Toute vraie réforme agraire en Haïti doit arriver à concilier deux objectifs qui ne sont pas nécessairement toujours convergents. L’un est d’ordre social l’autre d’ordre économique. On peut exprimer cette, même idée en disant que la reforme agraire doit trouver l’équilibre entre un idéal de justice les exigences de la productivité.

 

Concrètement cela veut dire que cette reforme agraire doit créer les conditions qui permettront au paysan de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille avec les fruits de son travail ; mais cela veut dire aussi que le secteur agricole, pris dans son ensemble, doit être en mesure de remplir sa fonction qui est d’assurer le ravitaillement de la population et, en second lieu, de produire les denrées d’exportation qui permettront au pays de tenir sa place dans le commerce international.

 

La réalisation de ces deux objectifs suppose que l’on apporte des solutions à un certain nombre de problèmes dont nous allons passer en revue ceux qui semblent les plus épineux.

 

Permettre au paysan d’avoir les moyens de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille suppose que chaque famille paysanne dispose d’une superficie de terre suffisante, d’ou la nécessité non seulement de stopper le processus actuel d’atomisation de la terre, mais aussi de renverser la vapeur, si on peut s’exprimer ainsi, car la grande majorité des exploitations agricoles actuelles sont effectivement trop petites pour permettre à une famille paysanne de vivre décemment.

 

Ceci est plus facile à dire qu’à faire.

 

Stopper le processus d’atomisation suppose que l’on agisse au niveau de la législation, afin d’empêcher la partage indéfini du patrimoine familial entre les héritier à chaque génération.

 

Favoriser l’existence d’exploitations familiales de tailles raisonnable suppose une redistribution de la terre cultivable avec tous les problèmes que suppose une telle opération, à quoi vient s’ajouter le fait que, compte tenu de la quantité de terre cultivable et de la population rurale actuelle, des mesures doivent être prises pour faire baisser la pression démographique sur la terre cultivable.

 

Trop souvent, ceux qui parlent de réforme agraire, ne pensent qu’à résoudre le problème de la tenure de la terre ; mais, à la vérité, s’il s’agit là d’un problème de taille, ce n’est pas le seul que l’on ait à résoudre. Car, en admettant que l’on soit arrivé à faire trouver à chaque paysan une exploitation de dimension raisonnable, on n’aura mis à sa disposition qu’un seul facteur de production : la terre, une terre dont il ne saura pas tirer profit si les autres facteurs de production lui sont inaccessibles.

 

Pour être en mesure d’exploiter rationnellement sa terre, le paysan doit disposer de capitaux lui permettant de se procurer l’équipement et les intrants nécessaires.

 

Ces capitaux, le paysan d’aujourd’hui n’en dispose pas. Le maigre revenu qu’il arrive à tirer de son travail ne suffit de loin pas à la satisfaction des besoins les plus élémentaires de sa famille. Mettre de côté une partie, si faible soit-elle, de ce revenu en vue de la réinvestir dans son exploitation n’est donc possible qu’au prix d’énormes sacrifices.

 

Il fait donc, dans le même temps ou on procède à une distribution plus équitable de la terre cultivable, prévoir un système de crédit qui permettre au paysan de trouver, à des conditions abordables, les capitaux dont il a besoin pour l’exploitation rationnelle de sa terre.

 

Mais il faut également prévoir un moyen d’encourager l’épargne chez ce petit producteur, et cela doit pouvoir se faire en amont et en aval de l’activité de production.

 

En amont, on doit pouvoir réduire les coûts de production : le coût de la terre, le coût d’acquisitions des équipements et intrants. En aval, on doit trouver le moyen de permettre au producteur de percevoir une partie plus importante de la valeur versée par le consommateur pour acquérir les produits de l’agriculture. On doit également trouver les moyens de réduire les pertes enregistrées entre le moment de la récolte et celui ou la production est mise en circulation.

 

Il faut prévoir enfin une certaine action au niveau du facteur de production ‘travail’. Certes, le paysan sait travailler sa terre, la preuve en est bien grande qu’il est arrivé tant bien que mal, en dépit de toutes les difficultés, à nourrir la population du pays. Il n’empêche que, compte tenu des changements qu’a connus, et que continuera de connaître la société haïtienne (parmi lesquels il faut retenir la croissance démographique), certaines modifications devront être apportées dans les techniques production, en vue d’augmenter le rendement du travail du paysan.

 

Ce dernier point nous permet de faire la transition vers le second grand objectif de la Réforme Agraire. Jusqu’ici, en effet, nous avons considère la question sous l’angle de la justice sociale, mais nous avons déjà vu que la Réforme Agraire doit aussi permettre d’atteindre des objectifs économiques. Le secteur agricole doit, en effet, non seulement nourrir ceux qui y sont actifs, avec les membres de leur famille, il doit aussi produire suffisamment de surplus pour l’alimentation d’une population urbaine grandissante et pour exportation. Deux objectifs macro-économiques sont ici poursuivis : la réduction des importations alimentaires et la rentrée de devises.

 

Nous revenons donc à cette nécessité d’une augmentation du rendement du travail du paysan, ou, si on veut voir la question d’une manière plus large, d’une augmentation de la productivité du secteur agricole. Or nous savons que « un des grands moyens d’augmenter la productivité est de pratiquer une politique de rationalisation et de standardisation (normalisation) » [i]. Il s’ensuit que pour tout un secteur d’opinion, la Réforme Agraire, pour atteindre ses objectifs économiques, doit crées les conditions qui permettent cette augmentation de la productivité.

 

Trois grandes mesures sont alors considérées comme indispensables :

 

n      mise en place d’un organisme central ayant pour fonction de rationaliser le travail agricole, autrement dit : « réviser les activités humaines pour substituer aux pratiques routinières et empiriques des pratiques rigoureusement adaptées à leur but par le raisonnement et basées sur le résultat de recherches scientifiques » [ii];

n      la création d’exploitations agricoles de relativement grande dimension, de manière à faciliter leur contrôle par l’organisme mentionnée plus haut et à rendre possible la troisième mesure :

n      la mécanisation.

 

Encore que le choix de cette option puisse paraître absolument logiquement, la réalité du pays y oppose un certain nombre de contraintes, dont nous voulons analyser brièvement celles qui semblent les plus importantes.

 

Conditions naturelles

la plus grande partie de la terre se trouve en montagne, ce qui réduit sensiblement les possibilités de mécanisation.

Contraintes Socio-économiques

il n’y a pas que le petit paysan qui ne dispose pas de capitaux, c’est le pays lui-même qui a des possibilités d’investissement limitées, par contre, le pays est riche en ressources humaines inutilisées ; il faudra donc y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans des investissements qui vont augmenter la dette du pays tout en aggravant les problèmes sociaux causés par le chômage.

Contraintes Socio-historiques

tout l’histoire agraire de ce pays a été dominée par la lutte du paysan en vue de conquérir ce que Paul Moral appelle « le droit à la possession et à la jouissance paisible de la terre familiale », il est à craindre qu’une politique de création de grands ensembles ne se heurte à une farouche résistance.

Contraintes socio-politiques

après plus de deux siècles de domination, la majorité de la population semble vouloir goûter aux délices de la démocratie participative ; on peut donc craindre que, même dans les cas où la création de grandes unités de production aurait été possible, un contrôle centralisateur trop serré ne provoque lui aussi des réactions de rejet

 

En admettant, enfin, que l’on ait trouvé la formule qui permettre de concilier les deux objectifs : permettre au paysan de jouir des fruits de son travail, et assurer que le secteur agricole soit à même de remplir ses fonctions, encore faut-il, pour que cette formule donne des résultats, que la terre soit en mesure produire.

 

C’est là un problème prioritaire, car au train où va actuellement la dégradation du milieu naturel, si on ne s’arrange pas pour stopper ce processus dans les plus brefs délais, on peut prévoir le moment ou nous serons assis sur un tas de cailloux. Toute politique agraire devra donc comprendre un train de mesures visant à inciter les exploitants agricoles, qu’il s’agisse d’une famille paysanne ou d’une grande entreprise, à entreprendre des actions en vue de protéger, conserver, et même (il n’est pas interdit de rêver) régénérer le sol.

 

 


[i] Thomas Suavet : Dictionnaire Economique et Social, Paris, 1962, p.323

[ii] id. p.343