant à l’hévéa, l’aventure n’a duré que l’espace d’un matin.
Mais là où le bilan peut être considéré comme négatif, c’est quand on constate les conséquences de cette «bienveillante pénétration» sur la structure socio-économique de la campagne haïtienne. Nous pouvons encore une fois nous référer à Paul Moral. «Toutefois, la petite exploitation indépendante qui avait proliféré un peu partout dans le pays, entre 1870 et 1890, fut sérieusement atteinte par le monopole de la H.A.S.C.O. Les guildiviers surtout, subirent les effets néfastes de la taxe sur l’alcool, destinée à favoriser la production du sucre au détriment de celle du tafia. Il en résultat, par contre-coup, une crise assez grave dans la plaine des Cayes et le Bassin Central où s’était organisée une économie vivante, basée sur le commerce local de l’alcool». [44]
Autant pour l’économie sucrière; voyons maintenant les effets de l’implantation de la culture du sisal. «La mise en place de la grande culture du sisal dans la plaine du Nord devait avoir des conséquences plus graves… On saisit mal, à travers les passions déchaînées, la réalité du drame agraire qui en résulta. Les dépossessions de 1926-1930 forment l’un des thèmes principaux de la résistance à l’occupation. ‘L’Union Nationaliste’ dénonce l’expulsion brutale ‘de milliers de paysans’ qui ‘avaient transformé les terres pauvres de la région en de jolies fermes où l’on trouvait, à côté des cultures vivrières, un petit champ de caféiers, beaucoup d’arbres fruitiers, un modeste élevage de chèvres et de poules’. Elle cite de nombreux cas, non équivoques, de spoliation. De son côté, l’administration américaine certifie que les terres concédées aux compagnies étaient depuis longtemps abandonnées et couvertes de halliers et que, si quelques occupants furent effectivement lésés, ils reçurent d’équitables indemnités.» [45]
Avec Franck Blaise, nous avons une idée de ce qui s’est passé avec l’implantation de la culture de l’hévéa. «La disposition législative du Gouvernement de Lescot qui a fait beaucoup de tort au Pays et dont jusqu’à présent, nous ressentons les conséquences néfastes fut le décret loi du 6 janvier 1945. Il autorisait la SHADA à cultiver le sisal et la cryptotegia. Ce décret avait un caractère dictatorial. Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA, a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation… Cette Société a pris les meilleures terres de nos paysans pour établir des plantations dites stratégiques… de vastes plantations de vivres alimentaires, de denrées d’exportation et d’arbres fruitiers qui constituaient une très grande source de revenus pour nos paysans ont été détruites en conséquence. Ce fut un désastre national. Dès cette époque, la grande commotion de 1946 était en gestation!» [46]
Et voilà le résultat; structure agraire disloquée, paysans chassés de leurs terres et obligés d’aller chercher du travail à l’étranger; et tout cela pour permettre l’implantation de grandes exploitations trop dépendantes des fluctuations du marché extérieur ou même de la conjoncture politique mondiale et qui, aujourd’hui, ont totalement disparu.
Mais ce n’est pas tout. Franck Blaise consacre un passage à la loi du 22 septembre 1922, appelée loi sur les baux à long terme, qui devait faciliter l’implantation de grandes exploitations. L’article 1 de la loi est en effet ainsi formulé: «L’affermage ne pourra être consenti qu’à des personnes ou compagnies qui auront justifié de leurs capacités financières et des conditions nécessaires en vue de réaliser le développement du pays conformément au but de la Présente loi». [47]
Pour l’auteur, «Cette loi a permis en effet aux officiels du gouvernement de Borno de s’enrichir en faisant des dépossessions massives dans le Département du Nord, en expulsant des milliers de paysans, exploitant toutes les terres dont le fermage a été consenti par l’Etat». [48]
Et la fin de l’histoire: «En 1927, l’exécution de cette loi avait créé tellement d’abus, que le tribunal de Cassation, avait déclaré, dans un jugement demeuré célèbre dans l’histoire des annales juridiques haïtiennes, que cette loi était entâchée de nullité». [49]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 32, du 07-13/09/05
La résistance paysanne
Tout au long de près d’une vingtaine d’articles, nous nous sommes efforcés d’apporter un éclairage sur l’évolution de la structure foncière dans le monde rural haïtien avec pour objectif de comprendre les causes de l’instabilité qui la caractérise. Ces incursions dans l’histoire agraire permettent de prendre connaissance d’une constante: la volonté des dirigeants du pays de battre en brèche le désir des petits paysans de cultiver leur jardin comme entrepreneurs indépendants au profit de grands domaines contrôlés par des «capitalistes» nationaux ou étrangers. Cette politique se heurtera évidemment à la résistance des paysans, résistance armée bien souvent, et pendant plusieurs décennies l’histoire politique sera marquée par les soulèvements armés des Piquets et des Cacos.
La situation de dépendance vis-à-vis de l’Etat, des grands domaniers, du marché tant national qu’international, l’incertitude causée par l’absence de titres de propriété ajoutés à l’aspiration à la possession du sol ont provoqué, dès les premières années de l’indépendance, des remous importants au sein de la paysannerie haïtienne. Les soulèvements les plus caractéristiques des problèmes paysans de l’époque ont été certainement ceux menés par Goman et Accaau.[50]
De 1807 à 1820, Goman avait essayé par la lutte armée d’améliorer le statut économique et social des paysans de la Grand’Anse dans le Sud du pays. Puis de 1843 à 1847, Accaau s’étant proclamé “Chef des réclamations de ses Concitoyens” prit la tête de “l’Armée Souffrante” des paysans du Sud ou “Piquets” pour réclamer la dépossession de “certains citoyens réputés riches, le partage de leurs biens et d’une partie des biens de l’Etat entre les prolétaires”.[51]
La révolte de Goman fut finalement réprimée; celle d’Acaau perdra son élan dans les remous qui suivirent le départ de Jean-Pierre Boyer du pouvoir; celle des Cacos par contre a tenu la population en haleine jusqu’à la fin du premier quart du 20e siècle et a connu différentes phases selon que la conjoncture politique fera naître de nouvelles revendications.
Pour commencer il y a la revendication de la terre. Dans un premier temps, il ne semble pas que les paysans aient voulu mener une guerre ouverte ni même livrer de batailles rangées. En effet, jusqu’au mois d’août 1911, la lutte restera localisée dans les régions traversées par les travaux de construction de chemin de fer et les actions des groupes rebelles se résument en une série d’escarmouches contre les établissements de la compagnie Mac-Donald.[52]
Ce mouvement que l’on désigne généralement sous le nom de la “deuxième guerre des Cacos” et dans lequel certains historiens ont cru voir soit un mouvement politique visant le renversement du régime établi, soit une lutte nationaliste destinée à protester contre l’occupation du pays par les Américains, n’avait eu comme principal objectif, à ses débuts, que la conservation des lopins de terre des paysans. Cet objectif qui n’a pas été formulé ouvertement se retrouve dans les slogans «A bas Mac Donald», «A bas le chemin de fer» qui cachent l’éternelle lutte de la petite propriété contre la grande. [53]
En un mot, ces paysans continuaient une lutte commencée par leurs ancêtres contre la grande propriété aussi bien haïtienne qu’étrangère. Leur guerre n’a été que l’intensification des luttes antérieures à 1915, une résistance qui atteint son paroxysme, face à la nouvelle poussée de la grande propriété.[54]
Mais le mouvement va se dévoyer sous l’influence de l’intrusion de la politique. Cependant, en cours de route, un nouvel objectif viendra se greffer au premier, au point de le noyer presque complètement. Des politiciens s’étant emparés du mouvement, exploiteront habilement le mécontentement rural afin d’obtenir l’appui des paysans et renverser les gouvernements établis; Cincinnatus Leconte obtiendra leur appui pour renverser Antoine Simon, Oreste Zamor contre Michel Oreste, Davilmar Théodore contre ce dernier et Vilbrun Guillaume Sam contre Théodore. La lutte pour le pouvoir a donc mis en veilleuse les intérêts des paysans.[55]
Pour comprendre cette évolution il faut revenir au type de relation existant entre les grands propriétaires et leurs métayers. Nous avons déjà touché à cette situation dans un article intitulé Le Système des «de moitié» - Féodalisme à l’haïtienne (HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05). Les rapports de dépendance font que le grand propriétaire peut utiliser ses métayers comme piétaille dans ses luttes pour le pouvoir.
Tout grand domanier possédant une clientèle encore considérable s’intitule «général», «un complet bleu dénim, un mouchoir rouge au coup», embrigade ses «de moitié», auxquels viennent s’ajouter les pauvres hères rabattus par les «chefs de bouquement». [56]
À la fin du mois d’août 1911, la faction politique menée par Cincinnatus Leconte se décide à exploiter le mouvement pour renverser le gouvernement d’Antoine Simon. Cette phase, la plus longue, ne connaîtra un dénouement qu’en octobre 1915 avec la reddition des principaux chefs politiques. Dans cette collusion, les intérêts paysans passent au second plan.[57]
Cette désaffiliation des homes politiques n’allait pas, pour autant, arrêter la lutte paysanne. Au contraire, en gagnant le maquis, les paysans marquaient nettement leur divergence de vue avec les politiciens et leur intention de continuer la guérilla.[58]
Avec Charlemagne Péralte, le lutte des cacos va prendre une toute autre tournure et devenir une guerre contre l’occupant nord-américain. En 1918, Charlemagne Péralte entrera en rébellion ouverte contre les forces américaines occupant le pays. Pendant plus de deux ans, lui et son successeur, Benoît Batraville, entraîneront plus de deux mille paysans de Hinche à Ouanaminthe et à Port-au-Prince en passant par la Grande Rivière du Nord, Maïssade, Ranquitte, Croix-des-Bouquets, dans une lutte sans merci contre la Gendarmerie et les Marines américains. Il sera finalement trahi et assassiné. Son successeur connaîtra le même sort, sans jamais atteindre le but politique fixé par le mouvement, à savoir: “rejeter les envahisseurs à la mer”.[59]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05
La résistance paysanne 2
Le dernier article de cette série (voir La résistance paysanne, in: HEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05) tentait un survol des mouvements paysans qui ont fortement marqué le 1er siècle de notre histoire nationale. Nous nous étions arrêtés à l’épilogue du plus important de ces mouvements, la «troisième guerre caco», avec la mort de Charlemagne Péralte, le 1er novembre 1919, puis celle de Benoit Batraville, le 19 mai 1920. Pendant la décennie qui va suivre, les campagnes haïtiennes vont connaître une période de paix relative et les maîtres du pays pourront passer à «la phase constructive de l’occupation». Ce qui ne veut pas dire que la population rurale ait accepté la situation et certaines mesures vont entretenir le mécontentement.
On sait le rôle qu’a joué la remise en vigueur, dans l’été de 1916, de la corvée, «inscrite au Code Rural de 1864, mais tombée depuis en désuétude» [60], dans le départ de la troisième guerre caco; c’est la loi du 14 août 1928, taxant la production d’alcool, qui va provoquer toute une série de protestations qui aboutiront au «drame de Marchaterre». Cette taxe devait favoriser le développement de la grande industrie sucrière; elle ne touchait que la production d’alcool destinée à la consommation locale – la partie destinée à l’exportation étant exemptée de ces impôts dénommés «droits d’accise», elle affectait donc essentiellement les propriétaires de petites distilleries incapables d’absorber ces charges nouvelles. [61]
En décembre 1929, un troisième mouvement se dessine dans toutes les régions productrices de sucre du pays. Il englobera une partie de la plaine du Cul-de-Sac, les plaines de Léogane, de Petit-Goave, de Jacmel pour atteindre son point culminant dans la plaine des Cayes où, après une série de manifestations et une marche organisée sur la ville, les 1.500 paysans seront accueillis par un feu nourri déclenché par les forces d’occupation. Le bilan de ce dernier mouvement aura été de 22 morts et 51 blessés.[62]
Le drame de Marchaterre se produit dans une conjoncture déjà marquée par les remous provoqués par la grève des étudiants de l’Ecole d’Agriculture et tout cela conduira à des changements politiques d’importance, depuis le départ du Président Borno jusqu’à, finalement, la «désoccupation» en 1934. Ce sera la dernière fois que le monde rural aura une influence sur la vie politique.
Paul Moral signale que, en dépit du fait que la situation des paysans ne se soit guère améliorée, la résistance paysanne semble avoir été brisée. Et pourtant, pendant les vingt années qui suivent la libération du territoire, la vie rurale haïtienne connaît un calme à peu près absolu qui contraste étonnamment avec l’agitation des époques antérieures… La question agraire est en sommeil. Le milieu paysan isolé émietté, uniformément déshérité, a cessé de participer à la vie politique. Il n’apparaît dans le débat politico-social des années 1940-1950 que comme «argument». On assiste à une sorte de «promotion littéraire» de «l’habitant». La masse rurale inspire désormais, sur des thèmes ethno-sociologiques, des œuvres d’un réel intérêt parfois mais qui ne parviennent pas à suggérer aux pouvoirs publics les moyens pratiques d’une réhabilitation de l’homme des campagnes. [63]
Ce n’est pas ici le lieu de procéder à une analyse approfondie des facteurs qui ont fait perdre sa combativité au monde paysan, nous pouvons cependant tenter d’en identifier quelques uns, et tout de suite nous pensons au désarmement de la population par l’occupant, à l’exode rural et à la centralisation.
On se souvient que, au moment où Sonthonax proclamait la liberté des esclaves, il procédait à une distribution d’armes, en insistant bien sur le fait que celui qui voudrait leur reprendre ces armes n’aurait d’autre objectif que de rétablir l’esclavage. Or, une des premières mesures prises par l’occupant fut justement le désarmement de la population. On ne peut pas dire que cette mesure fut suivie d’un rétablissement du système esclavagiste, mais elle a certainement contribué à cette perte de combativité que nous avons mentionnée.
En parlant des conséquences de l’implantation des grandes plantations de sisal dans le Nord-Est, l’équipe de l’INARA signale que l’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938). [64]
Il nous faudra également accorder une attention particulière à l’exode rural, qui aurait été l’alternative à la résistance armée. Très schématiquement on pourrait identifier trois grandes vagues. Dans un premier temps, au début du siècle dernier, on a le départ de paysans allant travailler dans les grandes centrales sucrières de République Dominicaine et de Cuba; dans un second temps, on a le mouvement classique de paysans chassés de la campagne par la pression démographique vers les centres urbains; et, alors que cette seconde vague continue à déferler sur Port-au-Prince et, dans une moindre mesure les grandes villes de province, on voit apparaître le mouvement des «boat people», vers les Bahamas d’abord, puis vers les côtes de Floride.
On a vu, dans le cas des guerres cacos, comment les hommes politiques ont utilisé les mouvements de protestation des paysans pour leur propre conquête du pouvoir politique. Avec la centralisation administrative, elle aussi initiée par l’occupant, les provinces vont perdre de leur importance politique. Le champ de bataille des candidats au pouvoir c’est Port-au-Prince.
Les nostalgiques de la conquête du pouvoir par la force s’ingénieront à trouver l’appui de l’institution qui a le monopole de la force: l’Armée d’Haïti; la masse de manœuvre des démagogues n’est plus la paysannerie pauvre mais la population des quartiers déshérités de la capitale. On peut signaler que François Duvalier, pour amplifier l’importance des manifestations de masse en faveur de son pouvoir, a fait venir de province de pauvres hères qu’il s’est bien gardé de renvoyer chez eux, une fois les manifestations finies, accélérant ainsi le processus d’exode rural et créant cette catégorie sociale que les démographes des années 70 ont appelé «les 22 mai».
Il ne faut cependant pas s’imaginer que la vie rurale est complètement exempte de toute violence. Le contrôle de la terre, et en particulier des terres de l’Etat, reste une source de conflits qui peuvent être l’occasion de déchaînements d’une violence inouïe. Fort souvent, ce sont des grands changements dans la vie politique qui sont le point de départ de ces mouvements. Ainsi la chute du régime Duvalier a été suivie de réclamations de terre au niveau des anciennes plantations de sisal du Nord-Est, de même la publication du décret portant création de l’Institut National de la Réforme Agraire a encouragé un mouvement de squattérisation dans le Nord. Il est cependant une zone qui, depuis les années cinquante est un foyer d’affrontements parfois d’une extrême violence, nous voulons parler de l’Artibonite, et nous allons devoir y consacrer quelqu’attention.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 36, du 05-11/10/05
Liste des articles
Pages retrouvées: - Louis Joseph Janvier: Les Affaires d’Haïti (1883-1884) HEM, Vol. XIX, No. 3, du 16-22/02/05 |
p. 2 |
Pages retrouvées: - Roger Gaillard: Le système «de moitié» - féodalisme à l’haïtienneHEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05 |
6 |
Pages retrouvées: - Jacques de Cauna: Haïti: l’éternelle révolution 1HEM, Vol. XIX, No. 10, du 06-12/04/05 |
9 |
Pages retrouvées: - Jacques de Cauna: Haïti: l’éternelle révolution 2HEM, Vol. XIX, No. 11, du 13-19/04/05 |
11 |
Pages retrouvées: - Candelon Rigaud: Promenades dans les campagnes d’Haïti – la plaine de la Croix-des-Bouquets dite: «Cul de Sac» HEM, Vol. XIX, No. 13, du 27/04-03/05/05 |
14 |
Pages retrouvées: - Victor Redsons: Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970) HEM, Vol. XIX, No. 15, du 11-17/05/05 |
17 |
Les blancs débarquent 1HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05 |
19 |
Les blancs débarquent 2 HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05 |
21 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la Plantation Dauphin HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05 |
23 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de l’hévéa HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-10/07/05 |
25 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la figue-banane HEM, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05 |
27 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la figue-banane (suite) HEM, Vol. XIX, No. 26, du 27/07-02/08/05 |
29 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la canne à sucre HEM, Vol. XIX, No. 30, du 24-30/08/05 |
31 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le bilan HEM, Vol. XIX, No. 32, du 07-13/09/05 |
33 |
La résistance paysanneHEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05 |
35 |
La résistance paysanne 2HEM, Vol. XIX, No. 36, du 05-11/10/05 |
37 |
[1] Suzy Castor, Les origines de la structure agraire en Haïti, CRESFED, Port-au-Prince, 1987, pp. 34-35
[2] Gérard Pierre-Charles, L’économie Haïtienne et sa voir de Développement, Editions Henri Deschamps, Mai 1993
[3] Roger Gaillard, Préjugés de classe au Cap Haïtien, II. La réaction, Le Nouvelliste, Lundi 7 et Mardi 8 Décembre 1992
[4] Gérard Pierre-Charles, L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince, 1993, p. 137
[5] Roger Gaillard, La République Autoritaire, Port-au-Prince, 1981, p. 25
[6] Paul Moral, Le paysan haïtien, Port-au-Prince, 1978, p. 53
[7] id., p. 54
[8] Paul Moral: Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (Reproduction), 1978, p.61
[9] id., p. 62
[10] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 99
[11] id., p. 101 et 102-105
[12] Gérard Pierre-Charles, op. cit., p. 146
[13] Paul Moral, op. cit., p. 63, Note 2
[14] Victor Redsons, Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) suivi de Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 35
[15] id., p. 41
[16] Franck Blaise, op. cit., pp. 115/116
[17] id., pp. 119/120
[18] Gérard Pierre-Charles, L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince, 1993, p.91
[19] Diagnostic de la situation foncière de Dévésien/Napple, Mars 2001
[20] Gérard Pierre-Charles: L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince 1993, p.91
[21] Victor Redsons: Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) suivi de Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 41
[22] Il y a certainement une faute d’impression; ce ne peut être que 1943 (B.E.)
[23] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, pp. 115/116, pp. 119-121
[24] Victor Redsons, Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970), suivi de Problèmes du Mouvement Communiste Haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 33
[25] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, LaSalle, 1978, p.30
[26] Franck Blaise, Le problème agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 95
[27] Kethly Millet, op. cit., p. 31
[28] Victor Redsons, op. cit., p. 33
[29] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, 1978, p. 62
[30] Kethly Millet, op. cit., pp. 31-32
[31] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, 1978,p. 309
[32] Selon Franck Blaise, c’est la loi du 22 Mars 1935, voir: Le problème agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 108
[33] Paul Moral, op. cit., p.311
on notera que Victor Redsons dans sa Genèse des rapports sociaux en Haïti, p. 42, reproduit textuellement ce paragraphe sans mention de source
[34] Franck Blaise, op. cit., p. 109
[35] Paul Moral, op. cit., p. 312
[36] En réalité, il semble qu’il s’agisse du décret-loi du 4 décembre 1946, qui crée l’Office National du Café
[37] relative au cadastre
[38] Franck Blaise, op. cit., p. 129
[39] Paul Moral, op. cit., pp. 312-313
[40] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 286
[41] id., pp. 286-287
[42] id., p. 64
[43] id., p. 288
[44] Paul Moral, Le Paysan Haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 65
[45] Paul Moral, op. cit., p. 65
[46] Franck Blaise, Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, pp. 119-120
[47] id., p. 103
[48] id., p. 105
[49] id., p. 104
[50] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, La Salle, Québec, 1978, p. 9
[51] J.C. Dorsainvil, Histoire d’Haïti, cite par Kethly Millet, op. cit., p. 10
[52] Kethly Millet, op. cit., p. 52
[53] Kethly Millet, op. cit., pp. 44-45
[54] Kethly Millet, op. cit., p. 46
[55] Kethly Millet, op. cit., p. 45
[56] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 60
[57] Kethly Millet, op. cit., pp. 52-53
[58] Kethly Millet, op. cit., p. 54
[59] Kethly Millet, op. cit.,p. 11
[60] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 60
[61] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, La Salle, 1978, pp. 113-114
[62] Suzy Castor, La ocupación norteamericana de Haití y sus consecuencias 1915-1934, citée par Kethly Millet, op. cit., pp. 11-12
[63] Paul Moral, op. cit., p. 72
[64] Diagnostic de la situation foncière de Dévésien/Napple, Mars 2001, cité dans HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05
- Details
- Category: – Le foncier (17)
La problématique de l’Artibonite
Articles publiés dans Haïti en Marche
d’octobre 2005 à janvier 2006
Les conflits dans l’Artibonite
La semaine dernière, nous avions terminé notre survol de la résistance paysanne (voir HEM, Vol. XIX, # 34 et 36) sur le constat que, après la désoccupation, le monde paysan a cessé de participer à la vie politique [1], mais que le contrôle de la terre est resté une source de conflits qui pouvaient être l’occasion de déchaînements d’une violence inouïe, et nous citions le cas de l’Artibonite. Pour illustrer cette affirmation, nous pouvons reprendre, avec quelques mises à jour, un texte datant de février 1998 et rédigé dans le cadre des activités pilotes de réforme agraire dans le Bas Artibonite.
Dès que l’on parle de l’Artibonite, aussitôt le problème des conflits terriens est soulevé, et il y a pour cela de bonnes raisons. En effet, on peut rencontrer des conflits terriens un peu partout dans le pays, mais l’Artibonite reste le zone la plus « chaude ».
Le point de départ
Pour comprendre les raisons de cette situation particulière de l’Artibonite, il faut se rappeler le changement qu’a provoqué la construction du système d’irrigation à partir des années 50. Jusque-là ces terres n’avaient pas une grande valeur agricole et les petits paysans l’occupaient, s’adonnant à une agriculture de subsistance, sans être inquiétés par qui que ce soit. La construction du système va tout changer.
Déjà avant même que les travaux n’aient commencé, des gens de Port-au-Prince se mirent à acquérir de la terre. Le cas plus célèbre est celui de Salim Attié. C’est un Libanais, dit-on, vivant sur le sol d’Haïti et qui a été marié à une haïtienne. Vivant dans la sphère des grandes décisions gouvernementales, vers les années 40, il savait qu’on allait irriguer la Vallée de l’Artibonite…Etant au courant, Attié s’est rendu dans l’Artibonite pour y faire des achats de terrain. Le bruit a couru dans toute la Vallée, qu’un Blanc venait acheter des terres qui, à l’époque, ne représentaient pas grand’chose. Les terres étaient totalement en friche. [2]
On peut questionner la valeur de telles transactions, étant donné que le vendeur ne disposait pas des mêmes informations que l’acheteur. Ce serait un cas de ce que l’on appelle dans la législation française “un délit d’initié”.
Une autre manière de s’approprier de la terre a consisté, pour certaines personnes, à tirer parti de la proximité du pouvoir. A titre d’exemple, on peut citer quelque noms: celui d’Arsène Magloire, frère aîné du Général Paul Magloire, Président de la République de 1950 à 1956, celui de Luc Albert Foucard, gendre de François Duvalier, et celui de Zacharie Delva, dont François Duvalier avait fait une sorte de proconsul dans l’Artibonite.
Typologie des Conflits
L’existence de ces conflits a donné lieu à une littérature relativement abondante ; on peut signaler, par exemple, que nombre d’étudiants de l’Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, eux-mêmes souvent originaires des zones en conflit, ont rédigé leur mémoire de sortie sur l’un ou l’autre de ces conflits ; mais il y a eu bien d’autres travaux visant à analyser ces conflits et à proposer des solutions.
C’est ainsi qu’un document de la Commission Justice et Paix des Gonaïves, en date du 10 Janvier 1995, propose une classification des conflits en deux catégories :
- il y aurait les conflits entre paysans, comme celui de Latapie, dans la commune de Grande Saline, qui oppose les paysans de Anwo Lakou à ceux de contre paysans Anba Lakou, ou celui qui oppose, dans la commune de la Petite Rivière de l’Artibonite, les paysans Blain à ceux de Brizard ;
- et puis les conflits opposant grands propriétaires et petits paysans: héritiers Veuve Tétard contre Salim Attié, à Hatte Chevreau, commune de Lestère, héritiers Bricourt contre le même Salim Attié, toujours dans la commune de Lestère, paysans contre Madame Aimé, à Trois Bornes, commune de Desdunes, paysans contre Polinyce Volcy à Gervais, 5ème section communale de St Marc, paysans contre Edouard Vieux, à Bocozelle, toujours dans la 5ème section communale de St Marc, paysans contre Olivier Nadal, à Délugé, 1ère section communale de St Marc.
Mais on doit retenir que souvent, du fait que les grands propriétaires s’ingénient souvent à opposer paysans et paysans, il est difficile de faire la distinction entre des conflits grand propriétaires/paysans et des conflits paysans/paysans. Ainsi certains conflits, classés dans une catégorie dans le rapport de la Commission Justice et Paix des Gonaïves de Janvier 95, peuvent être considérés aussi comme faisant partie de l’autre catégorie :
- le conflit de Desdunes, présenté comme opposant les paysans à Mme Aimé, est aussi un conflit entre “Moun nan lakou” et “Moun lòt bò kanal”;
- le conflit de Gervais, présenté comme opposant les paysans au grand propriétaire Polinyce Volcy, est aussi un conflit entre paysans de Gervais et paysans de Guiton;
- le conflit de Piatre, présenté comme opposant les paysans aux grands propriétaires Nadal et D’Méza, est aussi un conflit entre paysans de Piatre et paysans de Délugé.
Aussi est-il probablement préférable, plutôt que de s’attarder à une typologie qui risque de faire perdre de vue une bonne partie de la réalité, de considérer les protagonistes en présence dans les différents conflits.
Bernard Ethéart
Les protagonistes
Dans notre premier coup d’œil sur les conflits terriens dans l’Artibonite (HEM, Vol. XIX, # 37), nous avions mentionné une typologie proposée par la Commission Justice et Paix des Gonaïves, dans un document en date du 10 Janvier 1995 ; mais nous avions également signalé les faiblesses de cette typologie, car certains conflits, classés dans une catégorie pouvaient être considérés aussi comme faisant partie de l’autre ; et nous en arrivions à la conclusion qu’il était probablement préférable, plutôt que de s’attarder à une typologie qui risque de faire perdre de vue une bonne partie de la réalité, de considérer les protagonistes en présence dans les différents conflits.
On peut identifier trois protagonistes : les grandons, les gérants et les paysans,
Les grandons
Le terme de grandon par lequel on désigne le grand propriétaire tirerait son origine d’une pratique courante chez les premiers gouvernements de la République. Entre 1843 et 1915, tous les gouvernements qui se sont succédé ont gardé l’habitude de faire des dons en propriété à des amis et favoris etc... Les bénéficiaires de ces fameuses donations sont connus sous le nom de « grandons ». [3] En fait cela remonte encore plus haut que 1843, pas mal de ces dons sont le fait du Président Jean-Pierre Boyer, qui a laissé le pouvoir en 1843.
Par extension on utilise le terme de grandon pour tout grand propriétaire, indépendamment du mode d’acquisition de la terre.
L’une des grandes caractéristiques du comportement du grandon est le faire valoir indirect: il ne cultive pas directement la terre, mais la donne en fermage ou en métayage à des petits paysans. Il en résulte une situation conflictuelle classique, où les intérêts de la classe des grandons, propriétaires de la terre, sont en contradiction avec ceux de la classe des fermiers ou métayers, qui ne possèdent que leur force de travail.
Les gérants
La situation se complique du fait que les grandons intercalent entre eux-mêmes et les fermiers ou métayers une nouvelle catégorie: les gérants.
Les conditions de la culture du riz, en particulier, tout ce qui a à voir avec l’irrigation, imposent une certaine coordination dans le travail des fermiers et métayers; l’ensemble que forment les parcelles cultivées par un nombre parfois très élevé de paysans, doit être géré comme une entité. C’est cette entité que les gens de la plaine de l’Artibonite désignent quand ils parlent de “la ferme”. Cette ferme doit être gérée par quelqu’un qui assurera la coordination mentionnée plus haut.
Mais, étant donné que l’on est, au départ, dans une situation conflictuelle, ce gérant n’a pas seulement une fonction de gestion, en tant que représentant du grandon, il a aussi une fonction de répression. Pour être sûr qu’il sera en mesure de remplir cette seconde fonction, on le choisit dans la catégorie de ceux qui ont la pratique des méthodes répressives, et on lui donne les moyens de s’imposer, le premier de ces moyens étant le pouvoir de décider souverainement qui recevra une parcelle à travailler.
Un nouveau front est ainsi créé, qui oppose ces intermédiaires aux fermiers et métayers, et ce nouveau conflit est beaucoup plus virulent du fait que les parties en opposition sont socialement et géographiquement plus proches l’une de l’autre.
Cette situation n’est pas sans analogie avec celle qui existait sur l’habitation coloniale, le grandon étant l’équivalent du colon, les fermiers et métayers étant dans une situation rappelant celle des esclaves, tandis que le gérant est l’équivalent du commandeur, dont le pouvoir était symbolisé par le fouet.
Dans la conjoncture actuelle, ce conflit a pris une tournure politique, du fait que les petits paysans ont mis tous leurs espoirs d’amélioration de leur situation dans le mouvement Lavalas, alors que les gérants, tout naturellement, se sont retrouvés dans le FRAPH.
Les paysans
L’objectif premier du paysan est de trouver de la terre à travailler dans les meilleures conditions possibles. La rente foncière perçue par le grandon représentant un prélèvement bien plus important que la ferme perçue par l’Etat, il va utiliser une stratégie qui consiste à tenter d’éliminer le grandon en contestant son titre de propriété, affirmant que la terre appartient au domaine privé de l’Etat. Quand on se souvient de la manière dont nombre de ces grandons ont constitué leurs domaines, on comprend que cette stratégie peut être porteuse de fruits. De plus, les paysans s’appuient souvent sur le fait que de 1975 à 1986, conformément à la loi du 28 Juillet 1975, les terres en conflits ont été gérées par l’ODVA.
Il est cependant un élément qui peut profondément modifier l’attitude du paysan: la pression démographique sur la terre. Les paysans sont conscients du fait qu’il n’y a pas assez de terre pour satisfaire tous ceux qui en voudraient. Il arrive donc que certains prennent fait et cause pour le grandon, dans l’espoir qu’il leur donnera en récompense une parcelle à travailler. Le grandon, ou son représentant, le gérant, peut donc, par la promesse d’attribution de parcelles, lever une petite armée qu’il enverra combattre ceux qui prétendent que la terre appartient à l’Etat.
Récemment, dans un article intitulé La résistance paysanne (HEM, Vol. XIX, No.34, du 21-27/09/05), nous avions indiqué comment les rapports de dépendance entre le grand propriétaire et ses fermiers et métayers peuvent permettre au grand propriétaire peut utiliser ses métayers comme piétaille dans ses luttes pour le pouvoir. [4] Ce sont ces mêmes rapports de dépendance qui permettent au grandon de provoquer des luttes opposant des paysans à des paysans, une pratique qui n’est pas limitée à l’Artibonite, comme on a pu le voir à l’occasion de la tragédie de Jean-Rabel.
Bernard Ethéart
Le grandon
En parlant des Protagonistes des conflits terriens de l’Artibonite (voir HEM, Vol XIX, No. 38, du 19-25 octobre 2005), il y a une catégorie qui a été oubliée : « les chefs de guerre ». Il faudra consacrer un article à ces personnages hauts en couleur, qu’il s’agisse de mercenaires, à la Ceboule, de grands propriétaires potentiels, style Tino, ou de personnes pour lesquels le conflit est une sorte de sport, comme Ti Mayotte.
Nous avions, par contre, mentionné les grandons ; mais compte tenu de l’importance de ces personnages dans le paysage, nous reprenons ici un texte bien plus récent, dans lequel nous essayons de faire comprendre au nouveau Ministre de l’Agriculture, qui n’est pas aussi familier avec les problèmes de l’Artibonite que l’était un Gérald Mathurin, les raisons de certaines prises de position de l’INARA.
Nos premières interventions dans l’Artibonite avaient pour premier objectif de tenter de trouver une solution à des conflits vieux de plusieurs années, pour ne pas dire plus, et qui de temps en temps, con-naissaient des éruptions d’une extrême violence. Dans un premier temps, il nous a fallu nous familiariser avec cette situation, nouvelle pour nous, afin de déterminer la meilleure façon d’arriver à porter cet apaisement que tous attendaient de l’INARA.
Cette première analyse nous a conduit à la conclusion que les conflits dans l’Artibonite n’étaient pas seulement des conflits terriens, mais comprenaient également une composante sociale importante. Autrement dit, quand des paysans, exploitant une terre en faire valoir indirect, se soulèvent contre un propriétaire, c’est certes parce qu’ils contestent son droit de propriété, mais aussi parce qu’ils se révoltent contre les rapports de production que leur impose ce propriétaire.
Nous avons donc été menés à analyser ces rapports de production et cette analyse nous a orientés vers une meilleure compréhension de cette « institution » que l’on retrouve certes dans tout le pays, mais qui dans l’Artibonite a une importance particulière, le grandon.
Dans le concept de grandon, il faut distinguer plusieurs connotations :
· Il y a d’abord une connotation historique :
Au départ, le grandon est celui qui a bénéficié d’un de ces « dons nationaux » faits aux généraux qui ont participé à la guerre d’indépendance.
· Sur cette connotation historique vient se greffer une connotation « politique » :
Par la suite, la pratique des dons nationaux s’est dévoyée, et on a vu des personnes qui en bénéficiaient simplement parce qu’elles étaient proches du pouvoir. Dans l’Artibonite on a eu des cas de dons de Boyer, don au capitaine Morette, don à la veuve Morette, mais qui relèvent plutôt de cette catégo-rie.
· Cette seconde connotation va dériver vers une connotation légale :
Le pays connaît nombre de cas, et l’Artibonite ne fait pas exception, de personnes qui sont arrivés à prendre possession de vastes domaines en utilisant des moyens parfaitement illégaux : élimination d’un concurrent par la violence, « privatisation » de terre de l’Etat, fabrication de faux titres de propriété, ce dernier cas donnant lieu à d’interminables procès, que certains avocats s’amusent à faire traîner en longueur, quand ils ne sont pas eux-mêmes au départ du procès, au point que l’on peut rencontrer des paysans qui sont devenus d’incroyables procéduriers.
· La motivation de ce comportement se retrouve dans la connotation économique :
La propriété d’un grand domaine peut assurer au grandon des revenus appréciables. Ceci est particulièrement vrai dans l’Artibonite, où depuis la construction du système d’irrigation, la valeur agronomique de la terre a augmenté considérablement, ce qui explique cette ruée vers la zone à partir des années cinquante.
· Nous arrivons enfin à la connotation sociale :
En fait, cette connotation sociale est double, selon que l’on se place dans l’optique du grandon lui-même ou dans celle du cultivateur.
Dans l’optique du grandon, la propriété d’un grand domaine symbolise son appartenance à une catégorie sociale qui reproduit le mode de vie de la classe dominante à l’époque coloniale. Cela se traduit dans certaines façons de s’exprimer, quand, par exemple, il parle de « ses » métayers, jusqu’à Edouard Vieux qui se présente comme « le duc de Bocozelle ».
Dans l’optique des métayers, ce sont les relations qu’ils entretiennent avec le grandon qui sont importantes.
Ces relations sont d’abord dans le domaine économique. On pourrait les caractériser par le terme « exploitation », quand on considère le niveau des prélèvements, directs ou indirects, opérés par le grandon. Mais il y a aussi le « contrôle » exercé par le grandon sur les activités économiques du métayer. Dans la plaine de l’Artibonite, le grandon peut imposer au métayer le choix du commerçant qui le fournira en intrants, ou du propriétaire du moulin à qui il donnera son riz à traiter, ou du transporteur qui amènera son riz au marché ou au dépôt.
En dehors du domaine purement économique, le métayer a d’autres redevances vis-à-vis du grandon. Ainsi, quand il prend au grandon la fantaisie de se lancer dans la compétition politique, il attend de son métayer qu’il l’appuie dans ses campagnes, quitte à servir de chair à canon, si la compétition prenait une tournure militaire, comme ce fut si souvent le cas avant l’occupation nord-américaine. C’est, entre autre, ce qui a conduit certains auteurs à parler de structure féodale pour parler des relations entre le grandon et ses métayers ; on sait en effet que le serf du moyen age européen devait un « service militaire » à son seigneur.
Mais cela peut aller encore plus loin, jusqu’à des interférences du grandon, ou de son représentant, le gérant, dans la vie privée du métayer. Ainsi dans l’Artibonite, des informateurs nous ont fait savoir qu’il pouvait arriver qu’un métayer ne puisse pas aller à l’enterrement d’un parent ou d’un ami, parce que le gérant est ennemi du défunt et n’accepte pas que son métayer ait des relations avec lui.
Pour le cultivateur, ces relations sociales sont d’une telle importance qu’il en arrive à assimiler le gérant au grandon. Il ne faut pas oublier, en effet, que le plus souvent le grandon est un absentéiste ; il arrive que le cultivateur n’ait jamais rencontré le grandon ; à Desdunes, nous avons rencontré des paysans qui mettaient même en doute l’existence de Mme Aimé, présumée propriétaire de la ferme Trois Bornes. C’est donc avec le gérant, représentant du grandon, que le métayer est en relation ; dans l’Artibonite, quand le paysan parle du grandon, souvent c’est du gérant qu’il parle.
Cela a aussi pour conséquence que le conflit est plus virulent entre le métayer et le gérant que entre le métayer et le grandon. Le grandon est physiquement absent, et il appartient à une autre catégorie sociale. Le gérant, par contre, est bien présent, et il vient de la même origine sociale que le métayer ; sa position est donc considérée comme une trahison.
Bernard Ethéart
Les solutions proposées
Dans le premier article consacré aux conflits terriens dans l’Artibonite (voir Les conflits dans l’Artibonite, HEM , Vol. XIX, No. 37, du 12-18/10/05) j’avais signalé que ces conflits avaient donné lieu à une littérature relativement abondante ; ainsi nombre d’étudiants de l’Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, eux-mêmes souvent originaires des zones en conflit, ont rédigé leur mémoire de sortie sur l’un ou l’autre de ces conflits.
Nous avons déjà eu l’occasion de citer le travail de Serge Bordenave, qui a travaillé sur un des plus célèbres conflits, celui de la « ferme de Trois Bornes », opposant les représentants de Mme Christian Aimé à des paysans de Desdunes. Pour Bordenave, « Ces divers conflits sont dus à une non fixation des limites de propriété et de l’instabilité même du titre de l’étendue de “Hauteur d’Accueil Desdunes” connue sous le nom de “Trois Bornes” ». [5]
Un autre travail du même genre est le mémoire de Ronald Desormes [6] qui formule une série de propositions pour arriver à mettre fin aux conflits:
1. établissement d’un cadastre pour chacune des habitations,
· D’avance on appliquera en faveur de ces occupants le principe de la grande prescription. Sur les habitations en conflit ouvert on décidera en faveur du premier occupant,
· La terre doit appartenir à ceux qui la travaillent ;
2. Vu la progression démographique ... d’autres projets de développement ;
3. Pour faciliter l’application de ces mesures, les terres de la vallée doivent être nationalisées pour une période de temps que détermineront les circonstances.
Mais il n’y a pas eu que des universitaires à se pencher sur ces problèmes. Ainsi,dans la commune de Desdunes une commission de notables s’est attachée à présenter des propositions pour la résolution du conflit de Trois Bornes [7] :
· Tous les conflits sont à l’origine de la non-fixation des limites de propriété et de l’instabilité même du titre de l’étendue de Hauteur d’Accueil
· Nécessité d’augmenter le nombre des exploitants
· Que la superficie d’exploitation par famille ne dépasse désormais plus de deux ha
· Elire un Conseil de planteurs avec les fermiers et former une coopérative agricole
· 250 G par année et par ha
· Faciliter la présence des deux parties
· Comité des notaires et arpenteurs pour dresser le bornage des terres redistribuées
On doit citer enfin le rapport publié en Janvier 1995 par la Commission Justice et Paix des Gonaïves.
Pour commencer, ce rapport signale que tous ces conflits révèlent:
· la carence de l’Etat (pas de cadastre),
· la vénalité de la justice (qui appuie les plus offrants),
· la violence et la corruption de l’armée (achetée par des grands propriétaires).
Le rapport observe également que, dans la plupart de ces conflits, intervient la trilogie:
· les gros propriétaires terriens (grands dons),
· l’Armée d’Haïti comme corps de haute densité de corruption et d’impitoyable répression,
· les divers fonctionnaires de l’Etat corrompus (juges et membres de l’appareil judiciaire, arpenteurs, notaires, gros fonctionnaires de l’Etat.
Et il conclut qu’il revient au Gouvernement:
1. de prendre des mesures énergiques transitoires:
· mise des terres en conflit sous contrôle provisoire de l’Etat,
· retrait de tout militaire haïtien de ces zones car les soldats haïtiens recyclés et mis dans ces zones, sans aucune logistique, sont littéralement entre les mains des mieux armés de la population,
· présence de police internationale sur le terrain;
2. puis de prendre, dans un deuxième temps, des mesures définitives:
· mise en place d’un authentique cadastre,
· réforme agraire.
Bernard Ethéart
La première intervention
Quand on parle de l’intervention de l’INARA dans l’Artibonite, on ne retient que l’expérience pilote lancée le 2 novembre 1996 avec beaucoup d’éclat par le Président René Préval et menée tambour battant par Gérald Mathurin, à l’époque Ministre de l’Agriculture ; mais on ne sait pas, ou on oublie, que antérieurement, l’INARA s’était engagé dans une action bien plus discrète et, probablement, plus porteuse d’espoir.
Cette première intervention avait touché les deux fermes de Bertrand St Ouen, dans la localité de Bocozelle, 5ème section communale de St Marc, et de Trois Bornes, dans la commune des Desdunes, et se situait dans le cadre des activités de gestion de conflits qui faisaient alors le quotidien de l’INARA nouvellement créé. En effet, l’annonce de cette création avait soulevé beaucoup d’espoir chez les victimes des affrontements et nous étions sollicités de toutes parts.
Dans le cas de Bocozelle, le Directeur Général de l’INARA fut invité par le Ministre de l’Agriculture à faire partie d’une délégation devant se rendre sur le terrain, car le jour même de son installation, le 28 Juillet 1995, un affrontement avait fait de nouvelles victimes. Dans le cas de Desdunes, c’est le Directeur de l’ODVA qui invita l’INARA à participer à une rencontre qu’il organisait en vue de trouver le moyen d’éviter un nouvel affrontement entre « moun nan lakou », partisans du grandon, et « moun lòt bò kanal ».
Il faut savoir que ces deux fermes faisaient partie des terres dont l’Etat, en vertu de la loi dite « d’exception » du 28 juillet 1975, avait pris possession et faisait gérer par les techniciens de l’ODVA. Au départ de Jean-Claude Duvalier, le général Henri Namphy invita les « propriétaires lésés » à reprendre possession de leur biens et la Constitution de 1987, en son article 297, abrogeait la loi du 28 juillet.
Mais les paysans ont gardé la nostalgie de cette loi. Ils signalent en effet que la seule période durant laquelle la région ait connu la paix fut celle durant laquelle elle a vécu sous le régime de la loi d’exception. De plus, ils restent persuadés que les prises de possession décidées sous l’égide de cette loi sont bien un indicateur que les terres ainsi touchées étaient bien des terres de l’Etat, et le retour des grandons n’a fait que relancer les conflits.
Un des éléments qui mit le feu aux poudres est que les grandons, en reprenant possession de leur terre, et voulant punir les fermiers qui avaient travaillé sur la terre pendant le régime de la loi d’exception, les chassèrent pour les remplacer par d’autres paysans dont ils se garantissaient ainsi la fidélité.
L’affrontement de Bocozelle opposait ces deux catégories de fermiers. La visite de la délégation se fit le 8 août. Il fut décidé de mettre en application l’arrêté du 13 Janvier 1995. En effet, quelques mois après son retour au pouvoir et face à la recrudescence des incidents violents durant la « période du coup d’Etat », le Président Aristide prit cet arrêté qui autorisait l’ODVA à prendre provisoirement possession des terres en conflits de la vallée de l’Artibonite.
Concrètement, l’ODVA était censé procéder à un arpentage de la ferme Bertrand St Ouen et à lever les listes des fermiers dans chacun des deux groupes pour voir comment arriver à une liste unifiée. En attendant la terre était mise en quarantaine, autrement dit personne n’avait droit d’y travailler.
Ne disposant pas des moyens pour procéder à l’arpentage, l’ODVA s’adressa à la DGI, mais sans grand succès. La collecte des listes de fermiers n’eut pas plus de succès. Au bout de quelques mois, les paysans de Bocozelle, fatigués d’attendre, s’organisèrent pour reprendre leurs activités. Ils mirent donc sur pied un comité de gestion qui procéda à une distribution de parcelles.
Dans le cas de Desdunes, devant le refus du grandon d’envoyer des représentants aux rencontres organisées par l’ODVA, les paysans de « lòt bò kanal » interrompirent l’arrivée de l’eau d’irrigation, mettant en danger les plantations qu’avaient entamées les partisans du grandon.
Devant faire face à cette double situation, l’INARA a commencé par consulter les documents analysant les problèmes et proposant des solutions (voir Les solutions proposées, HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Au niveau des problèmes, il y a une sévère critique des carences de l’Etat qui se manifestent par :
1. la vénalité de la justice (qui appuie les plus offrants); les divers fonctionnaires de l’Etat corrompus (juges et membres de l’appareil judiciaire, arpenteurs, notaires, gros fonctionnaires de l’Etat) ;
2. la violence et la corruption de l’armée (achetée par des grands propriétaires), l’Armée d’Haïti comme corps de haute densité de corruption et d’impitoyable répression,
3. l’absence de cadastre, qui a pour conséquence la non fixation des limites des propriétés ;
4. l’instabilité des titres.
Concernant le second point, la Commission Justice et Paix demande le retrait de tout militaire haïtien de ces zones car les soldats haïtiens recyclés et mis dans ces zones, sans aucune logistique, sont littéralement entre les mains des mieux armés de la population, et réclame la présence de police internationale sur le terrain. Il faut se rappeler qu’au moment de la publication de ce rapport, les troupes étrangères qui ont ramené le Président Aristide étaient encore dans le pays.
Tout le monde s’accorde sur la nécessité de l’établissement d’un cadastre pour chacune des habitations, mais il semble que l’existence de l’ONACA ne soit pas connue de tous, ce qui expliquerait que l’on parle d’un comité des notaires et arpenteurs pour dresser le bornage des terres redistribuées.
Mais on aura remarqué que cette dernière suggestion parle des terres redistribuées ; on est donc en droit de supposer que certaines propositions vont dans le sens d’une modification au niveau du mode de tenure. De fait, le rapport de la Commission Justice et Paix parle de réforme agraire comme d’une mesure définitive. Mais, consciente de l’importance d’une telle opération, elle propose, comme mesure transitoire, mise des terres en conflit sous contrôle provisoire de l’Etat. Une idée qui est reprise par Ronald Desormes : Pour faciliter l’application de ces mesures, les terres de la vallée doivent être nationalisées pour une période de temps que détermineront les circonstances.
La commission de notables de Desdunes s’est penchée sur l’organisation de la production sur les fermes : élire un Conseil de planteurs avec les fermiers et former une coopérative agricole et elle prévoit que chaque fermier devra verser 250 G par année et par ha.
Il faut signaler enfin que le problème de la pression démographique sur la terre n’a pas échappé aux divers auteurs ; ainsi Ronald Désormes avance que vu la progression démographique vu la pression démographique il faut prévoir d’autres projets de développement, tandis que la commission de notables de Desdunes parle de la nécessité d’augmenter le nombre des exploitants, mais que la superficie d’exploitation par famille ne dépasse désormais plus de deux ha.
Bernard Ethéart
La première intervention 2
Toute intervention de l’INARA doit viser à atteindre des objectifs d’ordre économique et socio-politique. Sur le plan économique nous avons deux objectifs:
1. accroissement de la production agricole dans une perspective de sécurité alimentaire,
2. création d’emplois.
Mais aucune activité de production n’est possible si les producteurs sont en train de chercher la meilleure occasion de se couper mutuellement la tête. D’où cet objectif socio-politique qu’est la résolution des conflits et qui représente une condition de réalisation des objectifs économiques.
Or, de l’avis des différents auteurs que nous avons pu consulter à l’époque (voir Les solutions proposées, HEM Vol. XIX, No. 41 du 09-15/11/05) la solution des conflits passait nécessairement par des mesures énergiques visant à suppléer aux carences de l’appareil de l’Etat. Cette jeune institution qu’était l’INARA, avec une équipe réduite à une demi-douzaine de personnes n’avait aucun moyen d’agir sur l’appareil judiciaire ou sur la force publique.
Notre choix a été d’offrir une autre image de l’Etat ; un Etat non corrompu, un Etat à l’écoute des gens. Et ce deuxième point est lié à une compréhension de la période historique que nous étions en train de vivre. En effet, le pays était entré dans une phase de son histoire où la majorité de la population, jusqu’alors marginalisée, entendait participer à la vie publique, et ce pas seulement en allant périodiquement aux urnes. Ceci représentait la plus grande chance que nous ayons de faire les réformes nécessaires de manière durable.
Comme on l’a dit en plusieurs occasions, toute réforme agraire qui aurait été entreprise avant 1986, n’aurait pu être que le résultat de réflexions et de décisions de quelques personnes, éventuellement bien intentionnées, mais resterait à la merci de tout changement au niveau de l’équipe au pouvoir. Après 1986, par contre, la réforme étant portée par la majorité, il ne serait plus aussi facile de faire marche arrière.
A notre avis, ce qui valait pour la réforme agraire d’une manière générale valait aussi pour tous les domaines d’intervention de l’INARA, et en particulier pour la gestion des conflits. En conséquence, nous avons fait le choix, plutôt que de faire appel à la “force publique” pour imposer une décision, de nous appuyer sur les organisations paysannes existant dans la zone pour arriver à des actions fondées sur le consensus.
La première mise en application de cette décision visait à gérer le conflit gérant-paysans dont on a déjà vu (voir Les protagonistes, HEM. Vol. XIX No. 38 du 19-25/10/05) les raisons sociologiques qui expliquaient sa particulière virulence. La résolution de ce conflit passe par l’élimination du gérant. On élimine ainsi toutes les pratiques répressives qui font partie de ses attributions, tandis que sa fonction de gestion de la ferme est reprise par les producteurs eux-mêmes à travers un comité de gestion qu’ils éliront, conformément à l’une des recommandations de la commission de notables de Desdunes (voir La première intervention, HEM Vol. XIX No. 42 du 16-22/11/05).
Ceci revient à une limitation du droit de propriété du grandon. En effet, du mémoire de Emerson Jean-Baptiste [8] nous avons tiré que trois prérogatives sont liés au droit de propriété: l’usus, l’abusus et le fructus.
- l’usus est la qualité que possède le propriétaire d’user de la chose comme bon lui semble;
- l’abusus est le droit qu’a le propriétaire de disposer de la chose suivant son gré;
- le fructus confère au titulaire du droit la faculté de percevoir et de recueillir les fruits de son bien.
La formule que nous avons choisie limite donc le droit du grandon en lui enlevant la gestion de son bien, autrement dit l’usus. Sa mise en application s’est faite de manière différente à Bocozelle et à Desdunes.
A Bocozelle, comme on l’a déjà dit (voir La première intervention, HEM Vol. XIX No. 42 du 16-22/11/05), ce sont les paysans eux-mêmes, fatigués d’attendre les mesures que devait prendre l’ODVA, qui s’organisèrent pour reprendre leurs activités. Ils mirent donc sur pied un comité de gestion qui procéda à une distribution de parcelles.
A Desdunes, mis en face de l’interruption de l’arrivée de l’eau d’irrigation, le grandon fit appel à l’INARA. Au cours d’une rencontre avec ses représentants, nous avons insisté pour que leurs deux gérants, qui ont particulièrement mauvaise réputation soient éliminés ; ils ont fini par accepter le principe et décidé de demander à un commerçant en intrants agricoles, qui connaît bien la zone, de choisir un remplaçant. Nous avons alors averti les paysans de cette décision, leur recommandant de s’arranger pour qu’ils participent à ce choix. Trois semaines plus tard un accord était signé qui installait un comité de gestion de cinq personnes et comprenant des représentants du grandon et des paysans.
La seconde mise en application de cette décision de recourir à la participation des paysans fut notre collaboration avec la Komisyon pou la pè nan 5e. Ce petit groupe était né de l’initiative d’une organisation de base, le ROP5 (Rasanbleman Oganizasyon Peyizan 5e Seksyon) dans une zone particulièrement chaude, la 5e Section Communale de St Marc. Appuyé par le curé de Pont Sondé et les membres de la MICIVIH stationnés à St Marc, il était arrivé à obtenir un premier succès dans le cas du célèbre conflit Gervais-Guiton.
Mis au courant de l’existence de ce groupe, l’INARA l’a contactés et développé une forme de coopération. Pour comprendre notre démarche, il faut savoir que l’annonce de la création de l’INARA avait réveillé de grands espoirs au sein d’une population lasse des manœuvres de l’appareil judiciaire et épuisée par les débours occasionnés par le recours aux services d’hommes de loi pas toujours honnêtes.
Le « succès » de notre initiative dépassa tout ce que nous avions pu imaginer. C’est une véritable foule de « plaignants » qui se pressait chaque mercredi dans la cour du presbytère de Pont Sondé pour présenter leurs doléances dans l’espoir d’obtenir une solution équitable à leurs problèmes. Ces propos d’un paysan de Chevreau-Descloches donne une idée de l’idée qu’il se faisait de l’INARA : « Si tu as un problème, tu vas voir le Juge de Paix ; si tu n’est pas satisfait de son jugement, tu vas au Tribunal Civil ; si tu n’est toujours pas satisfait, tu vas en Appel ou en Cassation ; ton dernier recours c’est l’INARA » !
Nous avons du, bien sur, libérer le curé de Pont Sondé de ces invasions hebdomadaires et transférer le local de ces rencontres sur le campus de l’ODVA ; puis nous avons du créer une instance chargée de traiter des conflits terriens, ce qui fait que la Direction Départementale de l’INARA dans l’Artibonite est la seule à être dotée d’un Service Juridique. L’intervention du gouvernement à son plus haut niveau avec le lancement de l’expérience pilote de réforme agraire en novembre 1996 a créé une toute nouvelle situation, mais ceci est une autre histoire.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 43, du 23-29/11/05
Le projet pilote
La première intervention de l’INARA dans l’Artibonite (voir HEM, Vol. XIX, Nos. 42 et 43) était axée sur la résolution des conflits. A partir de février 96, un autre acteur va apparaître sur le terrain, le Président René Préval, fraîchement installé, avec un autre agenda : la production agricole et, en premier lieu, la relance de l’ODVA.
On pense que l’intérêt de René Préval pour l’ODVA doit remonter à l’époque où son père, l’agronome Claude Préval, était Directeur Général de cette institution. Quoi qu’il en soit, le nouveau président n’était pas au pouvoir depuis un mois qu’il se rendait à Pont Sondé pour entendre les critiques et suggestions des techniciens, mais aussi, à l’occasion de grands rassemblements, les revendications des paysans.
Cela aboutira à la formation du Comité de Suivi de l’ODVA, constitué de (1) un représentant de chacune des huit communes du Bas Artibonite, Lestère, Desdunes, Grande Saline, St Marc (plus spécifiquement la 5ème section communale de Bocozelle), Marchand-Dessalines, Petite Rivière de l’Artibonite, Verrettes, la Chapelle, désigné par les organisations paysannes de ces communes, (2) trois représentants de l’association des CASEC de l’Artibonite et (3) trois représentants de l’association des maires de l’Artibonite.
La fonction de ce comité était, après une période d’observation, de proposer des recommandations quant à la structure et le fonctionnement de l’ODVA. Et de fait, quelque cinq mois après sa mise sur pied, ce Comité de Suivi produisait un document dont la proposition la plus importante prévoyait la disparition de l’ODVA en tant qu’organisme autonome et sa réintégration dans la structure du MARNDR en tant que Sous-Direction Départementale dans le Bas-Artibonite (SODABA).
Le document prévoyait aussi la dissolution du Comité de Suivi dans sa forme initiale et son remplacement par un nouveau comité, formé selon le même modèle, et qui aurait la fonction non seulement de faire le suivi des activités de la SODABA, mais aussi de participer à sa gestion. Pour en finir avec ce point, on peut signaler tout de suite que la proposition de transformation de l’ODVA en SODABA ne s’est jamais faite, de sorte que le Comité de Suivi, dont la disparition était liée à celle de l’ODVA, a continué d’exister pratiquement jusqu’au départ du Président Préval.
Ce qu’il faut savoir, c’est que, au début de tout ce processus, l’INARA était pratiquement absent. Certes nous étions toujours engagés dans les activités de médiation, mais, en dehors de cela, nous avions entrepris toute une série de rencontres avec des organisations paysannes dans le département du Nord-Est. En effet, dès les mois de novembre/décembre 1995, nous étudiions, avec l’accord du Ministre de l’Agriculture d’alors, l’agronome David Nicolas, les moyens de lancer une opération pilote dans les terres de l’ancienne Plantation Dauphin.
C’est en juillet 1996, que le Ministre Mathurin, lui-même en tournée dans le Nord et le Nord-Est, m’informa que le Président me demandait de concentrer toutes mes activités sur l’Artibonite. Apparemment ses discussions avec le Comité de Suivi l’avaient convaincu que tous les efforts de réforme de l’ODVA ne porteraient pas de fruit tant s’ils n’étaient pas accompagnés d’une réforme au niveau des modes de tenure.
Il est possible aussi que la présence de Gérald Mathurin comme Ministre de l’Agriculture du cabinet Rosny Smarth ait joué un rôle dans le virage pris par le gouvernement. Mathurin a en effet travaillé dans l’Artibonite, comme jeune agronome, sous le régime de la loi d’exception du 28 juillet 1975 ; il fut ensuite Directeur Général de l’ODVA en 1991, et c’est le coup d’Etat de septembre 1991 qui le chassa de son poste. Il avait donc une bonne connaissance des problèmes de la zone et sa nouvelle position lui offrait probablement une formidable occasion de mettre en œuvre les solutions qu’il avait envisagées.
En tout cas, à partir de ce moment, le campus de l’ODVA est devenu le théâtre d’activités fébriles ; sous le leadership du ministre, réunions et visites de terrain se succédaient, en vue de déterminer les modalités d’atteindre l’objectif qui était l’installation de familles paysannes sur des terres contrôlées par l’INARA, en leur garantissant
- la sécurité de leur installation,
- une parcelle de dimension raisonnable,
- une infrastructure d’irrigation acceptable,
- un approvisionnement en intrants assuré,
- un programme de crédit,
- un encadrement technique.
On aura constaté, à la lecture de cette énumération, que des six points mentionnés, seul le premier, la sécurité des exploitations, relève de la compétence de l’INARA. En effet, l’irrigation, l’approvisionnement en intrants, l’encadrement technique, sont de la compétence de l’institution chargée de l’appui à la production, l’ODVA ; le crédit est du domaine d’une institution spécialisée, le Bureau de Crédit Agricole, BCA. Tous ces points ont été réunis dans ce que nous avons appelé les mesures d’accompagnement qui doivent garantir que l’opération de distribution de parcelles atteigne ses objectifs d’augmentation de la production et d’amélioration des conditions de vie des exploitants. Quand à la dimension de la parcelle, qui est le point sur lequel l’expérience pilote a été le plus critiquée, nous aurons à y consacrer un chapitre à part.
Dans cette expérience pilote, la tâche de l’INARA était donc de créer une situation qui assurerait la sécurité des exploitants qui allaient bénéficier des interventions au niveau de la structure foncière. Pour comprendre les actions entreprises pour assurer cette sécurité on peut se référer à l’étude financée par la FAO et la BID en appui à la définition d’une politique agraire [9]. Selon cette étude, trois éléments sont essentiels à la garantie de la sécurité foncière :
- L’identification des personnes,
- L’identification des biens,
- La définition des droits.
Dans les publications à venir, nous exposerons ce qui aura été entrepris au niveau de chacun de ces trois éléments.
Bernard Ethéart
La définition des droits
La semaine dernière, nous avons annoncé notre intention d’exposer ce qui aura été entrepris, dans le cadre de l’expérience pilote de réforme agraire dans le Bas Artibonite, au niveau des trois éléments essentiels à la garantie de la sécurité foncière : l’identification des personnes, l’identification des biens et la définition des droits (HEM, Vol. XIX, No. 44, du 30/11-06/12/05).
Nous commencerons avec la définition des droits qui est l’élément le plus crucial. En effet, on est en droit de remettre systématiquement en question toutes les prétentions des occupants ou « belligérants » vu le mode d’appropriation de la terre dans la zone autorise (HEM, Vol. XIX, No. 37, du 12-18/10/05) à quoi vient s’ajouter la vénalité de la justice (qui appuie les plus offrants) et les divers fonctionnaires de l’Etat corrompus (juges et membres de l’appareil judiciaire, arpenteurs, notaires, gros fonctionnaires de l’Etat) (HEM, Vol. XIX, No.42, du 16-22/11/05).
Pour toucher à cet élément, il fallait commencer par une remise à plat, une intervention de l’Etat qui gèlerait les conflits, de manière à permettre aux producteurs de se livrer paisiblement à leurs activités, en attendant qu’une formule pour la cessation définitive des conflits soit trouvée. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la proposition de Ronald Desormes : les terres de la vallée doivent être nationalisées pour une période de temps que détermineront les circonstances, ou celle de la Commission Justice et Paix des Gonaïves : mise des terres en conflit sous contrôle provisoire de l’Etat (HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Mais cette remise à plat ne pouvait être qu’une première étape vers une solution définitive ; or, pour cette solution définitive, il n’y avait que deux possibilités. On pouvait s’efforcer de résoudre l’imbroglio juridique des prétentions des différentes partie en conflit afin de remettre les terres à leurs légitimes propriétaires ; on pouvait réaliser une réforme agraire : l’Etat prendrait possession de toutes les terres et procéderait à une redistribution plus équitable, quitte à dédommager les propriétaires qui seraient arrivés à faire la preuve de la légitimité de leurs prétentions. C’est, semble-t-il, cette seconde formule qui avait la préférence de la Commission Justice et Paix des Gonaïves (HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Ceci dit, l’analyse des faits nous oblige à constater que les gouvernements haïtiens répugnent à prendre des mesures à caractère définitif. Au moins en trois occasions, on a franchi la première étape, celle de la remise à plat, mais on n’est jamais allé jusqu’au bout du processus.
Le première fois, ce fut avec la loi dite « d’exception » du 28 juillet 1975 dont nous avons déjà parlé (HEM, Vol. XIX, No. 42, du 16-22/11/05). Cette loi autorisait l’Administration Générale des Contributions à prendre possession provisoirement de toute étendue de terre en conflit et réputée être ou avoir été terre de l’Etat dans la Vallée de l’Artibonite, et d’en confier la gestion à l’Organisme de Développement de la Vallée de l’Artibonite, ODVA.
On s’accorde à constater que, jusqu’à l’arrivée de l’INARA, la seule période de paix qu’ait connu l’Artibonite fut celle durant laquelle il vivait sous le régime de la loi du 28 juillet, mais on sait quel sort elle a eu. En 1986, Henry Namphy, estimant que les prises de possession avait eu un caractère politique, invita les « propriétaires lésés » à reprendre leurs terres. Le coup de grâce vint en 1987 avec la Constitution qui, en son article 297, abrogeait « toutes les lois, tous les décrets-lois, tous les décrets restreignant arbitrairement les droits et libertés fondamentaux des citoyens notamment … la loi du 28 juillet 1975 soumettant les terres de la vallée de l’Artibonite à un statut d’exception… »
En 1995, le gouvernement se vit dans l’obligation de prendre des mesures. En effet, avec le retour des grandons, les conflits avaient repris, et René Préval, alors que, premier ministre, il essayait d’apporter la paix, s’est trouvé, au moins en une occasion, dans une situation assez délicate. De plus, les troubles qui ont caractérisé la période dite « du coup d’Etat » n’a pas amélioré les choses et les conflits étaient devenus d’une rare violence. Le 13 janvier 1995, le Président Aristide publia un arrêté qui reprenait les termes de la loi d’exception, mais, cette fois-ci, c’est l’ODVA qui était directement autorisé à prendre possession provisoirement des terres en conflits et réputées être ou avoir été terres de l’Etat dans la Vallée de l’Artibonite. On a vu que la seule tentative de mise en application de cet arrêté fut à l’occasion d’une reprise de conflit à Bocozelle, mais que l’ODVA n’avait pas les moyens de prendre véritablement les responsabilités qu’elle impliquait.
Quand donc l’INARA a entrepris sa première intervention (HEM, Vol. XIX, No. 42, du 16-22/11/05), le seul texte dur lequel il pouvait appuyer son action était l’article 4, alinéa h, du décret du 29 avril 1995 portant création de l’INARA, qui stipulait que l’INARA a pour attribution de contrôler et vérifier la validité des titres de propriété ; dans les cas litigieux, aménager un terrain d’entente entre les parties et si ce n’est pas possible, prendre une décision. Mais ce texte était très contesté, en particulier parce que le décret avait été pris en un moment de vacance parlementaire et n’avait jamais été ratifié par le parlement nouvellement élu.
En attendant soit la ratification du décret du 29 avril 1995, soit, encore mieux, le vote d’une loi cadre de réforme agraire, le Directeur Général insista auprès du Ministre de l’Agriculture pour qu’il convainque le Président de reprendre l’arrêté du 13 janvier 1995, mais en donnant cette fois à l’INARA l’autorisation de prendre possession provisoirement … etc. Ce fut l’arrêté du 23 octobre 1996, dont la grande innovation par rapport à la loi du 28 juillet 1975 et l’arrêté du 13 janvier 1995 est que le champ de compétence de l’INARA était élargi par rapport à celui de l’ODVA ou de la DGI ; l’autorisation ne valait pas seulement pour les terres de la Vallée de l’Artibonite mais s’étendait à l’ensemble du pays.
Pourtant cet arrêté était à la fois trop tardif et inapproprié. Trop tardif, parce que pendant près d’un an l’INARA n’a pu appuyer ses interventions que sur l’article 4, alinéa h, du décret du 29 avril 1995 mentionné plus haut ; inapproprié, parce que, entre temps, il n’était plus seulement question de gestion de conflits, mais de réforme agraire. En effet, dix jours après la publication de l’arrêté, soit le 2 novembre 1996, le Ministre de l’Agriculture, Gérald Mathurin, lors d’une grande cérémonie présidée par le Président de la République, lançait officiellement le projet de réforme agraire dans le Bas Artibonite.
Certes, cet arrêté était présenté, encore une fois, comme une mesure provisoire, en attendant le vote d’une loi-cadre de réforme agraire. Mais cette loi-cadre n’a jamais vu le jour ; pourtant ce n’est pas faute pour les cadres de l’INARA d’y avoir travaillé. Les premiers travaux ont été lancés par le Premier Ministre Rosny Smarth. Il avait formé, au sein de son cabinet, une petite commission chargée de définir les grandes lignes de cette loi-cadre. Par la suite, nous avons bénéficié de l’assistance technique d’un éminent juriste français, Me Daniel Giltard, mis à notre disposition par la Mission Française de coopération. Me Giltard effectué trois visites en Haïti, en mars 1997, en avril 1998 et en février-mars 1999, et à l’issue de ce troisième séjour, il nous proposait un jeu de textes législatifs :
· projet de loi-cadre de réforme en matière agraire et foncière,
· projets de lois d’application :
o loi relative à l’expropriation en vue de la constitution du secteur réformé,
o loi relative au droit de préemption de l’INARA,
· projet de décret du Président de la République relatif à la mise en œuvre de le réforme agraire.
Au niveau du Conseil de Direction de l’INARA, nous avons encore un peu travaillé sur le texte, tenant compte de certaines réalités que nous avions rencontrées sur le terrain, et nous l’avons acheminé à notre Ministère de tutelle. Par la suite, à chaque changement de cabinet et à la demande du Ministère, nous l’avons acheminé à qui de droit, mais personne n’a jamais pris la peine d’entamer le processus devant aboutir à son adoption par le Parlement.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 45, du 07-13/12/05
L’identification des biens
Après avoir parlé de la définition des droits (voir HEM, Vol. XIX, No. 45, du 07-13/12/05), nous devons aborder le second des trois éléments essentiels à la garantie de la sécurité foncière : l’identification des biens.
On se souvient que tous les documents traitant des causes de conflits dans l’Artibonite ont signalé l’absence de cadastre (Commission Justice et Paix des Gonaïves) ou « la non fixation des limites de propriété » (Serge Bordenave et la commission de notables de Desdunes) comme l’une des origines de ces conflits (voir HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Il s’agissait donc, au moment de lancer l’expérience pilote, de procéder au relevé cadastral des quatre habitations retenues pour ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la « première phase de la réforme agraire », en l’occurrence : la terre faisant l’objet du conflit Attié-Bricourt, dans la commune de l’Estère, la ferme Trois Bornes, dans la commune de Desdunes, la ferme Bertrand St Ouen, dans la 5ème section de St Marc (Bocozelle) et la ferme de Déseaux, dans la commune de Marchand-Dessalines.
Mais on se souvient également que la tentative de régler le conflit Bertrand St Ouen suite à la visite de la délégation ministérielle, le 8 août 1995, avait tourné court, parce que ni l’ODVA, ni la DGI, ne se sentaient en mesure de procéder à ce relevé cadastral (voir HEM, Vol. XIX, Nos. 42 et 43). L’INARA dut donc se donner les moyens de réaliser ce travail lui-même.
Ce fut la création de cette première « équipe génie-cadastre » constituée, au début, avec des techniciens empruntés à l’ODVA et la DGI. Par la suite, cette équipe fut renforcée et formalisée que sous la dénomination de Service Déconcentre de Génie, Cartographie, Topographie et Aménagement du Territoire (SDGCTAT), le terme de cadastre ayant été éliminé pour ne pas donner l’impression de vouloir piétiner les plates-bandes de l’ONACA.
On doit signaler que ce service a bénéficié de l’appui de la Coopération Française avec les visites de nombreux consultants qui ont grandement contribué à la formation du personnel et à l’introduction des techniques les plus modernes. On citera le passage de MM. Delbecque et Paradol, en octobre 1996, de M. Rech, en janvier-février 1998, de M. Reigner, en septembre 1999.
Tous ces techniciens ont été recrutés par M. Jacques Gastaldi de l’ANDAFAR (Association Nationale pour le Développement de l’Aménagement Foncier, Agricole et Rural), lui-même géographe, qui, entre 1997 et 1999, effectua quatre visites en Haïti. Durant la même période, M. Gastaldi organisa également des voyages d’études en France, en Côte d’Ivoire et en Guadeloupe pour des cadres de l’INARA, le Ministre Mathurin ayant participé à la mission de janvier 1997.
Signalons enfin que le SDGCTAT a aussi bénéficié de la présence de trois jeunes consultants géomètres : M. Benoit de Corbier, Septembre 1996 – décembre 1997, Jean-Michel Cosserat, novembre 1997 – janvier 1999, Yannick Galinat, juillet 1999 – septembre 2000.
Mais revenons à l’Artibonite. Une fois l’équipe de techniciens constituée, il s’agissait de mettre en train les activité de relevé cadastral ; mais tout de suite, on buta sur la grande difficulté que constituait l’absence de tout document fiable, plan d’arpentage ou autre, qui pourrait servir de point de départ aux opérations. Il fallut donc faire appel aux connaissances de la population. C’est ainsi que, pour chacun des habitations retenues, il fallu recruter des éclaireurs volontaires capables d’indiquer aux techniciens les limites généralement reconnues, mais aussi disposés à le faire.
Nous insistons sur ce dernier point car il ne faut pas oublier que nous sommes dans l’Artibonite, une zone où il peut être dangereux de s’aventurer en dehors des grandes voies de communication, si les raisons de ces déplacements risquent de réveiller la suspicion de certaines personnes. Il parut donc évident qu’il fallait prendre mesures pour assurer la sécurité des techniciens et des éclaireurs qui les accompagnaient.
Pour commencer, l’INARA s’est entendu avec les Commissaires de St Marc et des Gonaïves pour qu’ils mettent à sa disposition, à tour le rôle, et pour des périodes de deux semaines, un petit contingent de policiers chargés d’accompagner techniciens et éclaireurs sur le terrain. Par la suite la Direction Générale de la PNH décida de constituer une Unité de Sécurité de la Réforme Agraire (USRA) ayant à sa tête un commissaire. Un commissariat fut installé sur le campus de l’ODVA et des postes dans les localités de l’Estère, Desdunes, Chevreau Descloches, Bocozelle, Villard et Déseaux.
Toutes ces mesures étant prises, l’équipe de techniciens pouvait se mettre au travail et au 7 février 1996, elle avait pratiquement bouclé, pour les quatre habitations choisies, les trois grandes opérations de
- « fermeture » du périmètre,
- Relevé topographique,
- Etablissement du parcellaire.
Tout était donc prêt pour que l’on puisse procéder à la distribution des parcelles aux bénéficiaires identifiés au cours d’opérations dont nous parlerons la semaine prochaine.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 46, du 14-20/12/05
Identification des personnes
Après la définition des droits (voir HEM, Vol. XIX, No. 45, du 07-13/12/05) et l’identification des biens (voir HEM, Vol. XIX, No. 46, du 14-20/12/05), l’INARA devait également s’attaquer au troisième élément de la garantie foncière : l’identification des personnes. Avec cependant une nuance, il ne s’agissait pas d’identifier les personnes prétendant avoir des droits sur la terre, mais les personnes autorisées à la cultiver.
On se souvient que c’est à ce niveau que se situe l’un des éléments ayant provoqué la reprise des conflits à partir de 1986. En effet, et ce fut particulièrement le cas à Bocozelle, le grandon, en récupérant les terres dont l’Etat avait pris possession en vertu de la loi d’exception du 28 juillet 1975, voulut punir les fermiers qui avaient travaillé sur la terre pendant le régime de la loi d’exception. Il les chassa donc et engagea d’autres métayers (voir HEM, Vol. XIX, No.42, du 16-22/11/05).
En vue de prévenir tout soupçon de favoritisme, il fut décidé que l’identification des personnes, devant bénéficier d’une parcelle sur les périmètres dont l’INARA avait pris possession, serait faite au niveau de la population. C’est dans ce but que fut mis sur pied un deuxième type d’institution à travers lequel la participation de la population deviendrait effective.
On a déjà parlé du premier type, le Comité de Suivi de l’ODVA (voir HEM, Vol. XIX, No. 44, du 30/11-06/12/05) ; mais il faut signaler que, avec le lancement de l’expérience pilote de réforme agraire en novembre 1996, le Comité de Suivi a vu son champ de compétence s’élargir pour inclure :
- participation au choix des périmètres qui feraient objet des mesures de réforme,
- participation à l’établissement des critères de choix des bénéficiaires,
- participation à la définition du mode de désignation des bénéficiaires,
- participation à l’établissement des conditions d’attribution.
Le deuxième type fut le Comité d’Appui. L’idée du comité d’appui avait été lancée par Josué Domond, Chargé d’Appui à l’Animation et à la Structuration (CAAS) à la Direction Technique de l’INARA, à l’époque où nous cherchions un mécanisme de coopération avec les organisations paysannes du Nord-Est. Le principe de leur formation est identique à celui qui a été utilisé en d’autres occasions. Il s’agit de recenser les organisations existant dans une zone définie, commune, section communale, et de les inviter à désigner une ou deux personnes qui les représenteraient au sein de l’instance à créer.
Dans le cas de nos comités d’appui, nous avons élargi le cadre en ajoutant, aux représentants des organisations,
- un représentant du Conseil Communal,
- un représentant du CASEC
- un représentant du Comité de Suivi.
Quatre comités d’appui furent mis sur pied, dans les quatre zones où se trouvaient les périmètres choisis pour faire l’objet des mesures de réforme :
- commune de l’Estère, pour le périmètre objet du conflit Attié-Bricourt,
- commune de Desdunes, pour le périmètre Trois Bornes,
- 5ème section communale de St Marc, pour le périmètre Bertrand St Ouen à Bocozelle
- 2ème section communale de Marchand-Dessalines, pour le périmètre de Déseaux.
Bien que, dans le cas de l’expérience pilote, l’incitation à créer les comités d’appui était, en premier lieu, l’identification des personnes, devant bénéficier d’une parcelle sur les périmètres dont l’INARA avait pris possession, nous sommes revenus à la conception initiale du comité d’appui, désigné comme le premier partenaire de l’INARA dans la commune ou la section.
En ce sens, les comités d’appui devaient appuyer l’INARA sur divers points :
· Contacts avec la population :
o Informer sur la réforme agraire,
o Recevoir les revendications de la population,
· Inventaire des terres de l’Etat dans la commune ou la section,
· Inventaire des terres aux mains de grandons et des conditions d’exploitation,
· Etablir des dossiers sur les conflits,
· Préparer la liste des bénéficiaires potentiels,
· Organiser la formation des comités de gestion,
· Etudier les projets qui pourraient être exécutés,
· Analyser les rapports des comités de gestion,
· Chercher les solutions pour ceux qui n’ont pas pu obtenir de terre.
Programme ambitieux, s’il en fut et il faudra peut-être un jour, analyser, à lumière des résultats, si ses auteurs ont vraiment été de grands naïfs ou si ce programme a tout simplement été torpillé par ce virus qui affecte toutes les initiatives généreuses : la politique.
Quoiqu’il en soit, les quatre premiers comités d’appui se mirent en demeure de procéder à l’indentification des bénéficiaires, à partir de critères établis au cours de séances de travail auxquelles ont participé, sous la présidence du Ministre de l’Agriculture, des représentants de l’INARA, de l’ODVA et du Comité de Suivi.
Critères pour le Choix des Bénéficiaires
1. la terre sera attribuée à des familles, la famille étant définie comme un groupe des personnes vivant « au même feu et au même lieu ».
2. les familles bénéficiaires seront celle vivant dans les localités avoisinant les périmètres :
· Lestère, Grandrak, Ti Dedin, Penyen I et II, pour Lestère ;
· Otè Dakey, Nan Lakou, Lòt Bò Kannal, Dekawo, pour Trois Bornes;
· Dezo, Otfey, Jilbè, pour Déseaux ;
· Bokozel, Wo ak Ba Womèt, Bochro, Chatlen, Paskano, pour Bokozelle.
3. les familles qui étaient déjà sur la sur la terre seront prioritaires
4. les familles les plus nécessiteuses auront priorité ; l’ordre de priorité est ainsi établi:
· Familles qui n’ont pas de terre,
· Familles qui travaillent sur moins de ½ hectare en faire valoir indirect,
· Familles qui possèdent moins de ½ hectare,
5. les familles qui n’ont pas de terre, mais ont d’autres sources de revenu : activités professionnelles, boutique, banque de borlette etc, sont exclues.
Dans les articles qui suivront, nous traiterons des conditions d’attribution des parcelles.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 47, du 21-27/12/05
L’attribution des parcelles
Au cours des trois derniers articles, nous avons parlé ce qui a été entrepris au niveau de chacun des trois éléments essentiels à la garantie de la sécurité foncière : l’identification des biens (HEM, Vol. XIX, No. 45, du 07-13/12/05), la définition des droits (HEM, Vol XIX, No. 46 du 14-20/12/05), l’identification des personnes (HEM, Vol.XIX, No. 47, du 21-27/12/05).
Cependant, quand nous parlions de l’identification des bénéficiaires par les comités d’appui, la semaine dernière, nous n’avions pas mentionné la plus grande difficulté que ces comités d’appui ont eu à surmonter : arriver à retenir un nombre de bénéficiaires égal au nombre de parcelles délimitées par l’équipe topographique pour chaque périmètre.
En effet, quelles qu’aient été les restrictions imposées par les critères de choix des bénéficiaires, on avait dans chaque cas un nombre de candidats largement supérieur au nombre de parcelles à attribuer. C’est l’effet de la pression démographique sur la terre dont nous aurons à reparler ultérieurement.
Les comités d’appui se sont donc vus dans l’obligation d’exercer la plus grande rigueur dans l’application des critères, avec tout ce que l’on peut imaginer de pressions de la part des candidats ; pressions « douces », comme des tentatives de corruption, pressions « dures » par toutes sortes de menaces, y compris des menaces de mort.
Quoiqu’il en soit, les comités d’appui arrivèrent au bout de leurs peines et les bénéficiaires furent invités, au cours d’un grand rassemblement, à venir tirer eux-mêmes leur numéro de parcelle afin d’éviter que qui que soit ne soit accusé d’avoir favorisé l’un ou l’autre en lui attribuant une parcelle présentant de meilleures conditions de sol, d’irrigation ou de drainage. Une fois le tirage au sort achevé, les bénéficiaires furent mis au courant des conditions dans lesquelles ils pourraient jouir de cette parcelle.
Les conditions de l’attribution d’une parcelle comprenaient les droits et devoirs du bénéficiaire ainsi que certaines restrictions.
Droits du Bénéficiaire :
- Droit de jouissance de la parcelle jusqu’à ce que la loi en détermine le statut définitif.
Il ne faut pas oublier, en effet, que ces opérations se faisaient sur des terres dont l’INARA avait pris possession « provisoirement » en attendant qu’une loi sur la réforme agraire vienne fixer les conditions définitives d’attribution.
- Droit de bénéficier de tous les services offerts aux planteurs: irrigation, approvisionnement en intrants, crédit, etc.
Nous reviendron sur ce point à propos des mesures d’accompagnement.
Devoirs du Bénéficiaire :
- Cultiver la parcelle, en faire valoir direct, en suivant les directives de l’encadrement technique ;
- Respecter les bornes, ouvrages hydrauliques, pistes agricoles, et participer à l’entretien du réseau d’irrigation et de drainage ;
- Participer à tout programme agricole à la demande du MARNDR, tel le programme semencier, etc ;
- Participer à la gestion du périmêtre à travers l’organisation des planteurs ;
- Verser une redevance évaluée à 500 G/ha/récolte, les valeurs ainsi collectées seront réparties sur 4 fonds :
· un fonds pour l’entretien du périmêtre,
· un fonds d’assistance pour les fermiers,
· un fonds pour de petits projets communautaires,
· un fonds de développement régional
Restrictions :
- Le bénéficiaire ne pourra ni morceler, ni céder tout ou partie de la parcelle sous quelque forme que ce soit
- En cas de décès, l’INARA déterminera un autre représentant de la famille, en attendant la révision de la législation sur le droit de succession
Toutes ces conditions ont été consignées dans un contrat signé par le bénéficiaire, d’une part, les Directeurs Généraux de l’INARA et de l’ODVA et le Minsitre de l’Agriculture, d’autre part.
Dans les jours qui suivirent le chef de l’équipe de topographie procéda à l’opération « mete moun sou tè » qui consistait à remettre formelle la parcelle portant le numéro tiré par le bénéficiaire à son attributaire. Après quoi, ils ont été invités à venir sur le terrain prendre effectivement possession de la parcelle qui leur était attribuée.
Un dossier fut établi pour chaque bénéficiaire, avec une carte d’identification portant photo du bénéficiaire. Nous avons même profité de l’occasion pour permettre aux bénéficiaires d’obtenir leur carte d’identité fiscale. A la demande du MARNDR, la DGI envoya à Pont Sondé une équipe avec tout le matériel nécessaire ; l’expérience eut un très grand succès, malheureusement,au bout de quelques jours, les appareils de la DGI présentèrent des problèmes. L’équipe fut rappelée à Port-au-Prince et ne revint jamais.
On ne saurait terminer ce chapitre sans dire un mot des mesures d’accompagnement déjà mentionnées. Il s’agit de tout un paquet de mesures, qui ne relèvent pas de la compétence de l’INARA, mais qui sont indispensable si l’on veut que le bénéficiaire puisse réellement tirer profit de la parcelle qu’il a reçue.
En effet, comme tout le monde ne cesse de le répéter, il ne suffit pas de donner de la terre au paysan, il faut aussi le mettre en mesure de la cultiver. Cela suppose des interventions au niveau de l’infrastructure, des mesures d’accompagnement visant à assurer l’approvisionnement en crédit et en intrants l’encadrement technique des planteurs et une amélioration de leur équipement.
En ce qui concerne l’infrastructure, des travaux d’aménagement foncier ont été exécutés, qui devaient assurer que les parcelles soient bien irriguées et bien drainées. Pour ce qui est des mesures d’accompagnement proprement dites,
- le MARNDR avait déjà pris des dispositions pour un approvisionnement en engrais à un prix subventionné,
- l’ODVA entreprit des démarches pour l’approvisionnement en semences,
- le BCA accorda un crédit de 5.000 gourdes à chaque bénéficiaire,
- l’ODVA mit sur pied une équipe de techniciens chargés de la formation et de l’encadrement technique,
- plus tard on se lança dans l’acquisition de motoculteurs et de moulins qui furent mis à la disposition des planteurs.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 48, du 28/12/05-03/01/06
L’organisation des fermes réformées
On a déjà signalé (voir Les protagonistes, HEM, Vol. XIX, No. 38, du 19-25/10/05) que les conditions de la culture du riz dans l’Artibonite exigent, même quand les « fermes » sont exploitées par un grand nombre, quelques fois plusieurs centaines, de fermiers ou de métayers, que cette ferme soit gérée comme une entité.
Il faut en effet que tous les canaux et tous les drains soient curés régulièrement pour assurer une bonne irrigation des parcelles ; il faut que tous les fermiers respectent un calendrier cultural, de manière à éviter que l’un soit à une phase où il n’a pas besoin d’eau alors que son voisin en a besoin ; il faut, autant que possible, que tous les fermiers, au moins tous ceux qui sont sur un même « bloc d’irrigation », utilisent la même variété de semence, afin qu’ils soient dans les mêmes phases du calendrier cultural ; il faut également que tous les fermiers trouvent de l’engrais quand ils en ont besoin ; il faut enfin une synchronisation dans l’utilisation des différents intrants.
C’est pour cette raison que le propriétaire de la « ferme », le « grandon », qui est la plupart du temps un absentéiste, nomme un gérant qui assure cette coordination. Mais nous avons vu également que c’est autour de ce gérant que peuvent se cristalliser les conflits opposant éventuellement le grandon à ses fermiers, ce qui nous avait amené, dans le cas de Trois Bornes, a demander au propriétaire de relever son gérant de ses fonctions (voir La première intervention 2, HEM, Vol. XIX, No. 43, du 23-29/11/05). Et, pour remplir ces fonctions, nous avions encouragé la formation d’un comité de gestion qui serait composé de représentants du grandon et des paysans.
En agissant ainsi, nous nous inspirions d’une des recommandations de la commission de notables de la commune de Desdunes qui proposait d’élire un conseil de planteurs avec les fermiers et former une coopérative agricole (voir Les solutions proposées, HEM, Vol. XIX, No. 41, du 09-15/11/05).
Au moment de procéder à des attributions de parcelles sur les quatre premières « fermes réformées », nous avons du évidemment penser à leur organisation et nous sommes revenus avec les comités de gestion. Nous voulions, cependant, qu’ils soient formés sur une base démocratique. Nous avons donc décidé que ces comités seraient composés de personnes élues au niveau des « bloc d’irrigation ». Un bloc d’irrigation est constitué des parcelles irriguées par un même canal secondaire. Il peut être plus ou moins important, dépendant de la longueur de ce réseau secondaire ; une ferme peut compter un nombre plus ou moins important de blocs, dépendant de la taille de la ferme.
Le jour des élections donc les planteurs de chaque bloc furent invités à élire un représentant devant faire partie du comités qui serait en charge de la gestion de la ferme.
Le rôle de ces comite de gestion était, d’une manière générale, d’organiser la production au niveau de la ferme dont il avait la charge, de façon à ce que tous les fermiers aient à leur disposition tout ce qui est nécessaire à l’exploitation de leur parcelle.
Les domaines d’intervention de ces comités étaient relativement nombreux :
- contrôler si tous ceux qui ont reçu de la terre la travaillent effectivement ;
- assurer l’entretien et le curage des canaux et des drains ;
- assurer l’entretien de toutes les autres infrastructures : routes, ponts etc ;
- prévoir un calendrier pour tous les travaux à effectuer sur la ferme ;
- veiller à ce que tous les fermiers reçoivent les intrants dont ils ont besoin (semences, engrais, pesticides) au moment voulu ;
- négocier un crédit pour tous les fermiers ;
- veiller à ce que les fermiers suivent les directives reçues des techniciens qui les encadrent ;
- veiller à ce que les fermiers paient régulièrement les redevances d’irrigation.
On nous a reproché de n’avoir pas été, en quelque sorte, au bout de la recommandation de la commission de notables de Desdunes et de n’avoir pas créé de coopératives agricoles. Cela fait partie des nombreuses critiques qui ont été adressées aux responsables de l’expérience pilote et nous nous proposons d’y revenir ultérieurement.
Bien que nous ne soyons pas encore à faire des bilans, on peut signaler que, environ trois mois après la mise sur pied des comités de gestion, nous avons procédé à une petite évaluation du fonctionnement de ces comités qui a révélé des points positifs, mais aussi des aspects négatifs et des problèmes.
Pour les points positifs, on peut signaler que les membres des comités de gestion participent à la mobilisation en faveur du processus de réforme, interviennent dans la résolution des problèmes de délimitation des parcelles, informent sur les irrégularités, interviennent dans le remplacement des bénéficiaires décédés, gèrent les contrats de curage, entreprennent des démarches pour l’approvisionnement en intrants, donnent leur appui dans l’organisation du crédit et l’encadrement technique.
Pour les points négatifs on signalera que les membres des comités ne sont pas assez disponibles, sont agressifs face aux employés de l’Etat et ne sont pas libérés de la « mentalité de chef ».
Enfin les deux grands problèmes sont l’absence d’un règlement pour les fermes réformées et le manque d’encadrement.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 49, du 04-10/01/06
Les mesures d’accompagnement
Il y a environ six semaines, nous avons commencé à décrire les différentes mesures prises dans le cadre du projet pilote de réforme agraire dans le Bas Artibonite. Dès le départ, nous avions signalé que ce projet pilote ne visait pas seulement à mettre fin aux affrontements violents, mais aussi à relancer la production agricole (voir HEM, Vol. XIX, No. 44,du 30/11-06/12/05).
Tout au long des articles qui ont suivi, nous avons parlé des mesures visant à garantir la sécurité foncière sur les fermes touchées par l’expérience : définition des droits (HEM, No. 45), l’identification des biens (HEM, No. 46), l’identification des personnes (HEM, No. 47), l’attribution des parcelles (HEM, No. 48), l’organisation des fermes réformées (HEM, No. 49).
Cependant toutes ces mesures ne touchent qu’un seul des moyens nécessaires au bon déroulement des activités de production : la terre. Une politique visant à relancer la production agricole doit également inclure des mesures touchant les autres facteurs : le travail, le capital, les débouchés, et, dans ce qui suit, nous allons tenter de voir ce qui a été fait à ce niveau.
Il est néanmoins important de signaler, d’entrée de jeu, que ces mesures ne relevaient pas de la compétence de l’INARA, mais de celle des autres instances du Ministère de l’Agriculture en particulier l’ODVA et le BCA, avec l’appui de la Mission Chinoise (Taiwan) présente sur le campus de l’ODVA. C’est ce qui explique que, dans le vocabulaire interne de l’INARA, toutes les mesures touchant à l’encadrement technique des planteurs, à l’approvisionnement en intrants, au crédit et aux équipements, ont été désignées sous les termes de « mesures d’accompagnement ».
Compte tenu du fait que nous n’avions pas la maîtrise de ces interventions, nous préférons les aborder par le moyen d’une étude réalisée par Nora Brutus dans le cadre de la présentation de son mémoire de licence à la Faculté des Sciences Humaines.[10]
En ce qui concerne l’encadrement technique des planteurs, Nora Brutus nous informe que « L’ODVA intervient surtout auprès des planteurs en leur proposant un paquet technologique allant du choix des variétés jusqu’à la récolte. Ceci se fait en deux moments : dans un premier temps, l’organisme prépare, pour les bénéficiaires, des calendriers pour les différentes campagnes rizicoles ; puis, avec l’aide des Taiwanais, il organise, à chaque campagne, une formation pour 25 personnes pour chaque périmètre pendant trois jours à raison de 2 heures. Dans cette formation, l’emphase est surtout mise sur les méthodes culturales modernes et les itinéraires techniques. Tout ceci, pour faire comprendre aux planteurs l’importance d’une bonne semence. Par ailleurs, il réalise des parcelles de démonstration où il utilise tout le paquet proposé et assure en même temps le suivi des activités de terrain ».
Le second grand volet de ces mesures d’accompagnement touche à l’approvisionnement en intrants, en particulier les semences et les engrais. Ici encore, nous faisons appel à Nora Brutus.
« Pour les semences, avec l’appui de la Mission Chinoise, le centre semencier de Déseaux produit des semences améliorées qui permettent aux bénéficiaires d’obtenir de meilleurs rendements. La production se réalise ainsi : le centre produit des semences de base sur la ferme expérimentale à Mauger puis, il les vend aux planteurs multiplicateurs qui produisent à leur tour des semences commerciales. Les semences de base sont obtenues à partir de nouvelles variétés triées aux champs et testées en laboratoire. Après la multiplication, le centre les rachète pour l’ODVA qui se charge de l’écoulement de ces semences améliorées en donnant la priorité aux bénéficiaires de la réforme agraire. Notons, par ailleurs, que ce centre a été créé en 1986 par l’ODVA et la BID ».
« En ce qui a trait à l’engrais, le MARNDR a pris des mesures pour que les bénéficiaires puissent acheter à un prix subventionné. Ainsi, il a mis un stock d’engrais à la disposition du BCA (Bureau de Crédit Agricole) qui se charge de la gestion financière. Les prix de vente sont fixés en fonction de la quantité achetée et, pour limiter le nombre de petits détaillants et la fluctuation des prix, le barème fixé va de 50 à 500 sacs. Par exemple, pour un achat de 500 sacs d’Urée ou de Complet, le coût unitaire revient à $H 23,60 (INARA, 2000 :49). Contrairement au crédit agricole destiné uniquement aux bénéficiaires de la réforme, tous les planteurs de la Vallée ont pu bénéficier de la subvention de l’engrais ».
Le troisième volet est le crédit. « Le Bureau de Crédit Agricole (BCA), financé par le trésor public, était l’instance chargée de la distribution du crédit. Il était prévu, pour chaque bénéficiaire, un prêt d’une valeur de cinq (5) mille gourdes remboursable en deux versements à intervalle de sept (7) mois. Pour assurer la gestion du crédit, un bureau a été ouvert à l’intérieur de l’ODVA à Pont Sondé. Ce bureau fonctionnait avec un personnel de trois membres : un responsable de crédit, un technicien agricole et un technicien agricole-comptable.
Dans un premier temps, le BCA distribue le crédit par l’intermédiaire de la coopérative de cautionnement et de gestion (CCG) qui jouait le rôle d’opérateur financier. Par la suite, la forte pression de la demande des bénéficiaires fait entrer, dans le circuit du crédit, d’autres opérateurs financiers comme KODEL (l’Estère), KPID (Kès Popilè Inyon Dedin), KOPECHE, SOCOLAVIM (Société Coopérative pour La Vie Meilleure, St Marc). Le crédit était attribué selon un taux de remboursement de 5 % pour les intermédiaires financiers et 20 % pour les bénéficiaires pour l’année. Par ailleurs, le bénéficiaire ne reçoit que les 97 % du prêt. Les 3 % restant couvrent les frais de dossier, de la caisse et des comités de gestion à raison de 1 % chacun. Ce qui élève le taux de remboursement du bénéficiaire à 23 %. »
Pour en finir avec les mesures d’accompagnement, nous devons dire un mot de ce qui a été fait au niveau des équipements. Pour répondre aux demandes réitérées des planteurs, il fut décidé d’acquérir des motoculteurs qui seraient mis à leur disposition. Avec cette mesure on essayait de toucher à deux points à la fois.
Tout d’abord, ces motoculteurs devaient permettre une préparation plus rapide des parcelles avant la plantation. Mais on espérait, en même temps prendre une première mesure en vue de la création d’emplois non directement agricoles. Chaque motoculteur devait être donné, à crédit, à un groupe de trois personnes, choisies parmi les candidats à recevoir de la terre et remplissant les conditions, mais qui n’en avaient pas reçu parce qu’il n’y en avait pas suffisamment.
L’idée était d’arriver à la création de petites entreprises qui vendraient les services de labourage aux planteurs et seraient ainsi en mesure de rembourser le prix du motoculteur. On se disait même, qu’avec l’apparition de petites entreprises d’entretien et de réparation de ces motoculteurs, on verrait se constituer au fur et à mesure un autre secteur d’activité.
Malheureusement, cette idée n’a pas pu s’imposer et les motoculteurs ont tout simplement été distribués au Comités de Gestion.
Bernard Ethéart
Les conflits dans l’Artibonite HEM, Vol. XIX, No. 37, du 12-18/10/05 |
|
Les protagonistes HEM, Vol. XIX, No. 38, du 19-25/10/05 |
|
Le grandon HEM, Vol. XIX, No. 39, du 26/10-1er/11/05 |
|
Les solutions proposées HEM, Vol XIX, No. 41, du 09-15/11/05 |
|
La première intervention HEM, Vol XIX, No. 42, du 16-22/11/05 |
|
La première intervention 2 HEM, Vol XIX, No. 43, du 23-29/11/05 |
|
Le projet pilote HEM, Vol XIX, No. 44, du 30/11-06/12/05 |
|
La définition des droits HEM, Vol XIX, No. 45, du 07-13/12/05 |
|
L’identification des biens HEM, Vol XIX, No. 46, du 14-20/12/05 |
|
L’identification des personnes |
|
L’attribution des parcelles HEM, Vol XIX, No. 48, du 28/12/05-03/01/06 |
|
L’organisation des fermes réformées HEM, Vol XIX, No. 49, du 04-10/01/06 |
|
Les mesures d’accompagnement HEM, Vol XIX, No. 50, du 11-17/01/06 |
[1] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 72
[2] Serge Bordenave: Quelques considérations sur l’aspect socio-juridique des conflits terriens dans la vallée de l’Artibonite – Cas de la commune de Desdunes – Mémoire pour l’obtention de la licence en droit – Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, Mars 1993, p.34.
[3] Serge Bordenave: Quelques considérations sur l’aspect socio-juridique des conflits terriens dans la vallée de l’Artibonite - Cas de la commune de Desdunes – Mémoire pour l’obtention de la licence en droit – Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, Mars 1993, p. 45
[4] Dans un article intitulé Le Système des « de moitié » - Féodalisme à l’haïtienne (HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05), nous avions déjà abordé le thème de ces relations entre le grand propriétaire et ses métayers.
[5] Serge Bordenave: Quelques considérations sur l’aspect socio-juridique des conflits terriens dans la vallée de l’Artibonite – Cas de la commune de Desdunes. Mémoire pour l’obtention de la licence en droit – Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, Mars 1993
[6] Ronald Desormes : Irrigation et conflit terrien dans la vallée de l’Artibonite – Comment aborder ce drame. Travail de recherche réalisé pour l’obtention de la licence en droit – Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves
[7] Les conflits terriens sur l’habitation Accueil, Desdunes
[8] Emerson Jean-Baptiste: Les origines juridiques des conflits terriens de la vallée de l’Artibonite. Mémoire présenté et soutenu à l’Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves en vue de l’obtention du grade de licencié en droit, Décembre 1995
[9] Définir une politique agro-foncière pour Haïti: Eléments d’orientation, FAO/BID, mai 1997
[10] Nora Brutus : Réforme agraire dans la Vallée de l’Artibonite (1996-1998) : échec du modèle d’exploitation agricole familiale, Mémoire de licence, Faculté des Sciences Humaines, Janvier 2005
Evolution de la structure foncière
Articles publiés dans Haïti en Marche
de février à octobre 2005
Pages retrouvées
Louis-Joseph Janvier
Les Affaires d’Haïti (1883-1884)
Deuxième édition
Les Editions Panorama, Port-au-Prince
Dans son étude sur Les origines de la structure agraire en Haïti [1], et à propos du passage de la période coloniale à la période nationale, Suzy Castor signale que Gérard Pierre-Charles, dans son livre L’économie Haïtienne et sa Voie de Développement [2], présente la mutation opérée à cette époque comme le passage de la société esclavagiste à la société féodale, caractérisée par l’existence de grandes propriétés exploitées par des serfs attachés à la glèbe, les célèbres «deux moitiés».
En consultant l’ouvrage de Gérard Pierre Charles, nous avons pu constater que lui-même faisait référence à un passage de l’œuvre de Louis Joseph Janvier: Les Affaires d’Haïti. Nous avons donc consulté cet ouvrage où sont réunis des articles publiés en France et en Haïti «pour renseigner toutes les fractions de l’opinion, pour défendre la renommée politique des administrateurs de ma patrie…»
C’est donc une œuvre de polémique, dans laquelle Janvier répond aux attaques du Parti Libéral contre le gouvernement de Salomon; mais il contient des passages sur la situation de la paysannerie haïtienne qu’il nous a paru intéressant de reproduire ici.
Bernard Ethéart
Questions haïtiennes (Le Paris du 6 Juillet)
Au fond, il n’y en a jamais eu qu’une seule (révolution): c’est celle que Salomon vient d’opérer en Janvier de cette année en faisant prendre une loi agraire aux termes de laquelle les propriétés de l’Etat seront morcelées, de manière que chaque paysan puisse devenir propriétaire foncier.
L’insurrection haïtienne (L’Evènement du 11 Septembre 1883)
La véritable cause de l’insurrection, la voici: En Février de cette année, le président d’Haïti a fait rendre une loi en vertu de laquelle les terres de l’Etat seraient morcelées et distribuées en toute propriété aux paysans qui s’engagent à les cultiver. Les soi-disant libéraux, dont les aïeux avaient escamoté les plus belles terres à leur profit, ont compris que, si cette loi recevait sa pleine exécution, ils ne pourraient plus vivre aux dépens des paysans dont ils confisquent le travail. Ils ont vu que, la terre passant entre les mains des paysans, ceux-ci deviendraient de véritables citoyens, ayant conscience de leurs droits, au lieu que jusqu’à cette heure, ils vivotent dans un demi-servage sur les grandes propriétés rurales, et que ce sont eux seuls qui sont soldats.
La question sociale en Haïti (République Radicale des 6 et 21 Octobre)
Les paysans haïtiens ont toujours vécu dans un demi-servage depuis que la nation a conquis son indépendance.
Le système agricole, institué par les colons de Saint-Domingue, consistait dans l’exploitation d’immenses plantations appelées “habitations”, véritables prisons sans murs, manufactures odieuses, produisant pendant des siècles du tabac, du café, du sucre et consommant des esclaves.
Après la proclamation de l’indépendance et de 1804 à 1807 la barbarie de ce système fut à peine atténuée, des considérations d’ordre primordial se rapportant à l’existence et à l’organisation du nouvel Etat qu’on venait de fonder l’exigeant impérieusement ainsi.
De 1807 à 1818, Pétion, premier président d’Haïti, morcela les terres dans l’Ouest et dans le Sud et les distribua aux officiers et à un petit nombre de soldats de l’armée républicaine. Christophe, roi d’une partie d’Haïti, n’imita cet exemple dans le Nord et dans l’Artibonite que vers 1819, une année avant sa mort.
En 1821, le président Boyer, successeur de Pétion et de Christophe, revint au système de la grande propriété foncière. Plus que jamais, les paysans furent étroitement parqués sur les habitations sucrières et cotonnières. Ils restèrent attachés à la glèbe, maintenus dans cet état dégradant par un code rural qu’interprétait à sa guise une gendarmerie champêtre dont les inspections étaient des plus abusives et des plus vexatoires.
En 1843, le président Boyer fut chassé du pouvoir.
Dans le cours des deux années 1843 et 1844, les paysans demandaient, en toute propriété, pour les faire cultiver et fructifier, les terres de l’Etat, que celui-ci laissait improductives; en même temps, ils réclamaient l’instruction primaire pour leurs enfants.
Ces paysans que l’on a appelé “piquets”, et dont les revendications étaient entièrement justes et bien fondées, furent massacrés ou dispersés par les troupes régulières que les gouvernants réactionnaires, qui siégeaient à Port-au-Prince, envoyèrent contre eux. Jusqu’à aujourd’hui, en Haïti et à l’étranger, des publicistes mal renseignés ou peu sincères continuent d’insulter à la mémoire de ces vaillants prolétaires.
De 1843 à 1883, la situation continua d’être déplorable pour les paysans. Ils travaillaient sur des terres qui étaient détenues par de soi-disant propriétaires, dont les droits étaient souvent contestables et quelquefois absolument problématiques et qui, pourtant, s’emparaient audacieusement de la moitié et même des deux tiers de leurs récoltes. Seuls, avec les artisans, ils étaient soldats; seuls avec les artisans, ils payaient les impositions les plus lourdes et les plus injustes. On eût dit que, encore qu’ils constituassent le substratum de la nation, la nation les tenait pour des parias.
Leurs aveux (République Radicale du 16 Novembre 1883)
La loi sur la cession des terres aux paysans est le véritable motif de l’insurrection, non seulement parce que les insurgés sont de grands propriétaires fonciers inhabiles et pratiquant l’absentéisme, mais parce qu’ils savent que le dictateur haïtien Pétion ne fut si populaire que parce qu’il concéda des terres à ses officiers et à un petit nombre de soldats libérés du service qui devinrent des paysans. Si le parti national fait le paysan propriétaire, il deviendra inexpugnable au pouvoir. De là l’insurrection.
Les deux partis haïtiens (Courrier international du 22 au 29 novembre 1883)
Le véritable motif de l’insurrection, le voici: ils ont voulu empêcher qu’une loi votée en février de cette année, et en vertu de laquelle les terres de l’Etat seront morcelées et distribuées aux paysans qui en feraient la demande, fut mise à exécution par tout le territoire de la République.
Les lois agraires en Haïti (Revue du monde latin, 25 Janvier 1884)
La République haïtienne est un Etat qui traverse encore sa phase agricole. Le mode d’appropriation des terres, qui s’y est maintenu pendant trop longtemps tel qu’il y était il y a un siècle, a causé de tels préjudices, porté de telles entraves au travail agricole, que l’on peut dire que des raisons sociales et non politiques, des idées économiques et non constitutionnelles ont jusqu’ici paralysé l’essor du pays en paralysant le libre essor de l’agriculture.
Haïti est indépendante depuis 1804. On sait que, sous le nom de Saint-Domingue, elle fut une des plus florissantes colonies françaises. La Convention avait donné la liberté aux noirs des colonies; mais, en 1802, le Premier Consul voulut rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Les noirs de cette île combattirent pour garder leur liberté.
L’Etat noir, constitué en 1804, demandait à être réorganisé. Tout était à refaire, à créer, tout ayant été détruit pendant la lutte pour l’indépendance qui avait duré dix-huit mois.
Dessalines, dictateur, puis empereur, laissa subsister les régimes de la grande propriété foncière et de la grande culture qui existaient aux temps de la domination coloniale. La raison d’Etat le voulait ainsi. Tout était réglé sur le pied de guerre de façon que la population valide de telle grande propriété rurale ou de tel village formait, à elle seule, le contingent d’une compagnie ou d’un bataillon de guerre ayant son chef désigné d’avance et prêt à marcher au premier signal.
En 1806, le premier empereur d’Haïti voulut porter quelques uns de ses concitoyens à produire les titres en vertu desquels ils prétendaient exercer des droits de propriété sur certaines portions de terrain qui auraient dû revenir au domaine national, mais dont ils s’étaient emparés par fraude ou par force; en même temps, il exigeait d’un petit nombre d’individus qui avaient occupé, sans en avoir le droit, des plantations ayant appartenu à des colons dont ils portaient les noms, de prouver, par actes ou témoignages authentiques, qu’ils étaient les fils ou les parents de ces anciens colons et qu’ils en pouvaient hériter. Ces titres, ces actes ou ces témoignages, peu de personnes étaient en mesure de les produire. Les faux propriétaires fomentèrent une révolte à laquelle on prit la précaution de donner une couleur politique pour en masquer la véritable cause, et le dictateur acclamé en Janvier 1804 fut assassiné au Pont-Rouge, près de Port-au-Prince, le 17 Octobre 1806.
Pétion, toujours en état d’hostilité avec Christophe, aurait été vaincu par son rival couronné, s’il n’avait eu l’excellente idée de distribuer les terres de l’Etat aux principaux officiers de son armée et à un petit nombre de fonctionnaires civils qui lui étaient dévoués. Il n’oublia pas dans ses libéralités les vétérans, sous-officiers ou simples soldats, qui s’étaient distingués sous ses yeux ou qui lui avaient été recommandés par leurs chefs immédiats.
Sur les terres qu’il avait données ou amodiées aux officiers de son armée, les soldats étaient tenus de labourer gratuitement, alors même que, pour leur compte personnel, ils étaient propriétaires d’un petit domaine. Dans la République du Sud-Ouest que gouvernait Pétion existait aussi le système du petit fermage. Par l’effet de celui-ci, le paysan, fermier de l’Etat pour cinq à six carreaux de terre, pouvait amasser peu à peu des économies et devenir petit propriétaire, en achetant les parcelles mises en vente par l’Administration des Domaines.
Christophe avait conservé dans le Nord le régime foncier antérieur à l’Indépendance. Ses généraux et ses employés civils étaient peu rétribués en numéraire. On leur concédait des habitations, grandes exploitations rurales sur lesquelles ils faisaient travailler les paysans à leur profit. Vers 1819, Christophe commença de distribuer des terres aux vétérans de son armée qu’il renvoyait du service. Il avait été à même de constater que le régime économique institué par Pétion permettait à celui-ci d’exercer un très grand ascendant moral sur les hommes qui habitaient les départements de l’Ouest et du Sud.
Boyer était un esprit bien moins scientifique, bien plus fermé et plus autoritaire que Pétion. Beaucoup moins que celui-ci il aimait le peuple. Parvenu à la Présidence en 1818, dès le 18 Juillet 1821, il fit publier un ordre du jour pour annoncer que la délivrance de toutes les concessions de terrain faites à titre de don national était suspendue. D’un autre côté, le président signifiait aux notaires de ne plus passer acte de vente d’aucune propriété rurale, lorsque cette propriété était d’une contenance inférieure à cinquante carreaux de terre.
L’opposition qui renversa Boyer était composée d’hommes appartenant à la bourgeoisie. Les masses avaient adhéré au mouvement sans trop rien y comprendre, mais espérant vaguement que leur sort serait amélioré sous tout autre gouvernement que sous celui de Boyer. Elles furent déçues dans leurs légitimes espérances.
Les souffrances, les espérances et les revendications des paysans furent formulées, résumées par un homme du peuple, Acaau, qui les cristallisait en lui. Il prit les armes en réclamant l’instruction publique générale et en demandant pour les paysans les terres de l’Etat que Pétion leur distribuait autrefois, mais que Boyer leur avait retirées. Là était la vraie révolution et non sur le papier d’une constitution.
En Haïti, de 1821 à nos jours, le paysan avait été le sacrifié. Surtout dans les plaines, sur les anciennes habitations sucrières, cotonnières et indigotières, le paysan avait eu à subir les conséquences d’un véritable régime féodal. La terre avait été un instrument de domination entre les mains des grands propriétaires, militaires ou fils de militaires, comme il en fut en Europe au Moyen Age.
Presque tous ces politiciens qui, en 1883, ont apporté la guerre civile dans leur patrie, Presque tous ceux qui furent les meneurs des révoltés de Jérémie et de Jacmel et nombre de ceux qui, à l’étranger, attisaient la haine et le mépris contre leur pays, étaient de grands propriétaires, pratiquant l’absentéisme, et ayant hérité surtout des doctrines économiques et politiques aussi égoïstes que surannées qui avaient été mises en pratique par le Président Boyer. Ils ne voulaient pas, ces singuliers libéraux, que le paysan devint propriétaire. S’il le devenait, il leur échappait, reprenait son indépendance, passait de l’état de machine inconsciente à celui d’Homme ayant conscience de son rôle social, de ses droits et de ses devoirs.
HEM, Vol. XIX, No. 3 du 16-22/02/05
Pages retrouvées
Le Système des “de moitié” – Féodalisme a l’Haïtienne
Dans une série de cinq articles publiés dans le Nouvelliste entre le 4 et le 13 Décembre 1992, sous le titre Préjugés de classe au Cap Haïtien, Roger Gaillard consacre un passage à ce qu’il appelle Une aristocratie déclinante, puis reproduit, en note deux petits textes consacrés au système des “de moitié”. [3]
Etant donné, si l’on en croit Gérard Pierre Charles, que ce système caractérise la société féodale qui a pris naissance au sortir des guerres de l’Indépendance, nous avons cru bon de reprendre les passages en question.
Bernard Ethéart
Une aristocratie déclinante
Ce dernier (il s’agit de Vilbrun Guillaume Sam, Président de la République, dont le lynchage servit d’ultime prétexte au débarquement des “marines” le 28 Juillet 1915), à l’exemple des Béliard, des Nord Alexis, des Mathon et Pierre-Louis, des Dupuy, des Florvil Hyppolite, était un grand propriétaire foncier, un de ces feudataires à la tête de cent à trois cents carreaux de terre. Ainsi Vilbrun dominait Paroi (sur la route de Limonade); les Béliard étaient installés sur l’habitation Bonay (entre Quartier Morin et le Cap); les Nord Alexis régnaient sur leur domaine de Mazaire (dans la commune de Quartier Morin); les Mathon et les Pierre-Louis commandaient la plantation Gallifet (dans la commune de Milot); tandis que les Hyppolite gouvernaient l’exploitation Bongars, passée depuis à notre contemporain, M. Carlet Auguste.
Ces gros possédants, ces “dons”, cultivant essentiellement la canne, dont ils extrayaient sirop et tafia, régentaient par ailleurs, deux espèces de travailleurs:
- les de “moitié”, qui, sur le carreau ou les deux carreaux dont le maître leur accordait libre jouissance, plantaient des vivres alimentaires, quitte à lui remettre, en guise de rente, une partie (souvent les 2/5) de la récolte; en outre, tous les lundis, ils s’activaient dans les champs de leur seigneur et maître, les préparant, nettoyant la canne, la coupant, tout cela (faut-il le préciser?) sans paiement en retour…
- la deuxième catégorie de cultivateurs était, elle, composée de paysans salariés (ouvriers agricoles), lesquels s’occupaient plus spécialement du moulin et de la guildive. Ils étaient sans terre, comme la plus grande partie des naturels de la région Nord. Un cinquième du sirop fabriqué avec la machine du maître, couvrait ce qui était appelé les “frais généraux”, tandis que les quatre cinquièmes restants étaient partagés en deux moitiés, l’une qui revenait sans débours au propriétaire, l’autre qui lui était généralement vendue. Ces travailleurs se satisfaisaient, pense-t-on, de cette condition, puisque en cas de dépenses inattendues (maladies, funérailles) ils étaient sûrs de recevoir l’avance indispensable.
Ainsi le “don” était le maître, l’employeur, l’acheteur et le créancier. Il était vu (ou se croyait vu) comme le père.
Une défense du système dit des “de moitié”
“Au lendemain de 1804, il fallait organiser le nouvel Etat. A l’époque coloniale, l’agriculture était le secteur économique le plus florissant. La canne à sucre était la richesse créée et l’importation la plus importante de la colonie. Celle-ci répondait avantageusement au système d’exploitation forcée de l’époque, avec l’esclavage. La main-d’oeuvre ne rentrait pas encore dans la liste des marchandises qu’on achetait, avec la conception dominante d’alors d’assimiler une catégorie humaine à un animal que le propriétaire entretenait avec le boire et le manger, afin de jouir et de bénéficier purement et simplement de sa force de travail.”
“La Nation haïtienne fondée, ainsi que l’Etat haïtien, il fallait substituer à l’ancien système de production, un autre qui n’assimilerait pas l’ouvrier agricole à un produit qui s’achetait et se vendait comme autrefois. Or, les grands propriétaires de l’époque étaient en partie, ou presque tous, d’anciens généraux de la guerre de l’indépendance, ou encore des membres de l’élite dirigeante du jeune Etat haïtien. Conscients du rôle économique et social de la propriété rurale, hier couverte de plantations de toutes sortes, les dirigeants comprirent que les colons d’hier devaient être remplacés par une élite militaire et civile pour maintenir la production à un rythme devant assurer l’autosuffisance et une certaine croissance à l’économie. Les dirigeants de l’heure comprirent que le droit de propriété comporte des devoirs et des obligations envers d’autres. Rejetant l’esclavage pour servir de moteur à la production, ils pensèrent au système de “de moitié.”
“Quel en est le vrai sens? C’est celui de porter le grand propriétaire terrien de l’époque, à lotir la grande superficie de sa propriété en de petites portions, correspondant en quelque sorte à la force de travail d’un homme, afin qu’il suffise à ses besoins, tout en partageant avec le grand propriétaire terrien, la moitié de la production de cette partie qu’il cultive. Ces obligations n’étaient scellées par aucun contrat écrit, mais par la simple parole d’honneur des deux parties.”
“Ceci met en relief la valeur réelle et intrinsèque de l’homme de l’époque. L’institution des “de moitié” ressemblait donc à une sorte de coopérative, de société anonyme avant la lettre, jouant un rôle, en quelque façon, de trait d’union entre les deux extrêmes de la nouvelle société haïtienne: l’élite urbaine et la paysannerie rurale. Ce système, à bien réfléchir, répondait aux impératifs urgents du moment. Comme je l’ai souligné précédemment, la propriété rurale s’accompagne d’obligations impérieuses de production, qu’on ne pouvait demander à tout un chacun, nouvellement libéré, de comprendre et d’assimiler, sans qu’il soit entouré par un autre mieux préparé que lui.”
“Le grand propriétaire terrien était l’homme le plus qualifié pour remplir ce rôle. Le travailleur “de moitié”, par certaines directives qu’il recevait du grand propriétaire, peut être considéré, sur ce plan, comme un adulte à qui on inculquait certaines pratiques agricoles. Suivant la nature du sol, il y cultivait des produits qui répondaient aux besoins du marché local, ou à l’exportation, et même aux deux à la fois.”
“Cette rencontre des “de moitié”, le Lundi, dans la savane de la grande propriété, était précédée d’une espèce de meeting que donnait le grand propriétaire. L’entretien public roulait sur l’agriculture et même la corvée, espèce de coopérative paysanne, pour l’entretien des “chemins vicinaux” et le curage de certains cours d’eau.”
“Mais cet esprit de solidarité et de coopération se voyait surtout dans les “coumbites”, que je qualifierais de coopérative avant la lettre, toute de spontanéité pour enfouir les semences d’une grande plantation, puis la récolter demain.”
“Il y régnait une animation, une joie, un je ne sais quoi de profondément humain, de cet homme qui naît bon, comme dit l’autre, et que le vilain quelque fois de la société change. Je n’ai jamais vu ailleurs ce sourire, ni l’expression de physionomie de ce visage heureux de l’homme pauvre, dans les chants accompagnés du son du “lambi”, et qui nous porte tous à mieux comprendre ce qu’a été le système de “de moitié” au lendemain de l’indépendance, et qui a été par la suite déformé.”
“Du fait que tout était militarisé à l’époque, le commandant de la place était d’abord un “commandant de place à vivres”, chargé de contrôler ces places à vivres précisément, sur les grandes habitations, pour voir si la culture obligatoire de vivres alimentaires répondait aux besoins de l’autosuffisance exigée de tous ceux qui, à un titre quelconque, occupait une superficie quelconque à la campagne… Voilà, à l’origine, ce qu’était son rôle.”
(Ce texte a été communiqué à l’auteur par le Professeur Carlet Auguste, après la lecture d’une partie de son manuscrit.)
Réquisitoire d’un grand propriétaire contre le système des “de moitié”
“Je ne veux pas en dire systématiquement du mal, vu que 1. en certaines circonstances, il a pu rendre des services réels aux propriétaires sans capitaux ou sans autorité; 2. qu’il a dû servir d’appât à un peuple déjà si enclin à l’oisiveté.” […]
“Mais [il] est une des plaies de l’agriculture haïtienne.”
“Sans doute, il est juste que celui qui travaille, perçoive le prix de sa peine. Mais il ne s’ensuit pas qu’il doive tout prendre ou à peu près; car c’est assurément prendre beaucoup plus qu’il ne convient, que de prélever la moitié du revenu d’un capital qui n’est pas à soi. En quel pays a-t-on vu pareil partage? […] Si encore le partage se faisait selon l’équité des lois, mais le propriétaire […] est trompé par son “de moitié”. […] Enfin, de guerre lasse, le propriétaire se contente de ce qu’on lui apporte.”
En outre, le cultivateur “sait que, du jour au lendemain, il peut être chassé de l’habitation qu’il occupe; il ne travaille donc plus, ou le moins que possible. Et alors les récoltes diminuent d’année en année; l’agriculture nationale périclite et le pays s’appauvrit.”
Certes, on peut améliorer le système, par une plus grande vigilance, conclut notre grand propriétaire, “mais à cause de la part excessive qu’il accorde au paysan, il ne saurait convenir aux grands capitaux toujours en quête de rendements.”
(Le Matin, 31 Janvier 1917. Article signé de Frédérick Morin, et qui est reproduit de la “Revue commerciale”)
HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05
Pages retrouvées
Jacques de Cauna
Haïti: l’éternelle révolution
Editions Henri Deschamps
Port-au-Prince, 1997
Il peut paraître surprenant de parler de «pages retrouvées» à propos d’un ouvrage qui a été publié il y a tout juste huit ans. Pourtant ce passage de l’ouvrage de Jacques de Cauna, qui traite du «conflit Polvérel-Sonthonax», offre un tel éclairage sur le point de départ des divergence de vues, et les actes qui en découlent, au sujet de la politique agraire de la société qui va émerger de la révolution de Saint Domingue, qu’il nous a paru de le reproduire intégralement dans le cadre de cette série, car comme le dit l’auteur en conclusion de ce passage, «le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue».
Bernard Ethéart
La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax
Près de deux siècles après l’indépendance, il n’est pas exagéré de dire que le problème posé au départ par l’appropriation des terres des colons de l’ancienne Saint-Domingue est resté, compte tenu des développements qu’il a connu par la suite, l’une des premières sources de conflits à l’intérieur du pays. La «question agraire» en Haïti, terminologie moderne plaquée sur un fait ancien, est tout entière contenue, dès 1793, dans l’opposition radicale des deux systèmes prônés à l’époque révolutionnaire par les commis-saires civils Sonthonax et Polvérel.
L’histoire a surtout retenu, injustement comme souvent, l’œuvre de Sonthonax, consacrée par sa proclamation historique du 29 août 1793, mais ce qu’on sait moins, c’est que cette spectaculaire mesure de circonstance priva vraisemblablement la colonie (et la future Haïti) d’un plan à la fois plus progressif et plus audacieux que Polvérel s’attachait à élaborer et à mettre en place patiemment depuis de longs mois.
Formé à l’école de la Franc-Maçonnerie de rite écossais à Bordeaux et héritier des traditions libertaires ancestrales de la noblesse navarraise à laquelle appartenait sa famille, Etienne de Polvérel, que l’imagerie populaire tend à représenter comme l’ombre affadie d’un Sonthonax pur et dur, apparaît en réalité à l’observateur attentif comme l’âme de la seconde Commission civile, un homme de caractère et de devoir doublé d’un humaniste visionnaire qui, loin de se contenter de suivre les décisions de Sonthonax, comme on le pense généralement, doit au contraire en être considéré comme l’inspirateur. On oublie trop souvent en effet ses proclamations et arrêtés sur la Liberté des esclaves antérieures à celle, historique, du 29 août. Les premières mesures de ce type libérant les esclaves armés par leurs maîtres et les enrôlant pour la République datent en effet de mars 1793 et Garran-Coulon précise que l’idée en «appartient surtout à Polvérel». le 21 Juin, il signe avec Sonthonax une importante proclamation qui annonce la volonté des commissaires, conformément aux instructions du ministre Monge, «de donner la liberté à tous les nègres guerriers qui combattirent pour la République… (et que) tous ces esclaves qui seront déclarés libres par les délégués de la République seront les égaux de tous les hommes blancs ou de toute autre couleur».
Sont prévues également des mesures visant à «adoucir le sort des autres esclaves … soit en leur donnant des moyens sûrs de se racheter … soit enfin en donnant graduellement la liberté à ceux qui auront donné le plus de preuves de leur bonne conduite et de leur assiduité au travail, et en leur donnant en même temps des terres en propriété». on reconnaît dans ces dernières dispositions la patte de Polvérel telle qu’on la retrouvera dans ses proclamations ultérieures, notamment celle du 21 août 1793 qui prévoit que les propriétés des «ennemis de la République» seraient séquestrées «et leurs revenus distribués aux bons et fidèles républicains qui (les) combattent et continueront de (les) combattre», et surtout celle du 27 août qui stipule que «le partage des propriétés déclarées vacantes doit naturellement se faire entre les guerriers et les cultivateurs. Les parts doivent être inégales, car … le guerrier court plus de danger pour sa vie; sa part doit donc être plus forte».
Cette proclamation, antérieure de deux jours à celle de Sonthonax au Cap, mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Elle affirme tout d’abord, en préambule, qu’«il va se faire dans les Antilles une grande révolution en faveur de l’humanité, révolution telle que la paix ni la guerre ne sauraient en affecter le cours. Depuis longtemps, ajoute-t-il, on calomnie la race africaine, on dit que sans l’esclavage on ne l’accoutumera jamais au travail. Puisse l’essai que je vais faire démentir ce préjugé non moins absurde que celui de l’aristocratie des couleurs. Puissent ceux des Africains qu’un heureux concours de circonstances me permet de déclarer dès à présent libres, citoyens et propriétaires, se montrer dignes de liberté, féconder la terre par leur travail, jouir de ses productions, vivre heureux, soumis aux lois et surtout, ne jamais oublier qu’ils doivent tous ces bienfaits à la République française. Alors on commencera à croire qu’aux Antilles, comme partout, la terre peut être cultivée par des mains libres. Alors les colons … donneront à l’envi des uns des autres la liberté à leurs ateliers … Il n’y aura plus que des frères, des républicains, ennemis de toute espèce de tyrannie, monarchique, nobiliaire et sacerdotale». Les propriétés vacantes, abandonnées par «la trahison et la lâcheté de leurs maîtres», celles «de la Cour d’Espagne, des monastères, du clergé, de la noblesse» «seront distribuées aux guerriers… et aux cultivateurs». Seront admis à ce partage, en sus des cultivateurs fidèles «déclarés libres» et jouissant de «tous les droits de citoyens français», «tous les Africains insurgés, marrons ou indépendants réduits à une existence incertaine et pénible dans des montagnes escarpées et sur un sol ingrat» «qui deviendront eux aussi» copropriétaires «de ces habitations», «intéressés à en multiplier les produits». Les articles I à VII de la proclamation précisent ces dispositions et leurs modalités (notamment l’établissement de listes de nouveaux libres), «la totalité des habitations vacantes dans la province de l’Ouest appartiendra en commun à l’universalité des guerriers de ladite province et à l’universalité des cultivateurs desdites habitations (article VIII). Les articles suivants fixent très précisément les modalités de répartition des revenus (IX à XXXV) et les bénéficiaires (XXXVI à XLIV), le dernier (xxxxv) ordonnant la traduction «en langue créole» de la proclamation et son envoi aux autorités légales pour exécution.
On entrevoit déjà, là, le grand rêve polvérélien d’une copropriété de la terre à ceux qui la travaillent qui, tel qu’il se précise dans les proclamations ultérieures, précède et annonce davantage les socialistes français dits «utopiques» de la fin du 19e siècle que les kolkhozes communistes.
à suivre
HEM, Vol XIX, No. 10 du 06-12/04/05
Pages retrouvées
Jacques de Cauna
Haïti: l’éternelle révolution
Editions Henri Deschamps
Port-au-Prince, 1997
La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax
(suite)
On n’en comprend que mieux sa surprise et son indignation, lorsque Sonthonax, par l’un de ces véritables «coups» politiques qui lui sont coutumiers, accélère brutalement le processus de libération des esclaves longuement mûri et entrepris par son collègue, le privant ainsi, par sa proclamation du 29 août 1793, des fruits d’un long et patient travail au service de la liberté générale. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre le sourd ressentiment qui perce publiquement, pour la première fois, dans le préambule de sa proclamation du 4 septembre 1793: «Je préparais la liberté de tous par un grand exemple… et en attendant la liberté universelle, qui dans mon plan était très prochaine, je m’occupais de la rédaction d’un règlement qui mettait presque au niveau des hommes libres la portion d’Africains qui restaient pour quelque temps encore soumis à des maîtres. Six mois de plus, et vous étiez tous libres et tous propriétaires. Des évènements inattendus ont pressé la marche de mon collègue Sonthonax. Il a proclamé la liberté universelle dans le Nord; et lui-même lorsqu’il l’a prononcée n’était pas libre. Il vous a donné la liberté sans propriété… et moi j’ai donné avec la liberté des terres… Il n’a donné aucun droit de propriété à ceux de vos frères qui sont armés pour la défense de la colonie… Et moi, j’ai donné un droit de copropriété à ceux qui combattaient pendant que vous cultiviez…». Polvérel s’explique plus nettement encore dans la lettre qu’il envoie la veille à son collègue après avoir reçu de manière officieuse la nouvelle de sa proclamation: «Avez-vous été libre de ne pas le faire?… Vous le savez, je déteste autant que vous l’esclavage… mais quelle liberté que celle des brigands! Quelle égalité que celle où il ne règne d’autre loi que le droit du plus fort! Quelle prospérité peut-on espérer sans travail? Et quel travail peut-on attendre des Africains devenus libres si vous n’avez pas commencé par leur en faire sentir la nécessité en leur donnant des propriétés…?» Et en lui communiquant ses proclamations antérieures, Polvérel ajoute: «Je m’acheminais aussi vers la liberté générale, mais par des voies plus douces, plus légales… sans causer aucune commotion»…
Qui plus est, lorsque Sonthonax, acculé au désespoir devant l’ampleur des difficultés et notamment l’invasion anglaise, envisage sérieusement d’abandonner la partie en livrant aux flammes toutes les places qu’il ne pourrait défendre, Polvérel le rappelle sèchement à l’ordre et à la raison en des termes non équivoques: «Comment ramènerez-vous les cultivateurs au travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de cendres, lui écrit-il… et si vous ne les ramenez pas au travail, comment les empêcherez-vous de se livrer au brigandage…? Ainsi la plus belle entreprise que des hommes puissent faire pour le rétablissement des droits de l’homme, pour la liberté et l’égalité, pour la paix et la prospérité de Saint-Domingue n’aboutira qu’à déshonorer ses entrepreneurs, perdre la colonie sans retour et river pour toujours les chaines des Africains dans les Antilles… Croyez-moi, ils ne sont pas si généralement bêtes qu’ils vous l’ont paru. Il n’y a pas une idée abstraite qu’on ne puisse mettre à leur portée. Ils savaient fort bien, avant même que nous eussions commencé leur éducation, qu’ils ne devaient pas dévaster la terre qui leur donne les vivres et les revenus; ils entendent bien, d’après mes explications, ce que c’est qu’une république, et pourquoi il ne faut pas de roi… J’ai dit que je vous croyais sincère: peut-être n’y aurait-il pas vingt personnes dans la colonie qui pensent comme moi… mais entendons-nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je me bats, et quels sont nos ennemis».
Finalement, après le 29 août 1793, c’est Polvérel seul qui prend les choses en mains, au point que Sonthonax ne signe plus rien. Un rapide coup d’œil sur les proclamations suivantes fait apparaître les grandes lignes de force de ce que l’on a pu appeler le «système Polvérel», voué dans l’histoire agraire d’Haïti à une intéressante postérité, même si un analyste haïtien du début du siècle a cru devoir déplorer que «l’absence de châtiment corporel condamnât tous ces règlements minutieux à demeurer inappliqués».
Il n’est pas utile de s’attarder sur les proclamations du 10 septembre relative aux esclaves artisans des villes; du 21, libérant les esclaves de l’Ouest et des 6 et 7 octobre libérant ceux du Sud. Plus importantes sont les proclamations complémentaires des 31 octobre 1793, 7 et 28 février 1794 qui réglementent minutieusement la vie des habitations. De cet impressionnant appareil législatif de 240 articles, nous nous contenterons de résumer quelques-unes des dispositions les plus novatrices: affirmation aux côtés de la liberté, d’une égalité absolue sans restrictions aucunes; attribution du 1/3 du revenu (après déduction des frais de faisance-valoir) à la communauté des cultivateurs; élection par eux des conseils d’administration dans lesquels le gérant (élu) et le propriétaire n’auront qu’une seule voix s’ils sont du même avis; engagement des cultivateurs pour un an avec possibilité de résiliation; mesures de protection pour vieillards et infirmes…, etc.; établissement d’instituteurs en nombre suffisant dans chaque section rurale; possibilité de retrancher un jour supplémentaire de travail par semaine (avec réduction concomitante au 1/5 de la part des cultivateurs); institution de trois classes de cultivateurs: portionnaires, à gages à l’année, salariés à la journée; interdiction des châtiments corporels…
«Que de luttes inutiles, que de reculs, que de piétinements eût évité au pays une adoption de la proclamation de Polvérel!» Comment ne pas souscrire à cette opinion de Gérard Laurent qui ajoute que «la formule adoptée par Sonthonax ne pouvait que réserver au pays des remous à travers le système inopérant du fermage, pépinière des généraux-fermiers»?
En effet, c’est le système préconisé par Sonthonax dit du «cultivateur portionnaire» qui va prédominer dans les dernières années de la colonie, avec quelques variantes, aussi bien lors de la troisième commission civile que dans le Sud avec Rigaud, à Jacmel avec Bauvais, et finalement dans toute l’île avec Toussaint Louverture qui lui conféra sous la houlette militaire, sa forme la plus achevée, celle du «caporalisme agraire», toute de contrainte pour le cultivateur, à tel point que Leclerc en personne jugera ce système «très bon», allant plus loin que ce qu’il n’aurait osé lui-même proposer et qu’il n’était donc pas utile d’y changer quoi que ce soit.
Malgré les velléités de distributions de terres, timidement amorcée par Dessalines et poursuivies par Christophe et surtout, avec davantage de conviction, par Pétion, dès 1804, le cultivateur haïtien se heurtera quotidiennement à un régime de police rurale de plus en plus sévère dont témoigne notamment quelques années plus tard le Code Rural de Boyer qui sera nettement en retrait sur des points essentiels: interdiction des associations de cultivateurs gérant eux-mêmes les habitations (article 30); réduction au ¼ de la part des cultivateurs après prélèvements d’1/5 pour le propriétaire comme loyer des installations (art. 51-52); obligation d’avoir un permis pour quitter l’habitation en semaine (article 71); d’être «soumis et respectueux» envers les propriétaires, fermiers et gérants (art. 69 et 160); soumission à la police rurale et répression du «vagabondage» et de l’oisiveté (art.136, 143, 174, 180), réduction à une demi-heure du temps du déjeuner à midi (art. 184) et, peut-être plus que tout, cet article 178 qui précise que les enfants des cultivateurs «suivront la condition» de leurs parents, disposition qui subsiste encore en pratique aujourd’hui dans l’invraisemblable ségrégation sociale et juridique qui persiste anachroniquement entre deux types de citoyens du même pays aux états civils différents: les paysans et les citadins. On imagine aisément ce que Polvérel eût pensé d’un tel état de fait.
Il n’est pas étonnant, que, parallèlement, le paysan haïtien, aidé par la faiblesse de l’Etat, ait développé, au fil des années, une offensive généralisée de la petite exploitation familiale qui se traduit essentiellement par un morcellement toujours plus grand des terres et l’effondrement de l’économie de marché au profit d’une économie de subsistance de plus en plus précaire.
Dans ce conflit souvent sanglant entre le «gros habitant» et le «petit exploitant indépendant», la victoire à l’usure du dernier n’est-elle pas en réalité une victoire à la Pyrrhus? Séquelle d’un problème colonial mal résolu, aggravé par l’inertie intéressée de l’oligarchie dirigeante haïtienne, le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue.
HEM Vo. XIX, No. 11 du 13-19/04/05
Pages retrouvées
Candelon Rigaud
Promenades dans les campagnes d’Haïti
La Plaine de la Croix des Bouquets dite: «Cul de Sac»
L’Edition Française Universelle, Paris
Dans le cours de ses promenades, Candelon Rigaud ne se contente pas de faire découvrir à ses compagnons de route imaginaires tous les aspects intéressants de la plaine qu’il leur fait visiter; il leur fait aussi part de ses réflexions sur l’agriculture, l’industrie, les légendes, les religions, les superstitions et il estime que nul mieux que lui ne peut en parler; «Autant que personne, nous sommes autorisés à parler du tempérament des paysans haïtiens; de leurs tendances vers le bien ou le mal, de leur soumission, de leur résignation en présence du fait accompli. Nos dix années au service de la Hasco nous ont mis dans un contact de tous les jours avec l’habitant». (pp. 123-124)
C’est dans le cadre de ces réflexions qu’il aborde la question du partage des propriétés des colons et de ses conséquences économiques et sociales. On pourra, en passant, trouver amusante le nouveau contenu qu’il donne au concept de «médiévisme», qui est l’étude de l’histoire et de la civilisation du Moyen Age, pour désigner un type de relations sociales pour lequel d’autres auteurs, Janvier, Pierre-Charles, ont parlé de féodalisme.
Bernard Ethéart
Il y a dans l’histoire de notre pays un acte superbe qui a été analysé et jugé diversement par les écrivains.
C’est le partage de la terre.
Les colons ayant abandonné la colonie, leurs terres furent confisquées et partagées.
Les domaines coloniaux se divisaient en trois catégories:
1. les grandes propriétés appartenant à la noblesse et aux riches bourgeois,
2. les propriétés de moyenne grandeur,
3. les petites terres situées dans la montagne.
Pour arriver au partage en faveur des plus méritants, par don national, trois catégories de bénéficiaires furent établies:
1. les généraux et les grands fonctionnaires de l’ordre civil; chacun selon son rang et à raison des services rendus à la cause de l’Indépendance,
2. les officiers et civils d’un rang moins élevé,
3. les soldats qui se distinguèrent pendant la grande lutte,
4. ensuite, l’adjudication,
Les grands domaines des grands colons passèrent donc aux grands personnages, ou furent achetées par les affranchis déjà en bonne situation de fortune.
Ce sont les petits soldats qui furent envoyés dans les petites terres de la montagne. (p. 114)
Les fonds ruraux et des centaines d’autres, formaient la parure, toujours fleurie de la plaine du Cul-de-Sac.
Ces grandes terres étaient devenues après 1804, propriétés de l’Etat; on les a vues passer en d’autres mains dans toutes leurs superficies.
On a vu une seule famille présidentielle de la grande époque hériter de quinze, si ce n’est plus, de ces vastes domaines, sans le morcellement d’un seul carreau à l’avantage de quiconque. (p. 115)
De même, on a vu toutes les autres grandes terres, sans aucun morcellement, revenir aux premiers grands fonctionnaires, ou à d’autres grands bourgeois, qui les ont exploitées pendant de longues années.
Quelle conclusion tirer de cette possession en masse par quelques uns?
L’acquisition avait-elle été faite par don national, ou par des achats à la criée publique?
Nous ne contestons nullement la légitimité de la possession; mais ce qui étonne, c’est que, dans le partage, ou les ventes, aucun nom plébéien ne figure dans les titres de ces grands et beaux domaines. (p. 116)
Après le partage de la grande propriété, un point très important restait en débat. (p. 121)
Quel était le sort de la grande masse des anciens esclaves, devenus libres, mais pauvres, ne possédant aucun élément de travail? Cette masse avait assisté à la distribution des terres aux petits soldats; mais elle qui n’avait rien reçu, en serait-elle jalouse? Serait-ce là l’occasion d’une division entre les propriétaires de cette masse?
Le génie de Christophe trouva une solution équitable à cette question embarrassante. Le roi fut le premier à prendre l’initiative d’établir sur les domaines de son Gouvernement, le système de l’association rurale par le colonage partiaire ou de-moitié.
Comme de nos jours, du reste, sans aucun changement dans ce genre d’association entre paysan et propriétaire, cette innovation consistait en ceci:
Les propriétaires des domaines ruraux donnent aux de-moitié: 2, 3 à 5 carreaux de terre, selon les aptitudes de chaque homme. La terre reçue du propriétaire est cultivée par le de-moitié selon ses propres moyens. Les produits récoltés sont partagés à 50 % entre les deux associés. Si les produits doivent être manufacturés, ou subir une transformation quelconque, telle, la canne, le propriétaire mettra son moulin à la disposition du de-moitié, sans redevance. Celui-ci passera la canne à ses frais, fera cuire lui-même le sirop à l’usine du propriétaire. Le sirop obtenu sera partagé à 50 % entre les parties contractantes. Le de-moitié vendra ou non sa part à son associé selon les avantages trouvés. (p. 122)
La faute commise par le propriétaire-bourgeois était de vouloir continuer le système médiéval. Le médiévisme consiste à vivre en marge de ses affaires, en toute jouissance, comme des seigneurs du Moyen-Age, en confiant les domaines aux métayers sous la direction d’un gérant, infidèle le plus souvent. (p. 127)
Autrefois, et il y a peu d’années, un curieux phénomène d’influence se constatait dans le pays.
Il suffisait qu’un homme, d’un rang élevé, plus habile que le paysan, fit un geste, pour que inconsciemment celui-ci se levât et marchât à sa suite dans des sentiers inconnus.
Où le conduisait-on? A l’assaut du Pouvoir; au renversement des fauteuils que les plus malins redressaient en en éloignant les plus méritants.
Quand après l’orgie, le laboureur retournait vers son foyer, la maison n’existait plus, la famille était dispersée; le vieux père avait été tué, et les champs avaient été dévastés.
Si, par hasard, le triomphateur voulait bien penser à son humble collaborateur, sa faveur suprême était de lui orner les jambes d’une paire de bottes, avec le titre de Chef de Section. (pp 128-129)
HEM Vol.XIX, No. 13, du 27/04 – 03/05/05
Pages retrouvées
Victor Redsons
Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970)
suivi de
Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970)
Editions Norman Béthune
C’est en fouillant dans la bibliothèque de mon beau-père que je suis tombé sur ce petit livre que je connaissais pas et dont je ne sais pas qui se cache sous le pseudonyme choisi par l’auteur. Et malheureusement Léon n’est plus là pour éclairer ma lanterne, ni pour me dire comment il est arrivé en possession de l’ouvrage.
Quoiqu’il en soit, il m’a paru intéressant, après avoir vu comment Louis Joseph Janvier (voir HEM Vol. XIX No. 3 du 16-22/02/05) et Candelon Rigaud (voir HEM Vol. XIX No. 13 du 27/04-03/05/05) analysent le partage des anciennes plantations coloniales par les nouveaux dirigeants, d’avoir la vision d’un marxiste-léniniste.
Bernard Ethéart
Toussaint Louverture, leader des anciens et nouveaux propriétaires, rationalisa l’exploitation féodale dans sa constitution arrêtée en 1801. (p. 22)
La Constitution de 1801 est en quelque sorte l’assise juridique du mode de production féodal. Elle représente une tentative de protection des intérêts de classe des propriétaires contre toute revendication des cultivateurs. Par ailleurs, cette constitution tient à conserver le principe de la grande propriété. Il est interdit aux propriétaires de morceler les domaines en dessous de 50 ha. Cette constitution confirme les règlements de culture édictés par Sonthonax et Polvérel et précise que chaque plantation est «l’asile tranquille d’une active et constante famille dont le propriétaire de la terre ou son représentant est nécessairement le père» (art. 15). Cette clause typique de l’idéologie féodale hantera pendant tout le XIXe siècle les constitutions et codes intéressant les rapports qu’entretiennent feudataires et serfs sur les habitations. Enfin, la constitution fixe la répartition de la production. Le produit de la terre se divise en quatre parts: une pour les cultivateurs, une autre pour l’Etat et deux pour le propriétaire. (pp. 22-23)
La politique agraire du gouvernement de Dessalines s’est caractérisée par l’établissement de la grande propriété foncière de l’Etat. L’Etat s’empara des grands domaines coloniaux et devint un propriétaire géant. L’article 12 des «dispositions générales» stipule: «Toute propriété qui aura ci-devant appartenu à un blanc français est incontestablement et de droit confisquée au profit de l’Etat». Cependant, à côté de l’Etat foncier existait une puissante classe de feudataires issue le l’aristocratie civile et militaire et dont les intérêts ne coïncidaient pas toujours avec ceux de l’Etat propriétaire. (p. 24)
La petite exploitation indépendante était pratiquement inexistante, la grande masse paysanne, propriétaire de ses instruments de production ou d’une partie de ceux-ci, était contrainte de travailler sur le domaine du maître (Etat ou particulier), lui fournissant ainsi une rente en travail. Cette forme d’exploitation féodale est une conséquence de la contradiction liée au bas niveau des forces productives et à la nécessité de produire en vue de l’exportation, unique moyen de réaliser l’accumulation indispensable à l’édification de l’économie nationale. Aussi, pour pallier à la déficience des instruments de production qui n’avaient guère évolué depuis cent ans, l’Etat féodal dut recourir à la corvée. (p. 24)
Après l’assassinat de Dessalines en 1806, l’empire se scinda en deux Etats rivaux où chacun des deux gouvernements apporta d’importantes modifications à la formule de la propriété appliqués par Dessalines ainsi qu’à la politique économique générale de ce dernier. Ces bouleversements allaient dans le sens des intérêts des classes dominantes qui aspiraient à plus de privilèges, au renforcement de leur pouvoir. (p. 25)
Pétion, président de la République de l’Ouest et du Sud distribua une partie importante des terres de l’Etat aux principales autorités de son gouvernement. En vertu de la loi du 21 octobre 1811, une habitation sucrière est donnée aux généraux et une habitation caféière à chaque adjudant-général à titre de «Don National». Ces habitations comprenaient des superficies de 100 à 2.000 carreaux (1 carreau = 1 ha. 29) A côté de ces distributions, on mit en vente les domaines de l’Etat. Ces donations et ces ventes visaient à renforcer l’économie des classes dirigeantes. Plus tard, pour assurer le soutien de la population dans son conflit avec son rival du nord, Christophe, Pétion étendit cette politique de concessions à certains éléments de sa garde et à une certaine catégorie de paysans. La loi d’avril 1814 autorise la distribution de 35 carreaux de terre aux chefs de bataillon ou d’escadron, 30 aux capitaines, 25 aux lieutenants. La loi du 30 décembre 1809 permet la concession de propriétés de 5 carreaux aux sous-officiers et soldats congédiés. Des parcelles de moindre importance furent attribuées aux gérants d’habitation, aux conducteurs d’ateliers, à des paysans «laborieux» et à des soldats en service «qui se distinguaient par leur bonne conduite». (pp. 25-26)
Ces modifications apportées dans la tenure de la propriété n’entraînèrent que peu de changements dans les relations entre propriétaires fonciers et cultivateurs. Les méthodes d’exploitation étaient restées les mêmes, aucune situation nouvelle n’étant apparue dans l’état des forces productives. La loi du 20 avril 1807 «concernant la police des habitations, les obligations réciproques des propriétaires, des fermiers et des cultivateurs», reprit les règlements adoptés par le gouvernement précédent. Comme sous Dessalines, les exploitations devaient fournir à l’Etat, en guise d’impôt, le quart de la production. De leur côté, les cultivateurs, en échange de leur travail, recevaient le quart de la production. (p. 26)
Dans le nord où un royaume et une noblesse furent créés, Christophe, pour les mêmes motifs, poursuivait la même politique. Les domaines de l’Etat passèrent par concessions aux mains des dignitaires du Royaume: «Un domaine rural était accordé aux nobles à titre de fief, en plus des concessions, dotations particulières accordées antérieurement aux membres du Royaume, ou que le Roi se réservait de régaler aux nouveaux dignitaires qu’il allait installer. Ces derniers biens fonciers pouvaient être vendus ou hypothéqués, tandis que les fiefs étaient inaliénables et leurs produits non sequestrables. Le droit de propriété devait se perpétuer à travers leurs enfants mâles, par droit de primogéniture». le Code Henry (133 articles), entendait que le paysan restât attaché à la glèbe. Bref, un régime féodal copié su celui d l’Europe du Moyen-Age. (pp. 26-27)
La contradiction fondamentale du régime féodal s’approfondissait de jour en jour pour atteindre son paroxysme sous le gouvernement de Boyer (1818-1843). Ce dernier avait opté pour les grands domaines indispensables à certaines cultures comme la canne à sucre. En juin 1821, les concessions de terre sont suspendues. La concentration de la propriété est appliquée dans la partie orientale conquise en 1822. le code rural de 1826 qui régit officiellement les rapports assujettissant les paysans-cultivateurs aux propriétaires fonciers indique: «Aucune réunion ou association de cultivateurs fixés sur une même habitation ne pourra se rendre propriétaire ou fermier du bien qu’ils habitent pour l’administrer par eux-mêmes en société». les paysans dont certains ont la possibilité de cultiver des places à vivres sont obligés de peiner du lundi au samedi sur les domaines appartenant soit à l’Etat, soit à des particuliers, en échange du quart ou de la moitié de la récolte. (pp. 28-29)
HEM, Vol. XIX, No. 15, du 11-17/05/05
«Les blancs débarquent»
Ces dernières semaines, la célébration du jour de l’environnement oblige, nous avions interrompu notre série consacrée à la structure foncière. Histoire de nous remettre dans le bain, nous rappellerons que cette série a compté dix articles publiés entre février et mai de cette année.
On peut considérer comme le noyau de cette série le Survol de l’Evolution de la Structure Foncière, dont la publication s’est étendue sur quatre numéros (HEM # 6, 7, 8 et 9) dans le courant du mois de mars. Il a été accompagné de la publication d’articles reproduisant la vision de certains auteurs sur la manière dont les terres des colons ont été réparties après l’indépendance, en l’occurrence Louis Joseph Janvier (HEM # 3), Candelon Rigaud (HEM # 13) et Victor Redsons (HEM # 15).
Cette répartition ne s’est pas faite sur une base consensuelle et nous avons reproduit un passage de Jacques de Cauna qui montre que les divergences remontent à la période précédant la proclamation de l’indépendance (HEM # 10 et 11). Enfin nous avons touché, avec Roger Gaillard, HEM # 5, le type de relations sociales nées du mode de répartition qui s’est imposé, relations que Janvier et Redsons qualifient de féodales, tandis que Candelon Rigaud (HEM # 13) parle de «médiévisme».
Aujourd’hui nous voulons parler d’un autre acteur dans la répartition du foncier, le capital étranger. Je suis persuadé que Roger Gaillard ne m’en voudra pas d’utiliser un sur-titre qu’il avait donné à quelques unes de ses publications. Nous avons, lui et moi, fait suffisamment de plaisanteries autour de ce fameux «les blancs débarquent», pour qu’il y voie plus un clin d’œil qu’un plagiat.
Ceci dit, on peut s’étonner que dans un pays qui, au moment où il prenait son indépendance, a proclamé haut et fort que la propriété du sol national était réservée exclusivement aux nationaux, le capital étranger puisse s’infiltrer et peu à peu se retrouver propriétaire de vastes exploitations. Mais, un siècle plus tard, la position de certains secteurs avait évolué. Comme le dit Gérard Pierre-Charles: L’impossibilité de voir s’amorcer un processus de développement économique, à parti du capital local, suggéra depuis longtemps déjà l’idée que seul le financement étranger, sous la forme d’emprunts ou d’investissements directs dans la production peut servir de moteur à ce processus. [4]
Roger Gaillard, avec sa verve habituelle, nous démonte le mécanisme de cette évolution de l’opinion. D’abord,…on battit la grosse caisse sur le thème, neuf encore dans notre histoire économique, de la très prochaine et bienfaisante pénétration du capital étranger dans notre activité productrice. On connaît l’air, qui, par la suite, deviendra rengaine: Haïti est riche en ressources; notre main-d’œuvre est abondante et bon marché; nous possédons des cadres techniques de valeur; la plupart de nos négociants, enfin, sont imaginatifs et disciplinés. Ce qui manque, c’est l’argent.
Le raisonnement se poursuit alors, sous la forme parfaite du syllogisme. Or de cet argent, nos grands et puissants voisins ne demandent pas mieux, sous certaines conditions, bien entendu (sécurité des investissements, stabilité politique), que de nous en abreuver. Il faut donc, en satisfaisant au plus vite à ces exigences, profiter de tant de bonne volonté témoignée. Vive donc l’Amérique, et, par-dessus tout, vivent son argent et ses capitalistes! – dernier mot que certains de nos journaux, on le verra, pris d’une soudaine vénération, affubleront parfois d’une majuscule. [5]
Ce mouvement d’opinion que décrit Gaillard remonte à 1916, autrement dit au début de l’Occupation Nord-Américaine, certains diront de la «première occupation nord-américaine»; mais près d’un siècle et deux (ou trois) occupations plus tard, n’entendons-nous pas la même «rengaine»? Comme quoi, plus ça change et plus c’est la même chose.
Selon Paul Moral, il y a eu bien avant cela une première tentative d’attirer le capital étranger dans le pays. Il s’agit de la loi du 26 février 1883, «portant concession conditionnelle des terrains du Domaine National». Moral fonde son opinion sur une interprétation de l’article 5 de cette loi, qui stipule: «Les usines fondées pour la préparation des-dites denrées, les sociétés anonymes par actions, montées pour l’exploitation en grand du domaine public, jouiront, en tant que personnes morales, du privilège de la naturalité». [6]
Moral signale que les dispositions de février … sont restées à peu près lettre morte … Mais, ajoute-t-il, la loi sur les concessions conditionnelles de Salomon n’en constitue pas moins, du point de vue politique, la première sollicitation officielle précise en faveur de l’intervention du capital étranger dans l’exploitation agricole haïtienne, au moment même où la petite paysannerie indépendante achève de se définir. [7]
Il a fallu attendre encore environ un quart de siècle avant de voir la pénétration du capital étranger et c’est ce qui fera l’objet du prochain article.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05
«Les blancs débarquent» (II)
Si on veut analyser le mouvement de pénétration du capital étranger en Haïti, on peut distinguer trois phases. La première phase précède l’arrivée des «marines» dans le pays; durant la seconde, la mainmise sur la terre va de pair avec l’occupation militaire; tandis que la troisième, la moins importante, suit la «désoccupation».
Les prémisses
La pénétration du capital étranger associée à la création de grandes exploitations a commencé avec le 20e siècle.
Depuis 1901, une société belge exploite sous le nom de «Plantation d’Haïti», plus de 300 hectares plantés en cacao, hévéas et vanille dans la région de Port Margot et de Bayeux; une autre compagnie se livre à la culture intensive des ananas dans les environs du Cap; en 1906, le gouvernement passe un contrat avec un groupe de capitalistes, belges également, pour l’établissement d’une «Banque Agricole et Industrielle» chargée de consentir des prêts à long terme et probablement d’alimenter la «Société d’Agriculture d’Haïti» fondée la même année.[8]
La construction de la voie ferrée du Cul-de-Sac, de Port-au-Prince à l’Etang Saumâtre, ouvre effectivement de nouvelles perspectives à l’entreprise sucrière. En 1906, une»Compagnie Nationale des Chemins de fer d‘Haïti» obtient la concession de trois voies ferrées: Les Gonaïves – Hinche; le Cap – Grande Rivière du Nord; Port-au-Prince – Cap-Haïtien. … C’est la première intervention caractérisée du capital nord-américain. Elle se précise en 1910, avec le fameux contrat jumelé dit «contrat Mac Donald»: pour une période de 50 ans et au prix d’affermage de un dollar par an le carreau cultivable, le gouvernement concède à la Compagnie Nationale des Chemins de fer, «National Railroad», les terres du Domaine National non occupées, «sur le parcours du chemin de fer devant traverser les départements de l’Ouest, de l’Artibonite, du Nord-Ouest et du Nord, et ce jusqu’à une distance de 20 kilomètres de chaque côté de la voie ferrée». La compagnie doit y établir des plantations bananières.[9]
L’occupation nord-américaine
Mais c’est avec l’occupation nord-américaine que le mouvement va prendre de l’ampleur. Des dispositions légales vont faciliter l’arrivée des capitaux nord-américains: on a tout d’abord, la constitution «imposée» par l’occupant au début de la présidence de Dartiguenave: Le droit de propriété immobilière est accordé désormais aux étrangers [10] puis la loi du 22 Décembre 1925 sur les baux à long terme [11] et enfin la loi du 28 Juillet 1929 qui autorise la vente de terres agricoles à des compagnies nord-américaines [12]
Il est difficile d’établir la liste exacte des compagnies américaines, avec leur raison sociale et leurs activités, qui s’installèrent ou essayèrent de s’installer en Haïti. Nous citerons:
- la Haytian American Sugar Company (1915): 24.000 acres,
- la Haytian Products Company (1915): 10.000 acres,
- la United West Indies Corporation (1918): 16.000 acres,
- la Société Commerciale d’Haïti (1918): 3.000 acres,
- la North Haytian Sugar Company (1922): 400 acres,
- la Haytian Pine-apple Company (1923): 600 acres,
- la Haytian American Development Corporation (1926): 14.000 acres,
- la Haytian Agricultural Corporation (1927): 2.200 acres
L’étendue totale des concessions aurait été de 70.000 acres (28.000 ha). D’après Emily Green Balch. [13]
Victor Redsons replace cette évolution dans une perspective internationale. Au début du XXe siècle, le système capitaliste est en crise. En 1914 éclate la première guerre mondiale pour un nouveau partage du monde. Les puissances impérialistes européennes (France, Angleterre, Allemagne), les principales rivales de l’impérialisme américain pour le contrôle du pays, sont fixés sur le front européen. L’impérialisme américain, profitant de cette situation, concrétisa franchement la doctrine de Monröe. [14]
Après l’occupation
Pour cette période, Redsons signale encore l’influence de la situation internationale. … les propriétés américaines plantées en caoutchouc sur les terres d’Indonésie et de Malaisie, objets de la convoitise japonaise, furent saisies. Cette matière étant indispensable à la poursuite de la guerre (il s’agit cette fois-ci bien entendu de la seconde guerre mondiale), l’impérialisme américain décida d’adapter notre agriculture à la satisfaction de leurs besoins d’alors. [15]
La Loi du 3 Septembre 1941 sanctionnait le contrat du 22 Août 1941 passé entre le Gouvernement haïtien et la SHADA (Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole). Ce contrat donnait «en bail à la société pour une période de 50 ans, 150.000 acres plantés en arbres susceptibles de produire des bois de charpente, situés dans les forêts de morne des Commissaires, du morne la Selle, dans la commune de Cerca-la-Source…» [16]
Le Décret-Loi du 6 Janvier 1943 autorisait la SHADA cultiver le sisal et la cryptostegia. Ce décret avait un caractère dictatorial. Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation. [17]
La SHADA reçut le monopole de l’importation du caoutchouc en plus de la concession de 150.000 ha destinés à la culture de l’hévéa et d’arbres forestiers. Ce fut le drame des dépossessions. Et des milliers de familles paysannes virent leurs plantations de café ou de vivres alimentaires rasées par la compagnie. [18]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la Plantation Dauphin
C’est encore Roger Gaillard qui utilise dette formule quand il décrit, avec ce sourire malicieux que je lui connaissais bien, la campagne orchestrée par les partisans de l’arrivée du capital étranger dans le pays (voir: Les blancs débarquent, HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05). Nous sommes aujourd’hui un siècle après l’arrivée des premiers capitaux dans le pays, et il serait intéressant de voir quel effet cette «bienveillante pénétration» a pu avoir sur notre économie.
Pour commencer nous nous pencherons sur la cas de la plaine côtière qui s’étend de Limonade à la frontière avec la République Dominicaine, couvrant les communes de Limonade, Caracol, Trou-du-Nord, Terrier Rouge, Fort-Liberté, Ferrier, Ouanaminthe. Dès la création de l’INARA, nous avions pensé intervenir sur cette vaste étendue de terre semi-aride, présumée terre de l’Etat et pratiquement laissée à l’abandon. Le désir du Président René Préval de voir l’INARA concentrer toute son énergie sur l’expérience pilote du Bas Artibonite nous avait écartés de la zone, mais nous y sommes retournés quand l’INARA, toujours à la demande du Président, a commencé à être présent dans l’ensemble du pays.
C’est ainsi que la Direction Départementale du Nord-Est a procédé à ce que nous appelons une «étude foncière» sur la localité de Napple/Dévésien, dans la commune de Terrier Rouge et l’analyse qui suit s’inspire largement des résultats de ce travail. [19]
La première information à relever et qui peut étonner celui qui la parcourt aujourd’hui, est que, à l’arrivée des Européens, cette zone était boisée. Les données historiques révèleraient que durant la période coloniale, le paysage a subit des transformations importantes (endiguement et déviation des cours d’eau, assèchement de la mangrove, création d’un réseau dense de chemins et de canaux). C’est dans cette région qu’auraient été introduits les premiers plants de café, vers 1620.
Après l’indépendance, l’occupation paysanne s’est fortement développée, notamment avec la distribution des terres abandonnées par les colons aux officiers et aux soldats par Dessalines puis, et surtout, par Boyer. L’occupation de ces terres, relevant alors du domaine de l'État, s’est faite sans aucun titre. Au début du siècle, les terres de la région étaient encore largement boisées. Les paysans cultivaient des «jardins kay» vivriers, clos de campêches, entourés de vastes zones de pâturages communautaires.
En 1922 deux compagnies nord-américaines, la Haytian American Development Corporation et la Haytian Agricultural Corporation, bénéficiant de la loi de 1922 dite des «baux à long terme», occupent de très vastes espaces, en majeure partie considérés comme faisant partie du domaine privé de l’Etat et présumés inoccupés.
Le choix de cette zone pour l’implantation de la culture de sisal en vue de profiter du boom de la ficelle lieuse pour les moissons tenait compte de conditions particulières: la faible densité de la population, l’absence de légalisation d’une grande partie des terres occupées par les petits paysans, la qualité du sol, l’adaptation possible du sisal dans les zones semi-arides et la possibilité de mécanisation sur une très grande échelle.
L’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine. (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938).
Il faut cependant signaler que de nombreux paysans dépossédés ont pu s’intégrer à l’activité agro-industrielle (10.000 personnes vivaient des plantations), et de nombreux employés ont largement bénéficié de la prospérité des années 1940-1960.
En 1927 les deux compagnies fusionnaient et la Plantation Dauphin était créée, une société plus modeste à capital mixte. A partir de 1942 les objectifs stratégiques américains stimulent l’augmentation des surfaces plantées en sisal grâce à la SHADA (Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole). 25.000 acres étaient alors plantées en sisal. Entre 1950 et 1951 la demande de sisal, renforcée par les menaces de guerre (stocks stratégiques), a relancé une deuxième fois cette culture, avec des capitaux nationaux et étrangers, portant les surfaces plantées à plus de 35.000 hectares.
Avec de l’apparition des fibres synthétiques (1960), entraînant la baisse du cours international du sisal, la régression brutale de l’activité agro-industrielle a provoqué une crise économique grave. En effet les compagnies ont cessé progressivement leurs activités. Elles n’ont ni cédé ni vendu les terres et, malgré quelques épisodes limités d’occupations paysannes des terres inexploitées, l’intégrité des grandes plantations a été conservée. En 1983, les responsables de la plantation Dauphin ont expulsé les petits paysans qui, depuis 1979/1980, cultivaient, 200 carreaux à proximité du bourg de Terrier Rouge plus particulièrement au niveau de la zone d’étude. Au fil du temps l’élevage bovin a remplacé le sisal. Cependant l’absence d’utilisation de la moitié des terres de la Plantation Dauphin, notamment autour de la localité de Terrier Rouge, a constitué un problème social qui concernait l’ensemble de la communauté.
En 1986 la Plantation Dauphin était envahie par les habitants de la zone. Le troupeau de bétail, appartenant disait-on à l’ex-Président Jean Claude Duvalier et gardé dans des parcs près de du village de Phaëton, fût lâché dans la nature. Ce troupeau détruisit le reste de la plantation de sisal et depuis ces terres sont convoitées tant par des exploitants résidants au niveau de la zone ou non, que par des nationaux et étrangers. Ce fut de début de la squattérisation.
De nos jours, des associations de planteurs ou d’éleveurs de tendances diverses se sont formées dans le but de squattériser ça et là les terres. Ce faisant une grande quantité de terres sont occupées par des associations ou groupements paysans. Chaque groupement délimite à sa guise une portion de terres soit avec du fil de fer barbelé, du cactus ou encore du pingouin. Ces portions font l’objet de séparation à part égal entre les membres suivant les vœux du leader qui accapare une plus grande partie. Toutefois notons qu’après la séparation, les portions restantes sont catégoriquement vendues ou, dans le langage courant de la zone, passées sous forme de cession à ceux qui en ont besoin, à raison de 500 gourdes à l’hectare. D’autre part, on retrouve certains exploitants qui n’appartiennent à aucun groupement mais qui occupent une portion des terres sans aucun contrat de bail.
Bernard Ethéart
«La Bienveillante Pénétration» (II)
Le cas de l’hévéa
La semaine dernière nous avons parlé du bilan négatif de l’expérience des plantations de sisal dans la plaine du Nord-Est (voir HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05). Le problème de cette aventure industrielle vient de ce que le capital étranger s’est investi dans une production qui devait répondre à un besoin de son propre système économique, et, du jour où ce besoin n’existait plus, il s’est retiré purement et simplement faisant disparaître d’un seul coup tous les avantages que le pays d’accueil aurait pu en avoir tiré.
Aujourd’hui nous voulons aborder une autre expérience bien plus néfaste, celle de l’implantation de la culture de caoutchouc avec la célèbre SHADA (Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole). Dans un article précédent (Les blancs débarquent HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05) nous avions effleuré ce sujet, cette fois-ci, avec des textes tirés des ouvrages de Gérard Pierre Charles, Victor Redsons et Franck Blaise, nous allons approfondir la question.
L’intéressant avec Pierre-Charles est qu’il signale l’effet négatif du contrat de la SHADA sur le trésor public. En effet, il n’y a pas eu de véritable apport de capital, car les fonds investis proviennent d’un prêt fait au gouvernement haïtien, qu’il faudra donc rembourser.
Suivant les termes d’un contrat de concession entre le Gouvernement et la Société Haïtienne Américaine de Développement Agricole, la Banque Import-Export accorde un emprunt à Haïti pour la réalisation d’un programme de plantation de caoutchouc et de sisal, produits fort demandés sur le marché de guerre nord-américain. La SHADA reçut le monopole de l’importation du caoutchouc en plus de la concession de 150.000 ha destinés à la culture de l’hévéa et d’arbres forestiers. Ce fut le drame des dépossessions. Et des milliers de familles paysannes virent leurs plantations de café ou de vivres alimentaires rasées par la compagnie. Celle-ci cessa, une fois la guerre finie, d’utiliser les terres plantées.
Cet impact brutal de la grande économie capitaliste agissant à travers des organismes publics sur la structure agraire haïtienne représenta un désastre pour les paysans dépossédés, et, bien entendu, pour le trésor public. [20]
Redsons, selon sa bonne habitude, est plus incisif dans sa critique, mais donne bien plus de détails.
… les propriétés américaines plantées en caoutchouc sur les terres d’Indonésie et de Malaisie, objets de la convoitise japonaise, furent saisies. Cette matière étant indispensable à la poursuite de la guerre, l’impérialisme américain décida d’adapter notre agriculture à la satisfaction de leurs besoins d’alors. Les premiers pas concrets vers le renforcement de cette nouvelle emprise impérialiste étaient franchis par la constitution de la société responsable de la prise à charge et de l’exécution de ce programme dit «d’assistance économique nord-américaine». En 1941 se forma la SHADA. Les bases financières de cette société étaient constituées par un emprunt de 5.000.000 $ U.S. accordé par la Export Import Bank. D’immenses étendues de terre, occupées par des milliers de petits cultivateurs haïtiens propriétaires et fermiers, pour avoir été délimitées sur la carte d’Haïti par le crayon rouge du responsable principal de la SHADA, étaient déclarées «Zones stratégiques» par le gouvernement de Lescot. Les paysans étaient chassés impitoyablement de leurs terres. Dans certains cas, le délai de déguerpissement n’allait pas au-delà de 48 heures. Le dédommagement était fixé à $ 25 le carreau planté en café ou cacao, sans le droit de rentrer al dernière récolte. Dans d’autres cas, on remboursait seulement $ 5 par carreau aux propriétaires possédant dûment leur titre, tandis que les fermiers recevaient une compensation de $ 10. Parfois, l’expropriation sous forme violente ne prenait en considération aucune exigence d’indemnisation. On ne touchait pas les terres des féodaux. En septembre 1943, la «Shada’s Cryptostigia Program» avait fait l’acquisition de ses terres réparties comme suit à travers la république:
Terres acquises par la SHADA jusqu’en 1943 pour la culture exclusive du caoutchouc:
Région d’Haïti |
Superficie en ha |
Cap |
16.750 |
Bayeux |
12.850 |
Cayes |
11.650 |
Grande Anse |
12.600 |
Saint Marc |
4.300 |
Gonaïves |
250 |
Ces données sont fournies par S.E.Harris in «Ecomies Problèmes of Latin America». [21]
Franck Blaise, pour sa part, est plus lyrique et ouvre une perspective sur les conséquences politiques.
La disposition législative du Gouvernement de Lescot qui a fait beaucoup de tort au pays et dont jusqu’ à présent, nous en ressentons les conséquences néfastes fut le décret loi du 6 Janvier 1945 [22].
Il autorisait la SHADA cultiver le sisal et la cryptostegia.
Ce décret avait un caractère dictatorial.
Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation. [23]
Les contrats étaient pour une période d’une année, renouvelables d’année en année, suivant les circonstances et au gré de la SHADA pendant une période qui ne dépassera pas dix ans.
Cette société a pris les meilleures terres de nos paysans pour établir des plantations dites stratégiques.
De vastes plantations de vivres alimentaires, de denrées d’exportation et d’arbres fruitiers qui constituaient une très grande source de revenus pour nos paysans ont été détruites en conséquence.
Ce fut un désastre national.
Dès cette époque, la grande commotion de 1946 était en gestation!
Si la question des domaines avait contribué à l’assassinat de l’Empereur Dessalines, si celle du contrat Marc (sic) Donald pour l’exploitation de la figue banane avait renversé Antoine Simon, si celle aussi des baux à long terme était l’un des grands griefs contre Borno, la SHADA et ses conséquences néfastes avaient été l’une des principales plaintes contre le régime dictatorial du Gouvernement de Lescot.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-12/07/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la «figue-banane»
Le développement de la filière figue-banane par des capitaux étrangers a connu deux épisodes, l’un au début du siècle, l’autre juste après la «désoccupation». C’est curieusement un contrat de construction d’un réseau ferroviaire qui est à l’origine du premier épisode. Voyons ce qu’en dit Victor Redsons.
«En 1906, une ‘Compagnie Nationale des Chemins de fer’ obtient les concessions de trois voies ferrées:
- Gonaïves – Hinche
- Cap – Grande Rivière du Nord
- Port-au-Prince – Cap.
C’est la première intervention caractérisée du capital Nord-américain. Elle se précise en 1910 avec le scandaleux contrat dit ‘Contrat Mac Donald’. Pour une période de 50 ans et au prix d’affermage de 1 dollar par an le carreau cultivable, le gouvernement concède à la Compagnie Nationale de Chemin de fer ‘National Rail Road’, les terres du domaine national non occupées ‘sur le parcours du chemin de fer devant traverser les départements de l’ouest, de l’Artibonite du Nord-ouest et du Nord et ce, jusqu’à une distance de 20 km. de chaque côté de la voie ferrée’. La compagnie doit y établir des plantations bananières.» [24]
Kethly Millet est du même avis et fournit un peu plus de détails sur le transfert de la première compagnie de chemin de fer à la compagnie Mac Donald.
«C’est par le biais de la Compagnie de Chemin de fer national que les intérêts américains feront leur entrée en force en Haïti. Cette société fondée en 1905 avait été acquise par Rodolphe Gardère. Elle devait pourvoir les départements du Nord, du Nord-Ouest, de l’Artibonite et de l’Ouest de voies de chemin de fer et relier Port-au-Prince au Cap Haïtien. En 1910, elle échut à un Américain du nom de James P. Mac Donald.» [25]
Si on en croit Antoine Pierre Paul, cité par Franck Blaise, c’est le Président Antoine Simon qui est à l’origine de ce transfert.
«L’exécution du contrat de 1906, imposant des charges trop lourdes pour l’Etat, était dans l’opinion du gouvernement une cause de ruine pour la nation.
Le Général Antoine Simon proposa de modifier ce contrat et d’imposer un autre pour la culture et l’exploitation de la figue banane, de telle sorte que le trafic fut suffisant pour couvrir la garantie d’intérêt des chemins de fer.» [26]
Si le nouveau contrat représentait moins de charges pour l’Etat haïtien, il fut très néfaste pour les petits paysans. Voyons ce qu’en dit Kethly Millet.
Ce triple contrat (chemin de fer, production de bananes, monopole de l’exportation de toute la figue banane produite dans le pays) devait avoir des conséquences socio-économiques importantes pour la paysannerie des régions concernées. Il signifiait, en tout premier lieu, la substitution de la figue banane à la culture soit du café, de la canne ou tout simplement des cultures vivrières sur une superficie de plus de 7.200 km2. Il entraînait également la disparition de la petite paysannerie de la région, son élimination dans le processus de la culture d’exportation et donc de son rôle prédominant dans l’économie du pays, au profit d’un seul et unique producteur et exportateur, la Compagnie Mac Donald.
Enfin, pendant les travaux de délimitation, de défrichement, les récoltes en cours sont perdues pour la paysan, … Aucun n’a reçu d’indemnité ou de compensation.» [27]
On a vu, en parlant de l’hévéa, que, pour Franck Blaise, le contrat Mac Donald est à l’origine du départ d’Antoine Simon du pouvoir (voir HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-12/07/05); Pour Victor Redsons: «Les paysans vont protester cotre cette braderie du sol national à l’étranger et déclencher une insurrection dans le Nord.» [28] Paul Moral est du même avis: «Ce contrat, fort louche, semé de malentendus, va servir à ameuter, en février 1911, les paysans du Nord et à déclencher la ‘deuxième guerre caco’.» [29] Kethly Millet va encore plus loin parlant de l’effet de l’impopularité du contrat Mac Donald sur les successeurs d’Antoine Simon: «Ces expropriations seront à ce point impopulaires que les successeurs du Président Antoine Simon hésiteront à les poursuivre, préférant faire face aux plaintes du président de la Compagnie Nationale de Chemin de fer qu’à la perspective de perdre l’appui du monde paysan.» [30]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la «figue-banane» (suite)
Dans l’article précédent (voir hem, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05), nous avions vu le premier épisode de la tentative de développement de la filière figue-banane, épisode lié au fameux contrat Mac Donald. Ce premier épisode précède le débarquement des «marines». Nous allons nous pencher aujourd’hui sur le second épisode, qui suit le départ des «marines» et est lié au le contrat de la Standard Fruit.
Paul Moral présente ainsi ce second épisode: «L’histoire de la spéculation bananière n’a duré qu’une dizaine d’années, mais elle présente en un raccourci saisissant la ruine d’une organisation commerciale efficace dans laquelle la petite exploitation s’était aisément intégrée, et qui vers 1945, avec la montée du sisal et la reprise du sucre, communiqua à l’économie haïtienne la plus vigoureuse impulsion qu’elle ait jamais reçue.» [31]
En réalité, ce second épisode a connu des prémices déjà durant l’occupation. «En 1910, le contrat ‘de chemin de fer et de figue-banane’(contrat Mac Donald) sombra, on l’a vu, dans l’anarchie. Puis, vers 1925, quelques initiatives privées, toujours américaines, préludèrent à l’intervention décisive de la ‘Standard Fruit and Steamship Company’ de la Nouvelle Orléans. Cette puissante compagnie bénéficia en 1935 [32] d’un contrat qui lui conférait le privilège exclusif d’achat des bananes exportables sur l’ensemble du territoire haïtien, moyennant l’encouragement de la culture dans toutes les régions propices, par des travaux d’irrigation, des avances aux petits planteurs, l’aménagement de stations d’achat, d’entrepôts, d’installations d’embarquement.» [33]
Franck Blaise ne tarit pas d’éloges pour le gouvernement de Sténio Vincent à propos de ce contrat. «… les efforts déployés par le gouvernement ont été couronnés de succès.
Il a combattu effectivement la monoculture par une politique de diversification de la culture de certaines denrées.
L’honneur lui revient de porter à un très haut degré la culture et le commerce de la figue banane.
De 2 millions de régimes, l’exportation atteignit plus de 7 millions.
Aussi le gouvernement a pu équilibrer le budget de la République, chose très rare dans les annales de l’histoire d’Haïti, par cette source de revenus.» [34]
Et pourtant, «Tout cela allait s’effondrer en quelques années. Les circonstances extérieures ne sont nullement en cause: l’extension du conflit mondial provoqua, certes, un ralentissement très sensible du commerce, mais les exportations reprirent de plus belle en 1947. En réalité, la spéculation bananière, véritable ‘poule aux œufs d’or’, avait suscité de multiples convoitises et un frénétique trafic de concessions privées». [35]
Pour Franck Blaise, c’est la loi du 17 Juillet 1947 qui est la cause de cet effondrement. «Si la loi du 6 décembre 1946 [36] et celle du 16 septembre 1949 [37] ont été de louables démarches pour augmenter les ressources du pays, celle du 17 juillet 1947 a porté un coup mortel à notre économie dont jusqu’à ce jour, nous en ressentons les conséquences néfastes.
Voici l’opinion de l’Agronome Pierre Benoit, dans son livre, Cent Cinquante Ans de Commerce Extérieur: Par la loi du 17 juillet 1947, l’Etat s’accorde le monopole d’achat et l’exportation de la figue banane et délègue ses droits à sept compagnies concessionnaires, la Standard Fruit y compris. A partir de cette date, la figue banane rentre dans son déclin. En 1947-1948, l’exportation de 7 millions de régimes passait à 3 millions 55 et en 1948-1949 à 2 millions 16. Ce déclin, écrit le Département Fiscal, qui a une grande répercussion sur le pouvoir d’achat et sur la circulation d’argent de certaines régions du pays ne provient d’aucune contraction de la récolte. Force est donc de le relier aux manipulations auxquelles ont été sujet depuis quelque temps le commerce de cette denrée sans qu’il fut suffisamment tenu compte, selon toute apparence, de l’intérêt du producteur et de ses relations psychologiques ainsi que d’autres facteurs influant sur l’avenir de cette denrée». [38]
Avec Paul Moral, nous obtenons un peu plus de détails. «Les tiraillements s’accentuant entre l’Etat et la compagnie américaine, celle-ci, depuis 1943, avait cessé d’opérer sur l’ensemble du territoire, laissant toute la partie sud à une société locale, la ‘Haïtian Banana Export’. A partir de 1946 même avec la suppression complète du monopole, la ‘Standard Fruit’ abandonna le marché haïtien. Ce fut, en plein ‘rush’ des exportations, le déchaînement du scandale des concessions. Des compagnies régionales, toutes anonymes (‘Badeco’, ‘Nesco’, ‘Comapla’, ‘Nabasco’, etc …), pour se dédommager rapidement des pots-de-vin qu’elles avaient dû verser, s’empressèrent d’oublier leurs obligations contractuelles, s’ingénièrent à acheter au plus bas prix, se mirent à délivrer, en guise de paiement, des certificats sans valeur. Le désordre s’amplifiant, les bateaux bananiers ne trouvèrent plus aux ports d’embarquement les cargaisons sur lesquelles ils comptaient ou refusèrent d’embarquer des amoncellements de régimes avariés. La banane haïtienne fut complètement discréditée sur le marché américain. De leur côté, les petits producteurs grugés abandonnèrent une production qui ne leur apportait plus que déboires et vexations… Une compagnie haïtienne patronée par l’Etat, la ‘Habanex’ fut bien reconstituée, sous les auspices de l’efficacité et de l’honnêteté, mais il ne fallut pas longtemps pour qu’empruntant à son tour la voie des opérations frauduleuses, elle achevât le tuer le commerce bananier, avant d’être déclarée en faillite (1956). [39]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 26, du 27/07-02/08/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la canne à sucre
Nous n’aurions pas pu mettre fin à notre série d’articles relatifs à la pénétration du capital étranger en relation avec la pite, le caoutchouc, la figue-banane (voir HEM, Vol. XIX, Nos 22, 23, 24, 26) sans parler de la canne à sucre. Cette culture, du reste, peut être utilisée comme un révélateur de l’évolution de la structure socio-économique du pays.
On connaît suffisamment l’importance de l’industrie sucrière et son impact sur la structure sociale de la colonie de Saint Domingue pour qu’il soit nécessaire d’insister là-dessus. Mais on connaît moins son adaptation aux conditions de la période post-coloniale; Paul Moral la résume ainsi: «Bref, à la veille de l’occupation américaine, l’exploitation sucrière haïtienne a défini sa propre formule: des reliquats de manufacture maintenus par une aristocratie de grands planteurs sur un mode paternaliste; des distilleries rustiques; une culture disséminée et fortement intégrée à l’exploitation familiale, productrice de sirop et de ‘rapadou’» [40] Et l’auteur ajoute: «Cette économie hétérogène, mais peut-être moins décadente qu’on pourrait le supposer, est cependant incapable d’évoluer par ses propres moyens. Le retour à la grande exploitation est lié à l’intervention du capital étranger.» [41]
Cette intervention se fit à travers l’implantation de la HASCO. «Ayant pris en 1915 la succession d’une société à capitaux allemands, la ‘Haytian American Sugar Company’ put se constituer, dans le Cul-de-Sac et la plaine de Léogane, un important domaine, 6.000 hectares environ en 1930, dont plus de la moitié sous forme de baux à long terme». [42]
Trente ans plus tard, la société avait bien évolué. «La ‘Haytian American Sugar Company’ est maintenant fermement intégrée à l’économie agricole haïtienne. Elle dispose d’environ 11.000 hectares plantés en canne (9.000 dans le Cul-de-Sac et 2.000 dans la plaine de Léogane et dont moins de 40 % sont directement exploités par elle … Elle traite chaque année près de 700.000 tonnes de cannes qui fournissent environ 70.000 tonnes de sucre, brut (85 %) ou raffiné (15 %)». [43]
Ce résultat a coûté pas mal d’efforts. La compagnie a du, en effet, remembrer les terres, restaurer les anciens canaux d’irrigation des systèmes de la Rivière Grise et de la Rivière Blanche, dans la plaine du Cul-de-Sac, et de la rivière Momance, dans la plaine de Léogane, forer des puits, acclimater de nouvelles variétés de canne, mettre en place un système compliqué pour la campagne annuelle, en associant l’exploitation directe et l’achat de la récolte des grands et petits propriétaires indépendants.
Quoiqu’il en soit, l’exemple de la HASCO semble avoir encouragé d’autres entreprises. Dans la plaine du Nord, on a connu l’usine de Larue qui, selon Moral, produisait environ 1.000 tonnes de «sucre crème» par an, et l’usine de Welch, dans la commune de Limonade, propriété d’un exilé cubain, M. Escajedo. Dans la plaine des Cayes, s’est établie, entre 1948 et 1952, la «Centrale Sucrière Dessalines», à direction apparemment cubaine (Moral). Dans le Nord de la plaine du Cul-de-Sac, au pied du Morne-à-Cabrit, on pouvait voir, il y a quelques années encore, les restes d’une tentative d’installation d’une usine sucrière qui date du gouvernement Magloire (1950-1956).
Il faut enfin signaler, dans la plaine de Léogane, la construction, durant le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, de la centrale de Darbonne. Cette usine était une initiative de l’Etat et a fait l’objet de toutes sortes de rumeurs. On a dit qu’elle n’était pas adaptée aux conditions de la plaine de Léogane et que son achat a été l’occasion de juteux trafics. Elle est du reste encore l’objet d’un litige entre le gouvernement italien et le gouvernement haïtien qui n’aurait jamais totalement acquitté ses obligations.
Elle n’a jamais vraiment fonctionné et, un peu avant la fin du régime Duvalier, elle a tout simplement été fermée. Une tentative de reprise par une société coopérative n’a donné aucun résultat. Le Président René Préval a cependant entrepris de la remettre en marche; c’était à l’époque où on parlait d’importation d’éthanol industriel pour fabriquer du clairin. Aujourd’hui l’«Usine Sucrière Jean Dominique de Darbonne», gérée par le Ministère de l’Agriculture, tente péniblement de produire du sucre crème.
La situation de Darbonne s’inscrit dans le cadre général de l’industrie sucrière haïtienne qui se résume dans le constat que non seulement nous n’exportons plus de sucre, mais nous en importons pour notre propre consommation. L’usine de Limonade, après avoir été rachetée par l’Etat (on était encore sous Duvalier), est actuellement en ruine. A Larue, à notre connaissance, on ne produit plus que du clairin. La centrale de la plaine des Cayes, passée entre temps en des mains haïtiennes, ne produit plus rien. Quant à l’usine de la HASCO, elle a été rachetée par un homme d’affaires haïtien … qui s’est empressé de la fermer.
Je me souviens d’avoir demandé au Président Aristide (c’était en 1995, je venais d’être nommé à l’INARA) si, compte tenu du fait que nos coûts de production rendent le sucre produit dans le pays plus cher que le sucre importé, il y avait une décision de politique agricole d’abandonner la production de sucre. Il m’a donné une de ces réponses sibyllines dont il avait le secret: «Bon … si c’est pour produire de quoi alimenter la population …» Autrement dit, il n’y avait pas de décision; on se contentait de laisser faire.
Bernard Ethéart
HEM, Vol.XIX, No. 30, du 24-30/08/05
«La Bienveillante Pénétration»
Le Bilan
Tout au long de cinq articles, sous le titre général «La Bienveillante Pénétration», nous avons tenté de nous faire une idée de l’évolution de certaines cultures, introduites ou développées sous l’influence du capital étranger: le sisal (HEM No. 22), l’hévéa (HEM No. 23), la figue-banane (HEM No. 24 et 26), la canne à sucre (HEM No. 30).
Il s’agirait maintenant de voir si cette «bienveillante pénétration» a vraiment apporté au pays tous les avantages qu’annonçaient les partisans de l’arrivée du capital nord-américain. Dans «Les blancs débarquent» (HEM No. 20), on pourra voir comment Roger Gaillard rapportent la manière dont les directeurs d’opinion de l’époque décrivaient tous les bienfaits que nous apporteraient ces capitaux. Aujourd’hui, un peu moins d’un siècle plus tard, on est en droit de se montrer un peu sceptique.
Pour commencer, il faudrait questionner le volume du flux de capitaux vers Haïti. Certes on ne peut sous-estimer l’importance des investissements au niveau de la production sucrière ou de la production de sisal; mais on sait que l’arrivée de la SHADA est liée à un prêt de 5 millions de dollars de la Export-Import Bank (la même, à ma connaissance, qui avait consenti le prêt pour la construction du barrage de Péligre). Autrement dit, il ne s’agit pas là d’apport de capitaux, car ces cinq millions nous étions sensés les rembourser.
Un second aspect à considérer est celui des avantages que nous avons pu tirer au niveau de notre commerce extérieur. Certes les exportations de figue-banane, mais surtout de sisal, nous ont permis d’améliorer notre balance commerciale. Il ne faut pas oublier que, pendant quelque temps, Haïti a été un des plus gros exportateurs de sisal au monde. Mais justement, ce fut pendant un certain temps, car l’arrivée des fibres synthétiques a fait disparaître ce pactole. Pour ce qui est de la filière figue-banane, elle n’a pas seulement été victime de la voracité des affairistes haïtiens mais aussi, comme je viens de l’apprendre, de l’arrivée du «mal de Panama». Nous n’avons jamais été un gros exportateurs de sucre; quant à l’hévéa, l’aventure n’a duré que l’espace d’un matin.
Mais là où le bilan peut être considéré comme négatif, c’est quand on constate les conséquences de cette «bienveillante pénétration» sur la structure socio-économique de la campagne haïtienne. Nous pouvons encore une fois nous référer à Paul Moral. «Toutefois, la petite exploitation indépendante qui avait proliféré un peu partout dans le pays, entre 1870 et 1890, fut sérieusement atteinte par le monopole de la H.A.S.C.O. Les guildiviers surtout, subirent les effets néfastes de la taxe sur l’alcool, destinée à favoriser la production du sucre au détriment de celle du tafia. Il en résultat, par contre-coup, une crise assez grave dans la plaine des Cayes et le Bassin Central où s’était organisée une économie vivante, basée sur le commerce local de l’alcool». [44]
Autant pour l’économie sucrière; voyons maintenant les effets de l’implantation de la culture du sisal. «La mise en place de la grande culture du sisal dans la plaine du Nord devait avoir des conséquences plus graves… On saisit mal, à travers les passions déchaînées, la réalité du drame agraire qui en résulta. Les dépossessions de 1926-1930 forment l’un des thèmes principaux de la résistance à l’occupation. ‘L’Union Nationaliste’ dénonce l’expulsion brutale ‘de milliers de paysans’ qui ‘avaient transformé les terres pauvres de la région en de jolies fermes où l’on trouvait, à côté des cultures vivrières, un petit champ de caféiers, beaucoup d’arbres fruitiers, un modeste élevage de chèvres et de poules’. Elle cite de nombreux cas, non équivoques, de spoliation. De son côté, l’administration américaine certifie que les terres concédées aux compagnies étaient depuis longtemps abandonnées et couvertes de halliers et que, si quelques occupants furent effectivement lésés, ils reçurent d’équitables indemnités.» [45]
Avec Franck Blaise, nous avons une idée de ce qui s’est passé avec l’implantation de la culture de l’hévéa. «La disposition législative du Gouvernement de Lescot qui a fait beaucoup de tort au Pays et dont jusqu’à présent, nous ressentons les conséquences néfastes fut le décret loi du 6 janvier 1945. Il autorisait la SHADA à cultiver le sisal et la cryptotegia. Ce décret avait un caractère dictatorial. Tout propriétaire qui avait refusé d’affermer son terrain à la SHADA, a été l’objet soit d’une mesure de réquisition, soit d’une mesure d’arrestation, soit d’une mesure d’expropriation… Cette Société a pris les meilleures terres de nos paysans pour établir des plantations dites stratégiques… de vastes plantations de vivres alimentaires, de denrées d’exportation et d’arbres fruitiers qui constituaient une très grande source de revenus pour nos paysans ont été détruites en conséquence. Ce fut un désastre national. Dès cette époque, la grande commotion de 1946 était en gestation!» [46]
Et voilà le résultat; structure agraire disloquée, paysans chassés de leurs terres et obligés d’aller chercher du travail à l’étranger; et tout cela pour permettre l’implantation de grandes exploitations trop dépendantes des fluctuations du marché extérieur ou même de la conjoncture politique mondiale et qui, aujourd’hui, ont totalement disparu.
Mais ce n’est pas tout. Franck Blaise consacre un passage à la loi du 22 septembre 1922, appelée loi sur les baux à long terme, qui devait faciliter l’implantation de grandes exploitations. L’article 1 de la loi est en effet ainsi formulé: «L’affermage ne pourra être consenti qu’à des personnes ou compagnies qui auront justifié de leurs capacités financières et des conditions nécessaires en vue de réaliser le développement du pays conformément au but de la Présente loi». [47]
Pour l’auteur, «Cette loi a permis en effet aux officiels du gouvernement de Borno de s’enrichir en faisant des dépossessions massives dans le Département du Nord, en expulsant des milliers de paysans, exploitant toutes les terres dont le fermage a été consenti par l’Etat». [48]
Et la fin de l’histoire: «En 1927, l’exécution de cette loi avait créé tellement d’abus, que le tribunal de Cassation, avait déclaré, dans un jugement demeuré célèbre dans l’histoire des annales juridiques haïtiennes, que cette loi était entâchée de nullité». [49]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 32, du 07-13/09/05
La résistance paysanne
Tout au long de près d’une vingtaine d’articles, nous nous sommes efforcés d’apporter un éclairage sur l’évolution de la structure foncière dans le monde rural haïtien avec pour objectif de comprendre les causes de l’instabilité qui la caractérise. Ces incursions dans l’histoire agraire permettent de prendre connaissance d’une constante: la volonté des dirigeants du pays de battre en brèche le désir des petits paysans de cultiver leur jardin comme entrepreneurs indépendants au profit de grands domaines contrôlés par des «capitalistes» nationaux ou étrangers. Cette politique se heurtera évidemment à la résistance des paysans, résistance armée bien souvent, et pendant plusieurs décennies l’histoire politique sera marquée par les soulèvements armés des Piquets et des Cacos.
La situation de dépendance vis-à-vis de l’Etat, des grands domaniers, du marché tant national qu’international, l’incertitude causée par l’absence de titres de propriété ajoutés à l’aspiration à la possession du sol ont provoqué, dès les premières années de l’indépendance, des remous importants au sein de la paysannerie haïtienne. Les soulèvements les plus caractéristiques des problèmes paysans de l’époque ont été certainement ceux menés par Goman et Accaau.[50]
De 1807 à 1820, Goman avait essayé par la lutte armée d’améliorer le statut économique et social des paysans de la Grand’Anse dans le Sud du pays. Puis de 1843 à 1847, Accaau s’étant proclamé “Chef des réclamations de ses Concitoyens” prit la tête de “l’Armée Souffrante” des paysans du Sud ou “Piquets” pour réclamer la dépossession de “certains citoyens réputés riches, le partage de leurs biens et d’une partie des biens de l’Etat entre les prolétaires”.[51]
La révolte de Goman fut finalement réprimée; celle d’Acaau perdra son élan dans les remous qui suivirent le départ de Jean-Pierre Boyer du pouvoir; celle des Cacos par contre a tenu la population en haleine jusqu’à la fin du premier quart du 20e siècle et a connu différentes phases selon que la conjoncture politique fera naître de nouvelles revendications.
Pour commencer il y a la revendication de la terre. Dans un premier temps, il ne semble pas que les paysans aient voulu mener une guerre ouverte ni même livrer de batailles rangées. En effet, jusqu’au mois d’août 1911, la lutte restera localisée dans les régions traversées par les travaux de construction de chemin de fer et les actions des groupes rebelles se résument en une série d’escarmouches contre les établissements de la compagnie Mac-Donald.[52]
Ce mouvement que l’on désigne généralement sous le nom de la “deuxième guerre des Cacos” et dans lequel certains historiens ont cru voir soit un mouvement politique visant le renversement du régime établi, soit une lutte nationaliste destinée à protester contre l’occupation du pays par les Américains, n’avait eu comme principal objectif, à ses débuts, que la conservation des lopins de terre des paysans. Cet objectif qui n’a pas été formulé ouvertement se retrouve dans les slogans «A bas Mac Donald», «A bas le chemin de fer» qui cachent l’éternelle lutte de la petite propriété contre la grande. [53]
En un mot, ces paysans continuaient une lutte commencée par leurs ancêtres contre la grande propriété aussi bien haïtienne qu’étrangère. Leur guerre n’a été que l’intensification des luttes antérieures à 1915, une résistance qui atteint son paroxysme, face à la nouvelle poussée de la grande propriété.[54]
Mais le mouvement va se dévoyer sous l’influence de l’intrusion de la politique. Cependant, en cours de route, un nouvel objectif viendra se greffer au premier, au point de le noyer presque complètement. Des politiciens s’étant emparés du mouvement, exploiteront habilement le mécontentement rural afin d’obtenir l’appui des paysans et renverser les gouvernements établis; Cincinnatus Leconte obtiendra leur appui pour renverser Antoine Simon, Oreste Zamor contre Michel Oreste, Davilmar Théodore contre ce dernier et Vilbrun Guillaume Sam contre Théodore. La lutte pour le pouvoir a donc mis en veilleuse les intérêts des paysans.[55]
Pour comprendre cette évolution il faut revenir au type de relation existant entre les grands propriétaires et leurs métayers. Nous avons déjà touché à cette situation dans un article intitulé Le Système des «de moitié» - Féodalisme à l’haïtienne (HEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05). Les rapports de dépendance font que le grand propriétaire peut utiliser ses métayers comme piétaille dans ses luttes pour le pouvoir.
Tout grand domanier possédant une clientèle encore considérable s’intitule «général», «un complet bleu dénim, un mouchoir rouge au coup», embrigade ses «de moitié», auxquels viennent s’ajouter les pauvres hères rabattus par les «chefs de bouquement». [56]
À la fin du mois d’août 1911, la faction politique menée par Cincinnatus Leconte se décide à exploiter le mouvement pour renverser le gouvernement d’Antoine Simon. Cette phase, la plus longue, ne connaîtra un dénouement qu’en octobre 1915 avec la reddition des principaux chefs politiques. Dans cette collusion, les intérêts paysans passent au second plan.[57]
Cette désaffiliation des homes politiques n’allait pas, pour autant, arrêter la lutte paysanne. Au contraire, en gagnant le maquis, les paysans marquaient nettement leur divergence de vue avec les politiciens et leur intention de continuer la guérilla.[58]
Avec Charlemagne Péralte, le lutte des cacos va prendre une toute autre tournure et devenir une guerre contre l’occupant nord-américain. En 1918, Charlemagne Péralte entrera en rébellion ouverte contre les forces américaines occupant le pays. Pendant plus de deux ans, lui et son successeur, Benoît Batraville, entraîneront plus de deux mille paysans de Hinche à Ouanaminthe et à Port-au-Prince en passant par la Grande Rivière du Nord, Maïssade, Ranquitte, Croix-des-Bouquets, dans une lutte sans merci contre la Gendarmerie et les Marines américains. Il sera finalement trahi et assassiné. Son successeur connaîtra le même sort, sans jamais atteindre le but politique fixé par le mouvement, à savoir: “rejeter les envahisseurs à la mer”.[59]
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05
La résistance paysanne 2
Le dernier article de cette série (voir La résistance paysanne, in: HEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05) tentait un survol des mouvements paysans qui ont fortement marqué le 1er siècle de notre histoire nationale. Nous nous étions arrêtés à l’épilogue du plus important de ces mouvements, la «troisième guerre caco», avec la mort de Charlemagne Péralte, le 1er novembre 1919, puis celle de Benoit Batraville, le 19 mai 1920. Pendant la décennie qui va suivre, les campagnes haïtiennes vont connaître une période de paix relative et les maîtres du pays pourront passer à «la phase constructive de l’occupation». Ce qui ne veut pas dire que la population rurale ait accepté la situation et certaines mesures vont entretenir le mécontentement.
On sait le rôle qu’a joué la remise en vigueur, dans l’été de 1916, de la corvée, «inscrite au Code Rural de 1864, mais tombée depuis en désuétude» [60], dans le départ de la troisième guerre caco; c’est la loi du 14 août 1928, taxant la production d’alcool, qui va provoquer toute une série de protestations qui aboutiront au «drame de Marchaterre». Cette taxe devait favoriser le développement de la grande industrie sucrière; elle ne touchait que la production d’alcool destinée à la consommation locale – la partie destinée à l’exportation étant exemptée de ces impôts dénommés «droits d’accise», elle affectait donc essentiellement les propriétaires de petites distilleries incapables d’absorber ces charges nouvelles. [61]
En décembre 1929, un troisième mouvement se dessine dans toutes les régions productrices de sucre du pays. Il englobera une partie de la plaine du Cul-de-Sac, les plaines de Léogane, de Petit-Goave, de Jacmel pour atteindre son point culminant dans la plaine des Cayes où, après une série de manifestations et une marche organisée sur la ville, les 1.500 paysans seront accueillis par un feu nourri déclenché par les forces d’occupation. Le bilan de ce dernier mouvement aura été de 22 morts et 51 blessés.[62]
Le drame de Marchaterre se produit dans une conjoncture déjà marquée par les remous provoqués par la grève des étudiants de l’Ecole d’Agriculture et tout cela conduira à des changements politiques d’importance, depuis le départ du Président Borno jusqu’à, finalement, la «désoccupation» en 1934. Ce sera la dernière fois que le monde rural aura une influence sur la vie politique.
Paul Moral signale que, en dépit du fait que la situation des paysans ne se soit guère améliorée, la résistance paysanne semble avoir été brisée. Et pourtant, pendant les vingt années qui suivent la libération du territoire, la vie rurale haïtienne connaît un calme à peu près absolu qui contraste étonnamment avec l’agitation des époques antérieures… La question agraire est en sommeil. Le milieu paysan isolé émietté, uniformément déshérité, a cessé de participer à la vie politique. Il n’apparaît dans le débat politico-social des années 1940-1950 que comme «argument». On assiste à une sorte de «promotion littéraire» de «l’habitant». La masse rurale inspire désormais, sur des thèmes ethno-sociologiques, des œuvres d’un réel intérêt parfois mais qui ne parviennent pas à suggérer aux pouvoirs publics les moyens pratiques d’une réhabilitation de l’homme des campagnes. [63]
Ce n’est pas ici le lieu de procéder à une analyse approfondie des facteurs qui ont fait perdre sa combativité au monde paysan, nous pouvons cependant tenter d’en identifier quelques uns, et tout de suite nous pensons au désarmement de la population par l’occupant, à l’exode rural et à la centralisation.
On se souvient que, au moment où Sonthonax proclamait la liberté des esclaves, il procédait à une distribution d’armes, en insistant bien sur le fait que celui qui voudrait leur reprendre ces armes n’aurait d’autre objectif que de rétablir l’esclavage. Or, une des premières mesures prises par l’occupant fut justement le désarmement de la population. On ne peut pas dire que cette mesure fut suivie d’un rétablissement du système esclavagiste, mais elle a certainement contribué à cette perte de combativité que nous avons mentionnée.
En parlant des conséquences de l’implantation des grandes plantations de sisal dans le Nord-Est, l’équipe de l’INARA signale que l’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938). [64]
Il nous faudra également accorder une attention particulière à l’exode rural, qui aurait été l’alternative à la résistance armée. Très schématiquement on pourrait identifier trois grandes vagues. Dans un premier temps, au début du siècle dernier, on a le départ de paysans allant travailler dans les grandes centrales sucrières de République Dominicaine et de Cuba; dans un second temps, on a le mouvement classique de paysans chassés de la campagne par la pression démographique vers les centres urbains; et, alors que cette seconde vague continue à déferler sur Port-au-Prince et, dans une moindre mesure les grandes villes de province, on voit apparaître le mouvement des «boat people», vers les Bahamas d’abord, puis vers les côtes de Floride.
On a vu, dans le cas des guerres cacos, comment les hommes politiques ont utilisé les mouvements de protestation des paysans pour leur propre conquête du pouvoir politique. Avec la centralisation administrative, elle aussi initiée par l’occupant, les provinces vont perdre de leur importance politique. Le champ de bataille des candidats au pouvoir c’est Port-au-Prince.
Les nostalgiques de la conquête du pouvoir par la force s’ingénieront à trouver l’appui de l’institution qui a le monopole de la force: l’Armée d’Haïti; la masse de manœuvre des démagogues n’est plus la paysannerie pauvre mais la population des quartiers déshérités de la capitale. On peut signaler que François Duvalier, pour amplifier l’importance des manifestations de masse en faveur de son pouvoir, a fait venir de province de pauvres hères qu’il s’est bien gardé de renvoyer chez eux, une fois les manifestations finies, accélérant ainsi le processus d’exode rural et créant cette catégorie sociale que les démographes des années 70 ont appelé «les 22 mai».
Il ne faut cependant pas s’imaginer que la vie rurale est complètement exempte de toute violence. Le contrôle de la terre, et en particulier des terres de l’Etat, reste une source de conflits qui peuvent être l’occasion de déchaînements d’une violence inouïe. Fort souvent, ce sont des grands changements dans la vie politique qui sont le point de départ de ces mouvements. Ainsi la chute du régime Duvalier a été suivie de réclamations de terre au niveau des anciennes plantations de sisal du Nord-Est, de même la publication du décret portant création de l’Institut National de la Réforme Agraire a encouragé un mouvement de squattérisation dans le Nord. Il est cependant une zone qui, depuis les années cinquante est un foyer d’affrontements parfois d’une extrême violence, nous voulons parler de l’Artibonite, et nous allons devoir y consacrer quelqu’attention.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 36, du 05-11/10/05
Liste des articles
Pages retrouvées: - Louis Joseph Janvier: Les Affaires d’Haïti (1883-1884) HEM, Vol. XIX, No. 3, du 16-22/02/05 |
p. 2 |
Pages retrouvées: - Roger Gaillard: Le système «de moitié» - féodalisme à l’haïtienneHEM, Vol. XIX, No. 5, du 02-08/03/05 |
6 |
Pages retrouvées: - Jacques de Cauna: Haïti: l’éternelle révolution 1HEM, Vol. XIX, No. 10, du 06-12/04/05 |
9 |
Pages retrouvées: - Jacques de Cauna: Haïti: l’éternelle révolution 2HEM, Vol. XIX, No. 11, du 13-19/04/05 |
11 |
Pages retrouvées: - Candelon Rigaud: Promenades dans les campagnes d’Haïti – la plaine de la Croix-des-Bouquets dite: «Cul de Sac» HEM, Vol. XIX, No. 13, du 27/04-03/05/05 |
14 |
Pages retrouvées: - Victor Redsons: Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970) HEM, Vol. XIX, No. 15, du 11-17/05/05 |
17 |
Les blancs débarquent 1HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05 |
19 |
Les blancs débarquent 2 HEM, Vol. XIX, No. 21, du 22-28/06/05 |
21 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la Plantation Dauphin HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05 |
23 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de l’hévéa HEM, Vol. XIX, No. 23, du 06-10/07/05 |
25 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la figue-banane HEM, Vol. XIX, No. 24, du 13-19/07/05 |
27 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la figue-banane (suite) HEM, Vol. XIX, No. 26, du 27/07-02/08/05 |
29 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le cas de la canne à sucre HEM, Vol. XIX, No. 30, du 24-30/08/05 |
31 |
«La Bienveillante Pénétration» - Le bilan HEM, Vol. XIX, No. 32, du 07-13/09/05 |
33 |
La résistance paysanneHEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05 |
35 |
La résistance paysanne 2HEM, Vol. XIX, No. 36, du 05-11/10/05 |
37 |
[1] Suzy Castor, Les origines de la structure agraire en Haïti, CRESFED, Port-au-Prince, 1987, pp. 34-35
[2] Gérard Pierre-Charles, L’économie Haïtienne et sa voir de Développement, Editions Henri Deschamps, Mai 1993
[3] Roger Gaillard, Préjugés de classe au Cap Haïtien, II. La réaction, Le Nouvelliste, Lundi 7 et Mardi 8 Décembre 1992
[4] Gérard Pierre-Charles, L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince, 1993, p. 137
[5] Roger Gaillard, La République Autoritaire, Port-au-Prince, 1981, p. 25
[6] Paul Moral, Le paysan haïtien, Port-au-Prince, 1978, p. 53
[7] id., p. 54
[8] Paul Moral: Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (Reproduction), 1978, p.61
[9] id., p. 62
[10] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 99
[11] id., p. 101 et 102-105
[12] Gérard Pierre-Charles, op. cit., p. 146
[13] Paul Moral, op. cit., p. 63, Note 2
[14] Victor Redsons, Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) suivi de Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 35
[15] id., p. 41
[16] Franck Blaise, op. cit., pp. 115/116
[17] id., pp. 119/120
[18] Gérard Pierre-Charles, L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince, 1993, p.91
[19] Diagnostic de la situation foncière de Dévésien/Napple, Mars 2001
[20] Gérard Pierre-Charles: L’Economie Haïtienne et sa voie de Développement, Port-au-Prince 1993, p.91
[21] Victor Redsons: Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970) suivi de Problèmes du mouvement communiste haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 41
[22] Il y a certainement une faute d’impression; ce ne peut être que 1943 (B.E.)
[23] Franck Blaise: Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, pp. 115/116, pp. 119-121
[24] Victor Redsons, Genèse des rapports sociaux en Haïti (1492-1970), suivi de Problèmes du Mouvement Communiste Haïtien (1959-1970), Editions Norman Béthune, p. 33
[25] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, LaSalle, 1978, p.30
[26] Franck Blaise, Le problème agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 95
[27] Kethly Millet, op. cit., p. 31
[28] Victor Redsons, op. cit., p. 33
[29] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, 1978, p. 62
[30] Kethly Millet, op. cit., pp. 31-32
[31] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, 1978,p. 309
[32] Selon Franck Blaise, c’est la loi du 22 Mars 1935, voir: Le problème agraire à travers l’Histoire d’Haïti, p. 108
[33] Paul Moral, op. cit., p.311
on notera que Victor Redsons dans sa Genèse des rapports sociaux en Haïti, p. 42, reproduit textuellement ce paragraphe sans mention de source
[34] Franck Blaise, op. cit., p. 109
[35] Paul Moral, op. cit., p. 312
[36] En réalité, il semble qu’il s’agisse du décret-loi du 4 décembre 1946, qui crée l’Office National du Café
[37] relative au cadastre
[38] Franck Blaise, op. cit., p. 129
[39] Paul Moral, op. cit., pp. 312-313
[40] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 286
[41] id., pp. 286-287
[42] id., p. 64
[43] id., p. 288
[44] Paul Moral, Le Paysan Haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 65
[45] Paul Moral, op. cit., p. 65
[46] Franck Blaise, Le Problème Agraire à travers l’Histoire d’Haïti, pp. 119-120
[47] id., p. 103
[48] id., p. 105
[49] id., p. 104
[50] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, La Salle, Québec, 1978, p. 9
[51] J.C. Dorsainvil, Histoire d’Haïti, cite par Kethly Millet, op. cit., p. 10
[52] Kethly Millet, op. cit., p. 52
[53] Kethly Millet, op. cit., pp. 44-45
[54] Kethly Millet, op. cit., p. 46
[55] Kethly Millet, op. cit., p. 45
[56] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 60
[57] Kethly Millet, op. cit., pp. 52-53
[58] Kethly Millet, op. cit., p. 54
[59] Kethly Millet, op. cit.,p. 11
[60] Paul Moral, Le paysan haïtien, Les Editions Fardin (reproduction), Port-au-Prince, 1978, p. 60
[61] Kethly Millet, Les paysans haïtiens et l’occupation américaine 1915-1930, Collectif Paroles, La Salle, 1978, pp. 113-114
[62] Suzy Castor, La ocupación norteamericana de Haití y sus consecuencias 1915-1934, citée par Kethly Millet, op. cit., pp. 11-12
[63] Paul Moral, op. cit., p. 72
[64] Diagnostic de la situation foncière de Dévésien/Napple, Mars 2001, cité dans HEM, Vol. XIX, No. 22, du 29/06-05/07/05
- Details
- Category: – Le foncier (17)
Plantation ou Jardin ?
Les quelques pages qui vont suivre sont un essai d’explication de la situation du paysan haïtien à l’intérieur de la structure agraire et de compréhension de la lutte qu’il a mené au cours de l’histoire pour améliorer cette situation, dans le sens de ce qui est pour lui son intérêt.
I. Les Types d’Agriculture
Pour bien comprendre la structure agraire, nous allons proposer un cadre d’analyse, en définissent deux types d’agriculture - ces types devant être compris dans le sens de « type idéal ».
Ces types peuvent être définis à partir des quatre facteurs de production, qui sont :
· terre
· capital
· travail
· débouché
A. Terre
Pour ce facteur, ce qui nous intéresse ici, c’est la tenure de la terre. Sur le plan de la taille, deux types d’exploitations agricoles s’opposent : le latifundia et le minifundia. Le latifundia, c’est la grande propriété, qui peut s’étendre (dans certains pays d’Amérique Latine) sur plusieurs milliers d’hectares. A l’opposé, le minifundia, c’est la toute petite exploitation.
En Haïti, nous utilisons, pour désigner ces deux types, les termes de : plantation et jardin.
B. Capital
Il existe un rapport direct entre la dimension de l’exploitation et le volume du capital. Ceci s’explique aisément, quand on sait que le capital n’est autre chose que l’épargne réinvestie, que l’épargne à son tour n’est que la partie du revenu qui n’a pas été consommée, et que le volume du revenu dépend de l’importance de l’exploitation.
On comprend donc que les grandes exploitations, les plantations, puisent avoir un fort apport de capital ; le chiffre d’affaires de telle exploitations permet donc l’emploi des procédés les plus modernes pour accroître le rendement de la terre : irrigation, fertilisation, élimination de parasites de toutes sortes ; de plus, la dimension des unités de production, et le fait qu’on n’y cultive qu’un seul produit, permettent le mécanisation du travail ; aussi cette économie de plantation est-elle caractérisée par l’utilisation d’un matériel parfois très perfectionné.
Par contre, en économie de jardin, le revenu du paysan est, la plupart du temps, bien trop faible pour lui permettre les investissements que représentent l’installation d’un système d’irrigation, l’achat d’engrais et des pesticides ; de plus l’exiguïté de la parcelle exclue l’utilisation d’un matériel lourd ; l’outillage reste donc très rudimentaire, en économie de jardin.
C. Travail
Pour analyser ce troisième facteur, il faut tout d’abord tenir compte de ses relations avec les deux facteurs précédemment cité : terre et capital, tout en le considérant sous les deux aspects : quantitatif et qualificatif.
1. terre et travail
Il existe une relation directe entre le volume de la main-d’œuvre et la dimension de l’exploitation agricole. Ceci est simplement logique : plus il y a de terre à cultiver, plus on a besoins de bras pour exécuter le travail. Une très petite exploitation, par contre, nécessite très peu de main-d’œuvre. Ceci pour l’aspect quantitatif.
Pour ce qui est de l’aspect qualitatif, le grand volume de main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation de la plantation conduit nécessairement à une organisation plus ou moins stricte de cette main-d’œuvre, à une répartition des tâches, allant jusqu'à une sorte de spécialisation ; alors que les quelques personnes travaillant un jardin sont appelées presqu’indistinctement à accomplir toutes les tâches qui se présentent.
2. capital et travail
Pour l’aspect quantitatif, il existe entre ces deux facteurs une relation inverse : plus une entreprise est capitalisée, moins elle utilise de main-d’œuvre, par contre, moins une entreprise possède de machines, plus elle a besoin de bras.
Il y a, par contre, une relation directe entre le niveau de capitalisation et la qualité de la main-d’œuvre. En effet, plus les opérations à effecteur sont mécanisées, plus elles exigent une main-d’œuvre qualifiée et spécialisée.
D. Débouché
Il existe également une relation ente la dimension de l’exploitation (facteur terre) et le débouché.
En effet, du fait de l’exiguïté de sa terre, le minifundiste consomme la plus grande partie de ce qu’il produit - soit directement, soit après échange. Pour ce qui est des échanges, ils ont du reste tendance à être assez réduits du fait de la pratique de la production ne soit perdue si une culture était détruite par suite d’intempéries ou autrement.
Le latifundiste, par contre, du fait du volume de sa production, du fait aussi qu’il pratique la monoculture - l’utilisation de techniques perfectionnées lui permettant plus facilement de parer aux aléas de la production - commercialise pratiquement la totalité de sa production.
Le minifundiste tend donc à l’autosubsistance, alors que le latifundiste produit pour les grands réseaux de commercialisation.
En Haïti, nous avons deux termes pour désigner ces deux types de production :
· nous parlons de vivres pour ce que produit le minifundiste dans son jardin,
· et de denrées pour ce que produit la latifundiste sur la plantation.
En résumé, les deux types d’agriculture se définiraient ainsi :
· nous avons d’une part la polyculture vivrière,
pratiquée sur un petit jardin,
avec peu de capital,
une main-d’oeuvre peu nombreuse, peu spécialisée,
tendant à l’autosuffisance ;
· d’autre part, la monoculture de denrées,
pratiquée sur des plantations,
avec un fort apport de capital,
une main-d’œuvre abondante, spécialisée plus ou moins hautement qualifiée,
en vue de la commercialisation ;
ce qui peut se résumer en un tableau (v. page suivante).
Type d’Agriculture |
Polyculture Vivrière |
Monoculture de Denrées |
Terre |
jardin |
plantation |
Capital |
faible |
important |
Travail |
faible quantité peu spécialisé peu qualifié |
important plus spécialisé plus qualifié |
Débouché |
autosuffisance |
commercialisation |
Produit |
vivres |
denrées |
II. Les deux Etapes Historiques
L’histoire de la structure agraire serait marquée par la prédominance de l’un ou l’autre de ces deux types que nous venons de décrire.
A. Période coloniale
Pour suivre l’évolution de la structure agraire, il nous faut, évidemment, commencer par la période coloniale, car c’est elle qui contient les germes de tout ce qui va suivre. La structure de cette période est caractérisée par la prédominance de la monoculture de denrées.
Il n’est pas nécessaire de trop insister là-dessus, tout le monde connaît l’importance de la production de sucre et de café de la Colonie de St. Domingue, production qui est pratiquée sur de grandes plantations. Rappelons simplement la description de Pierre Léon :
« ... une activité commercialisée, faite exclusivement en vue d’exportations massives, de la vente sur les marchés français et européens, concentrée sur un petit nombre de productions rares et de haut prix, essentiellement spéculative, hautement capitalisée. A cette agriculture « coloniale » était liée étroitement une très importante industrie, fondée sur l’élaboration plus ou moins poussée des produits du sol mais qui, elle aussi, revêtait, dès l’origine, un caractère capitaliste, s’appuyant sur une main-d’œuvre spécialisée, et surtout sur un matériel qu’un fort capital circulant. Moulins à indigo, moulins à café, mais surtout moulins à sucre qui permettaient d’exporter le sucre semi-raffiné, ainsi que les tafias, et qui permettaient aux planteurs de substantielles ressources, en même temps qu’ils faisaient d’eux autant des industriels que de grands agriculteurs. » [i]
Cependant, à côté de cette activité agro-industrielle fondée sur la plantation, il existait parallèlement une petite agriculture de subsistance sur les « places à vivres » . Il s’agit de petits lopins de terre que le propriétaire laissait à la disposition de l’esclave, et sur lesquels ce dernier pouvait cultiver ce qu’il voulait, pour sa propre subsistance, et même, éventuellement, pour la commercialisation.
Signalons que ce n’est pas là une pratique exceptionnelle. Ainsi , Paul Moral signale que « la loi du 20 Avril 1807 prend soin de reconnaître aux cultivateurs » (il s’agit de ceux que l’on faisait travailler sur les plantations coloniales que l’on était arrivée à maintenir ou à reconstruire) « la jouissance de places à vivres reparties équitablement entre chaque famille... » [ii]
Pour ma part, il m’est arrivé de constater le fait suivant sur une plantation de la Plaine du Cul-de-Sac. Le propriétaire avait laissé une portion de terre à la disposition de ses ouvriers agricoles. Une partie de ce terrain était divisée en lotissements sur lesquels les ouvriers agricoles construisaient leurs maisons individuel ; ils y faisaient pousser des légumes et, particulièrement, des aubergines et des piments, qu’ils allaient vendre à la Croix-des-Bouquets.
Pour prendre un exemple hors d’Haïti, je crois savoir qu’il était aussi une pratique courante chez les latifundistes latino-américains de laisser à leurs peones la jouissance d’un petit jardin individuel.
Enfin, je crois également savoir que même sur les grandes fermes collectives de l’Union Soviétique, il existe de ces jardins individuels, lesquels se caractérisent du reste par le fait qu’ils sont souvent mieux cultivés que la ferme collective elle-même.
Il semblerait donc que, chaque fois qu’on a une grande masse de main-d’œuvre concentrée sur une plantation, la tendance sit de laisser une portion de la terre à la disposition de cette main-d’œuvre, ceci probablement dans le but de diminuer la rémunération que l’on devrait lui verser.
Cependant, cette pratique, qui pourrait paraître avantageuse au propriétaire de la plantation, contient les germes d’un conflit. Reprenons le cas de l’esclave de St. Domingue. Ce petit lopin de terre qu’on lui laisse, si réduit soit-il, représente son jardin, qu’il cultive comme il veut, et dont le produit lui appartient. Si un jour il se trouve devant le choix entre l’exploitation de ce lopin de terre et le travail sur la plantation, travail qu’il exécute sous les ordres de quelqu’un d’autre et au profit de quelqu’un d’autre, on voit tout de suite où ira sa préférence. Et c’est à peu près un choix pareil qui s’est offert à lui au moment de l’affranchissement général.
B. Début du conflit
« La proclamation de la liberté générale par le Commissaire Civil Sonthonax (29 Août 1793) est à l’origine d’un malentendu fondamental qui persistera un demi - siècle » quel sens attribuer à la libération civique alors que subsistent les fondements anciens de la société ? Comment concilier l’affranchissement général avec le maintien d’un système d’exploitation basé sur le travail servile ? »
Ce passage de Paul Moral [iii] annonce bien la situation de conflit qui se présente au moment de l’affranchissement général. Voyons un peu quels sont les protagonistes de ce conflit.
Il y a bien sûr les nouveaux libres, pour qui l’abolition de l’esclavage signifie qu’ils peuvent enfin cultiver leur propre jardin, en tant que cultivateurs indépendants, et qu’ils ne sont plus astreints à travailler sur les terres de quelqu’un d’autre, sous les ordres de quelqu’un d’autre, au profit de quelqu’un d’autre.
Une telle attitude se retrouve même dans des situations où les conditions ne sont pas absolument identiques. Ainsi à l’Ile Maurice et dans les Antilles Françaises, alors que l’abolition de l’esclavage ne coïncidait pas avec une période révolutionnaire devant aboutir à l’Indépendance, les nouveaux libres ont également refusé de continuer à travailler sur les plantations, même comme ouvriers salariés, et il a fallu, pour éviter l’effondrement de l’économie, faire appel à une nouvelle masse de main-d’œuvre, en l’occurrence des Indiens et des Pakistanais.
En face des nouveaux libres, il y a l’Etat, l’Administration de la Colonie, puis celle de la République, de l’Empire ou du Royaume du Nord, qui sait bien que toute l’économie du pays repose sur la bonne marche des plantations et qui va produire toute une législation visant à conserver la structure agraire initiale :
· Règlement relatif à la culture du 12 Octobre 1800 [iv]
· Constitution du 2 Juillet 1801 [v]
· Arrêté du 24 Novembre 1801 [vi]
· Loi du 20 Avril 1807 [vii]
Deux points retiennent particulièrement l’attention des législateurs, deux facteurs de production, qui doivent être garantis à tout prix pour que le système continue de fonctionner :
la terre |
il faut assurer le maintien des plantations aussi l’arrêté du 7 Mai 1801 interdit-il formellement aux notaires de passer des actes de ventes de moins de 50 carreaux [viii] |
le travail |
il faut assurer à ces plantations la main-d’œuvre nécessaire ; ici on se rappellera toutes les mesures que l’on désigne sous le terme de « caporalisme agraire » ; on se rappellera également les tentatives de faire appel, comme à l’Ile Maurice ou aux Antilles Françaises, à une nouvelle masse de main-d’œuvre, en l’occurrence des Africains ou des Noirs Américains [ix] |
A côté de l’Etat, les anciens et nouveaux propriétaires de plantations ont, eux aussi, évidemment, tout intérêt à voir le maintien d’une structure agraire caractérisée par la prédominance de la monoculture de denrées.
Revenons à Paul Moral, qui, en deux ou trois occasions, trouve des termes qui décrivent assez bien les positions des uns et des autres, ainsi quand il parle d’une « ... opposition entre les principaux héritiers de la succession coloniale, préoccupés de la production des denrées commerciales... et la petite paysannerie, désireuse d’accéder à la propriété individuelle, surtout vivrière... » [x]
Plus loin, à propos de la présidence de Boyer, il dit : « Pendant vingt ans se développe une lutte sourde entre les grands domaniers et la paysannerie indépendante, entre l’exploitation de type portionnaire et le faire-valoir individuel. Le divorce s’accentue entre les nécessités de la culture des denrées commerciales et l’expansion de la petite tenure familiale. » [xi]
Ce que nous avons appris à connaître comme « l’affaire Moise » serait, selon René A. Saint Louis, une illustration de ce conflit. Il écrit, en effet, parlant de la Constitution de 1801 ; Cette Constitution étant l’expression réelle du jeu des classes en présence, accorde la priorité à l’économique sur les problèmes politiques. Ainsi, préconise-t-elle un régime agraire qui, s’il n’était pas le servage, le rappelait par certains côtés. La discipline est exigée dans les plantations avec tout ce qu’elle pouvait comporter de sévérité, les moyens de répression corporelle étant même tolérés. Une telle politique devait fatalement être très mal acceptée des officiers de Louverture, qui, ne voyant pas assez loin dans la perspective politique, vont jusqu'à dire qu’elle avait été faite pour favoriser les planteurs. De là chez les nouveaux libres, un fort courant qui réclame la propriété du sol et le droit de travailler pour leur compte. Un des principaux officiers de Louverture, Moise, en fut le leader, et édifia une conception d’indépendance qui diffère totalement de celle de son chef. ... Alors que ls Constitution établissait la grande propriété (...), Moise, partisan de la petite propriété, réclamait le partage des grandes plantations en lots aux cultivateurs, à la pensée que la notion de propriété était liée à celle de la citoyenneté. La propriété est à ses yeux un attribut essentiel de cette liberté nouvellement conquise. » [xii]
C. Stabilisation ... ?
Vers la fin du XIXe siècle, le conflit semble se solder par la victoire du petit paysan. Moral parle du « ... petit exploitant qui achève de conquérir, en dépit de toutes les résistances, son autonomie, en somme sa liberté. Partout, en dehors des plaines, la tenure individuelle l’a emporté sur le grand domaine .» [xiii] Un peu plus loin il décrit le paysan haïtien comme « ayant conquis patiemment son droit à la possession et à la jouissance paisible de la terre familiale.... » [xiv]
Cette victoire paraît d’autant plus complète que même la production de la principale denrée d’exportation, le café, se fait, pour la plus grande partie, sur de petites plantations familiales.
Pourtant cette victoire nést qu’apparente. En effet, si la bourgeoisie et son allié naturel, l’Etat, ont abandonné la production [1], ils n’en exploitent pas moins le petit paysan, grâce au contrôle qu’ils exercent sut les réseaux de commercialisation :
· la grosse bourgeoisie exportatrice et l’Etat prélèvent leur part au moment de l’exportation du café ;
· la petite bourgeoisie prélève également sa part en servant d’intermédiaire entre le producteur de café et l’exportateur et en chargeant de l’acheminement, vers les gros marchés urbains, de la part de la production vivrière que le paysan commercialise ;
· enfin tout ce beau monde s’assure également de solides revenus en se chargeant d’acheminer, vers les marchés ruraux, les produits manufacturés venus de l’étrange
Mais il y a plus grave : le principe même de la propriété individuelle porte en lui-même le germe de sa destruction. En effet, il a pour conséquence logique le partage, à chaque génération, du domaine familial entre les héritiers. Ceci conduit, sous l’effet de la pression démographique, à une atomisation de la terre, que se traduit dans le fait que actuellement 71% des exploitations agricoles ont une superficie de 1 hectare ou moins. [xv]
Le conflit prend alors une autre tournure. Le petit paysan n’a plus à rejeter le travail sur les plantations, mais il remet en question une denrée (le café) dont la production, certes, est faite sur des jardins individuels, mais dont le mode de commercialisation est tel, qu’il se voit confisquer une bonne partie de ses revenus et qu’il a peu de moyens d’en contrôler les fluctuations de prix.
Certes, il n’arrachera pas les plants de café qu’il a déjà, mais si une catastrophe naturelle détruit les plantations de café d’une région, celles-ci ne sont pas reconstituées. Ainsi, il m’a été donné de parcourir de vastes zones dont on m’a dit que « avant Flora », elles étaient couvertes de caféiers, et où l’on pouvait voir encore des « usines de café » - usines désaffectées, ca au moment de ma visite, tout était planté en mais.
On peut même se demander si, à la limite, le peu de soins que le paysan accorde à ses plantations de café, et qui est mis sur le compte de son ignorance, voire de sa paresse, n’est pas un indice de sa désaffectation à l’égard d’une denrée qui le déçoit.
Une telle attitude, en tout cas, n’est pas faite pour plaire aux spéculateurs et exportateurs, ni du reste à l’Etat, car la baisse, tant qualitative que quantitative, de la production caféière nationale représente pour eux un sérieux manque à gagner.
Depuis quelque temps, deux programme, l’un d’initiative privée, l’autre gouvernemental, avec aide extérieure, tentent de populariser la régénération des plantations caféières existantes et l’extension des superficies plantées en café. Je ne dispose d’aucun moyen de juger des résultats déjà obtenus ou d’augurer des résultats futurs, je voudrais cependant citer cette réflexion d’un paysan de la région de Fonds-des-Nègres qui m’a été rapportée. « On me dit de planter du café ; je veux bien. L’an dernier le café avait fait un bon prix et j’avais pu tirer quelque chose. Mais voilà que cette année le café ne fait pas prix. Que vais-je faire de mon café ? Je ne peux pas le manger. »
L’alternative reste donc essentiellement la même pour le petit paysan : produire des denrées, dont la vente profitera surtout à la bourgeoisie d’affaires, ou produire des vivres, et en premier lieu, pour soi-même. Et le choix qu’il a tendance à faire est dans la logique du combat qu’il amené pour conquérir le jardin familial.
III. L’Avenir
Cependant l’agriculture haïtienne est en crise. La production n’arrive pas à suffire à la demande alimentaire. Il est certain que l’on arriverait à augmenter le rendement de cette agriculture en modernisant les techniques culturales, mais la généralisation des jardins ne permet pas cette modernisation. Le revenu du petit paysan est trop faible pour lui permettre d’investir et le confine dans un travail routinier à faible rendement.
Aussi y a-t-il de bons esprits pour proposer de regrouper les terres, éventuellement sous forme de fermes d’Etat, permettant ainsi de faire les investissements nécessaires et d’organiser le travail de manière plus rationnelle.
Pour ma part, je ne pense pas que ce soit la solution. Je pense au contraire que le paysan a fait chois qu’il faut respecter ; je crains qu’en lui enlevant ce qu’il a conquis, on ne fasse qu’alimenter un nouveau conflit, d’autant que par une politique cohérente il est tout fait possible d’augmenter le rendement de l’agriculture en respectant la structure actuelle.
On peut, par une politique de crédit judicieuse, permettre aux paysans de disposer du capital nécessaire. On peut, en organisant la paysannerie, la mener à adopter des méthodes de travail plus rationnelles. Et ceci ne signifie pas un abandon de la production de denrées, car en réorganisant la commercialisation, on peut rendre celles-ci intéressantes pour le petit producteur. On peut, enfin, en créant des emplois, non seulement dans les villes, mains aussi, et peut-être surtout, dans les campagnes, diminuer la pression démographique sur la terre cultivable et aussi non seulement arrêter le processus d’atomisation de la terre, mais même renverser le mouvement. Il suffit de vouloir.
Conjonction,
No. 145-146, Novembre 1979
[1] Ceci n’est vrai que partiellement ; en effet, 1) la conquête de la tenure indivuduelle ne s’est pas étendue aux plaines ; 2) à partir des années 80, la bourgeoisie va s’intéresser de nouveau à la production de denrées ; 3) dúne manière générale, la bourgeoisie est toujours prête à acquérir des biens fonciers, même quand ils ne sont pas directement productifs.
[i] In : Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle : Les Dolle et les Raby, Paris, 1963, pp.21-22 ; cité par François Girod : La vie quotidienne de la société créole (St Domingue au XVIIIe siècle), Paris, 1972, p.38
[ii] Paul Moral : Le Paysan Haïtien, Paris, 1961, p.33
[iii] Paul Moral, op. cit., p.12
[iv] id., pp.17-18
[v] ibid.
[vi] ibid.
[vii] id., p.32
[viii] id., p.21
[ix] id., p.39
[x] id., pp.32-33
[xi] id., p.34
[xii] René-A. St Louis : La présociologie haïtienne, Ottawa, 1970, pp.44-46
[xiii] Paul Moral, op.cit., p.55
[xiv] id., p.57
[xv] Institut Haïtien de Statistiques : Résultats préliminaires du Recensement Général (Septembre 1971), Port-au-Prince, 1973
- Details
- Category: – Le foncier (17)
Agriculteur ou Paysan ?
Dans un article publié en 1979 par la Revue « Conjonction » (N0. 145-146) et intitulé « Plantation ou Jardin ? », j’avais exposé comment, à mon avis, la structure agraire de notre pays avait évolué d’une situation où elle était dominée par la grande exploitation de monoculture de denrée vers une situation marquée par la prédominance, tout au moins numérique, de la micro-exploitation familiale de polyculture vivrière. J’avais indiqué que cette évolution de la plantation vers le jardin marquait la victoire du petit paysan dans sa conquête du « droit à la possession et à la jouissance paisible de la terre familiale » (Moral).
Mais j’avais dû aussi indiquer que cette victoire, aujourd’hui avait un goût amer. Car ce droit porte en lui-même la source de sa propre destruction : l’atomisation de la terre. Cependant, au moment de parler de la solution de ce problème, j’avais émis l’opinion qu’il n’était pas nécessaire de modifier la structure de manière radicale, mais que des mesures judicieusement choisies pourraient permettre de faire augmenter la productivité du jardin.
Aujourd’hui je voudrais élargir le débat en posant une autre alternative : agriculteur ou paysan ? Mais avant d’expliciter les deux termes de cette alternative, je pense qu’il est bon de revenir brièvement sur les causes de la crise de notre agriculture.
Les causes de la crise de notre agriculture sont certainement fort nombreuses, on me permettra d’en privilégier deux.
Tout d’abord, je citerai la pression démographique, qui est à l’origine de trois (3) phénomènes :
1. l’atomisation de la terre,
par le mécanisme du partage à chaque génération ;
2. la destruction de l’environnement,
par suite de la mise sous culture de terres impropres à l’agriculture ;
3. l’accélération de l’exode rural.
En second lieu, je parlerai de deux caractéristiques du travail du cultivateur haïtien, qui est
1. un travail de faible niveau technique ;
2. un travail routinier et inadapté aux nouvelles conditions de l’agriculture.
A partir de ce dernier point, je signalerai que le paysan lui-même en est conscient. Ainsi, au cours de nombreuses interviews que j’ai eu à faire, chaque fois que je demandais à un paysan quel métier il exerçait, il me répondait qu’il n’avait pas de métier; quand je lui demandais ce qu’il faisait pour vivre, il me répondait : la culture. Et quand j’essayais de me faire expliquer ces deux réponses, mon interlocuteur me faisait comprendre qu’il n’exerçait pas un métier parce qu’il n’avait pas appris un métier, il faisait la culture parce qu’il était né paysan.
Bien sûr, il y a longtemps que ces problèmes ont été identifiés et que l’on tente d’y porter des solutions.
Pour l’atomisation de la terre, la solution qui semble retenir l’attention de pas mal de gens est le regroupement des petites parcelles en vue d’obtenir des exploitations plus vastes, permettant un certain degré de mécanisation. Il me semble cependant que les partisans de cette solution ne s’inquiètent pas trop de savoir ce qu’il adviendra des petits exploitants de ces jardins regroupés.
Pour ce qui est de la qualité du travail, il y a également longtemps que les agronomes et agents d’extension s’efforcent de moderniser et de rationaliser non seulement les techniques de productions mais aussi la gestion des exploitations agricoles. Pour définir l’objectif poursuivi à travers ces efforts, un agronome, responsable d’une ONG membre de la HAVA, dit qu’il s’agissait de faire du paysan un agriculteur.
Un distinction du même ordre fut établie, lors du séminaire organisé par le Comité pour l’Agriculture de la HAVA en Novembre 1984, par un haut fonctionnaire de l’ex-PEPPADEP. Il expliqua que, avant l’éradication de la PPA, la production porcine était une activité essentiellement traditionnelle, pour laquelle il utilisa le terme de « gardiennage », alors que, avec le programme de repeuplement porcin, on aurait un « élevage » rationalisé.
Toutes ces considérations sont d’ordre purement économique. Malheureusement, les concepts de « agriculteur » et de « Paysan » ne sont pas seulement économiques, ils comportent également une dimension sociologique, et c’est là probablement le noeud du problème. Je vais essayer de le démontrer en établissant la distinction entre agriculteur et paysan.
En réalité, il s’agit de la distinction entre trois types de sociétés : la société « sauvage », la soc
iété paysanne et la société industrielle. Les traits caractéristiques de ces trois types peuvent se résumer dans le tableau ci-dessous :
Caractères de la Société |
Sauvage |
Paysanne |
Industrielle |
Autonomie de la collectivité locale |
complète |
relative |
nulle |
Autosubsistance |
complète |
doublée de productions pour le prélèvement |
nulle |
Spécialisation des tâches |
nulle |
faible |
forte |
Attribution des tâches en fonction de |
lignage, âge/sexe |
groupe domestique |
technologie, marché |
Interconnaissance |
oui |
oui |
non |
Rejet hors du groupe |
oui |
ambivalent |
non |
Médiation avec l’extérieur |
non |
oui |
non |
Le sauvage vit dans une collectivité restreinte, coupé du monde extérieur avec lequel elle n’entretient d’autres rapports que la guerre et le troc ; il vit de ce qu’il produit, et il n’y a pas de spécialisation des tâche, chacun participe à la production de la nourriture ; tout le monde connaît tout le monde au sein de la collectivité ; la position de chacun et les tâches qui lui reviennent sont définies par son appartenance à son lignage, son sexe et son âge.
L’agriculteur vit dans une société industrielle de « masse », où les collectivités locales n’ont pas plus d’autonomie que d’autres groupes ou organisations (dont il fait également partie) et sont le dernier échelon d’un réseau politico-administratif ; la production agricole, commandée par le marché, se fait le plus souvent dans des entreprises familiales, mais l’autoconsommation a disparu et la consommation familiale est sans rapport avec la production tout entière commercialisée.
Par contraste avec le sauvage et l’agriculteur, le type idéal de société paysanne se définit par les cinq traits suivants :
1. l’autonomie relative des collectivités paysannes à l’égard d’une société englobante, qui les domine mais tolère leurs originalités ;
2. l’importance structurelle du groupe domestique dans l’organisation de la vie économique et de la vie sociale de la collectivité ;
3. un système économique d’autarcie relative, qui ne distingue pas consommation et production, et qui entretient des relations avec l’économie englobante ;
4. une collectivité locale caractérisée par des rapports internes d’interconnaissance et de faibles rapports avec les collectivités environnantes ;
5. la fonction décisive des rôles de méditation des notables entre collectivités paysannes et société englobante.
Ce n’est pas le lieu de définir les détails d’une politique agricole. Je crois cependant qu’à partir de ces considérations on peut choisir une orientation. Pour ma part, de même que, il y a sept ans, j’avais opté pour le « jardin », je veux aider le paysan à rester paysan. Ce n’est pas là une option conservatrice ; de même qu’il n’est dans mes intentions de prétendre que les conditions de vie du paysan haïtien de 1986 sont d’une telle qualité qu’il faille absolument les maintenir telles quelles. Ce que je veux éviter, c’est que l’ensemble de la paysannerie soit engloutie dans une structure que la transforme en une masse anonyme et dépendante. Pour cela, je pense qu’il faut aider les collectivité paysannes à acquérir le maximum de contrôle sur les différentes aspects de leur vie économique et sociale. Et je terminerai en disant que les ONG, parce qu’elles sont plus proches du paysan, sont plus capables, dans leurs différentes activités, de s’adapter à ses intérêts.
Port-au-Prince, le 10 Juillet 1986