Collier revu et corrigé
 
L’agitation des dernières semaines autour de la question du salaire minimum capte toute l’attention au point que même l’annonce de la prochaine visite de Bill Clinton, accompagné d’un certain nombre de ces « animaux mythiques » qu’on appelle les « investisseurs » n’a pas provoqué autant de réactions qu’elle l’aurait fait en temps normal.
 
Cette actualité brûlante ne doit cependant pas nous faire oublier que nous avons des problèmes fondamentaux à résoudre, je pense, par exemple, aux grands choix à faire au niveau de la politique économique, et je me suis dit qu’un des moyens de revenir à cette dure réalité était de reprendre ce fameux rapport que Paul Collier a préparé, en janvier 2009, à l’intention du Secrétaire Général des Nations Unies, Haïti : des catastrophes naturelles à la sécurité économique.
 
Il n’est pas dans mes intentions de proposer ici une analyse exhaustive du document, mais de proposer certains réajustements dans ses propositions. En effet, il n’est pas question de dire, comme le fait mon ami l’agronome Michel William, avec sa fougue habituelle : Les hypothèses de travail de Paul Collier sur Haïti: « Des catastrophes naturelles à la sécurité économique » sont erronées sur toute la ligne. Personnellement je crois que c’est dans la priorisation des interventions qu’il faut porter des modifications.
 
Mais voyons tout d’abord ce que dit Collier : Toutes les mesures qui seront prises doivent contribuer immédiatement à l’instauration de la sécurité économique et non jeter les bases d’un objectif lointain. Toutes doivent avoir des effets rapides et des incidences directes sur la vie des gens. Ce sera au Gouvernement haïtien de décider du choix des mesures mais je suggèrerais comme point de départ la création d’emplois, les services de base, la sécurité alimentaire et la sauvegarde de l’environnement.
 
Pour lui, donc, la création d’emplois serait la priorité des priorités. Et il justifie son choix : L’emploi est capital car il donne dignité aux jeunes et leur permet de structurer leur vie. À l’heure actuelle, seule une fraction de la population active est employée dans l’économie formelle. Tout ce que veulent les jeunes, c’est obtenir un visa pour émigrer, attitude qui est manifestement néfaste.
 
Jusqu’ici on n’a pas de problème; mais voyons ce qu’il propose comme solution : Deux secteurs, que nous étudierons l’un après l’autre, pourraient être une source de création massive d’emplois productifs en Haïti : la reconstruction de l’infrastructure et l’expansion des zones franches. Et c’est là, comme disaient deux farceurs que j’estimais beaucoup, que les Athéniens s’atteignirent et que les Perses se percèrent.
 
Je veux parler de ses zones franches. Car il y tient, à ses zones franches ; près d’un quart de son rapport traite des zones franches et des raisons que nous aurions de nous lancer dans cette voie. Il y a deux grandes raisons de répondre aux besoins de l’industrie de l’habillement en aménageant plusieurs zones franches en divers endroits du pays. L’une de ces raisons, comme on l’a vu, c’est que le regroupement des entreprises en un même lieu permet de réduire leurs coûts. La création de zones facilite ce regroupement et c’est d’ailleurs l’approche qui est adoptée en Asie de l’Est. L’autre raison, c’est qu’il est beaucoup plus facile et beaucoup plus rapide de mettre en place les infrastructures et les services dont l’industrie a besoin en créant quelques îlots d’excellence plutôt qu’en essayant d’améliorer ces infrastructures et ces services sur l’ensemble du pays.
 
Il mentionne également cette fameuse « loi Hope II » laquelle représente une énorme chance économique pour Haïti, qui se trouve, grâce à ce programme, dans une situation sans égale au monde, à savoir que le pays jouit de la garantie d’accès au marché américain, hors taxe et sans contrainte de quotas, pour les neuf prochaines années, avec en outre des règles d’origine généreuses et répondant tout à fait aux besoins du secteur de l’habillement.
 
Et puis il y a l’argument massue, notre fameux « avantage comparatif » : Haïti étant un pays pauvre et le marché du travail étant relativement peu réglementé, le coût de la main-d’œuvre soutient tout à fait la concurrence de la Chine, qui constitue la norme de référence.
 
Sur le principe même des zones franches, je citerai seulement cette remarque de Kathleen Dorsainvil : L'expérience de l'industrie d'assemblage n'est pas nouvelle en Haïti. Elle fut instaurée dans les années 70 et de nombreuses études réalisées à l'époque, avaient conclu que les retombées ont été maigres pour l'économie haïtienne. Le contexte économique actuel serait-il plus propice à une augmentation du PIB? Le rapport Collier ne l'a pas établi.
 
Mais elle va plus loin : Et puis, quel genre d'emplois ces zones franches vont amener à la main d’œuvre haïtienne, à l'heure de la technologie. Nos gouvernants pourront-ils garantir des conditions décentes de travail permettant à cette main d'œuvre de vivre mieux qu'au seuil de pauvreté?
 
Voilà qui nous ramène à l’actualité, la question du salaire minimum. On est arrivé à convaincre certaines personnes que le secteur de l’assemblage ne pourrait pas payer ce salaire minimum de 200 gourdes par jour que demandait la loi présentée par le député Steven Benoit. Je tiens seulement à rappeler que 200 gourdes, cela représente 5 dollars des Etats Unis, mais que celui qui percevrait ces 200 gourdes a au moins 5 personnes à sa charge, autant de personnes qui devront vivre avec moins de 1 dollar par jour, ce qui selon les Nations Unies est l’extrême pauvreté.
 
Dois-je aussi rappeler ce passage de la Déclaration de Politique Générale du Premier Ministre : « Jodi a, nou pa gen dwa aksepte pou plis pase 52 Ayisyen sou 100 ap viv avèk mwens pase 40 goud pa jou ».
 
Dois-je enfin mentionner la Banque Interaméricaine de Développement, citée dans un document de la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire, selon laquelle 1 % de la population accapare 46 % du revenu total !!!
 
Alors ? Alors, il faut revoir les priorités, et dans une interview qu’il a accordée à Robert Bénodin, à l’émission Actualités Politiques de Radio Classique Inter, au sujet du rapport Collier, Jacques Bernard offre une autre piste : Il a parlé de l’agriculture. Il a parlé de la sécurité alimentaire. Qui pour moi a beaucoup plus de potentiel de création d’emploi que les infrastructures et HOPE II. Et un peu plus loin : D’ailleurs l’agriculture qu’il a citée, sans pour autant développer un programme spécifique pour ce secteur, a plus de potentiel de création d’emplois que les autres secteurs.
 
Dans ce sens, la modification que je proposerais dans la priorisation se présenterait comme suit : 1. sécurité alimentaire, par un programme d’appui à la production vivrière, qui assure 2. création d’emplois dans une agriculture durable, laquelle contribuera à 3. la sauvegarde de l’environnement, et enfin 4. les services de base, sans lesquels tout ce programme est voué à l’échec ; je pense particulièrement à l’éducation et surtout à la formation professionnelle et à l’encadrement des agriculteurs.
 
 
Bernard Ethéart