Le texte qui suit a fait l’objet d’une présentation a la XVème conférence annuelle de la Caribbean Studies Association qui s’est tenue à Trinidad du 23 au 26 mai 1990

 

Les organisations paysannes en Haïti

Développement et perspectives

 

Les réflexions qui vont suivre sont, en partie, venues d'une analyse comparative du type d'organisations présentant des demandes à la Fondation Inter-Américaine. Alors que, au début, les demandeurs étaient, dans leur grande majorité, des "organisations intermédiaires", actuellement la Fondation compte de plus en plus "d'organisations de base" parmi ses "clients". Le représentant de la Fondation en Haïti faisant partie de ce panel, je lui laisserai le soin d'entrer plus en détail dans cette analyse, s'il le désire; je m'attacherai plutôt à tenter de trouver une explication à ce changement.

 

Une première explication est à chercher dans cette sorte d'explosion sociale qui a suivi le 7 février 1986, date du départ de Jean-Claude Duvalier, et qui est caractérisée par l'apparition d'un grand nombre d'associations de tous types. Pour faire comprendre cette explosion à l'aide d'une image, je prends toujours l'exemple d'une marmite d'eau fermée hermétiquement que l'on aurait placée sur le feu. Tant que la marmite reste fermée la température de l'eau monte mais il n'y a pas d'ébullition. Mais si on enlève ce couvercle, les bulles commencent à se former.

 

Cette explosion ne peut cependant se comprendre sans une analyse de l'évolution du monde rural haïtien. Pour suivre cette évolution, nous allons devoir comprendre la situation avant Duvalier; puis nous verrons quels changements ont eu lieu durant les 30 ans du régime Duvalier. Nous verrons ensuite comment se présente la situation depuis 1986, et nous terminerons en essayant de voir quelles perspectives s'ouvrent devant nous, sur la base de l'évolution que nous avons pu décrire.

 

I. LE MONDE RURAL TRADITIONNEL

 

Parler du monde rural haïtien, c'est en tout premier lieu faire le constat du caractère dichotomique de la société haïtienne. Le monde rural haïtien ne se distingue pas seulement du fait qu'il est "rural". En effet la distinction rural-urbain est tellement marquée que certains sont tentés de parler de deux sociétés, voire de deux "pays", distincts par

-          la composition ethnique de leurs populations respectives, l'une étant presqu'exclusivement d'origine africaine, l'autre plus mélangée;

-          la langue: créole pour l'un, français pour l'autre;

-          la religion: vodou pour l'un, christianisme pour l'autre;

-          la législation: droit coutumier dans un cas, Code Napoléon pour l'autre.

 

Une telle situation n'est pas réservée à la seule Haïti et on la retrouvera dans tous les cas où, en dépit d'une indépendance formelle, les structures coloniales sont restées à peu près intactes, comme c'est souvent le cas en Amérique Latine.

 

Cette référence à l'Amérique Latine m'invite à dissiper tout de suite un malentendu. Parler de ces deux "sociétés", ne signifie pas adopter la thèse du "dualisme", critiquée à juste titre par Rodolfo Stavenhagen dans ses "Sept thèses erronées sur l'Amérique Latine". [1]

 

En effet, ces deux "sociétés" sont intimement liées et ne sont en fait que les deux volets d'un seul et unique système de domination et d'exploitation. L'articulation de ces deux volets est assurée par un réseau très ramifié d'extraction économique et de contrôle policier mis en place par la "société urbaine".

 

Un trait caractéristique du monde rural haïtien est ce qu'on pourrait appeler son faible niveau de développement organisationnel. Il y a un peu plus de quinze ans, alors que je faisais mes premières armes dans le "développement communautaire", un collègue me disait: "Le problème avec ce travail, c'est qu'il faut commencer par créer la communauté". Traduisant ainsi le fait de la quasi-inexistence d'organisations au niveau de la communauté.

 

C'est la même idée que reprend Gerald Murray quand il dit que "dans un sens réel, la communauté conventionnelle n'existe pas dans le milieu rural haïtien", et plus loin: "que l'organisation fondamentale de la campagne haïtienne se répartit suivant des principes de parenté, mais que les unités existantes n'ont pas un caractère décisif pour un programme d'organisation active". [2]

 

Bien sûr il n'existe pas que des groupes fondés sur les liens de parenté; une description du monde rural traditionnel ne saurait passer à côté de deux autres types d'organisations:

-          celles fondées sur la religion et

-          celles fondées sur le travail en commun.

 

Cependant, quand nous parlons d'organisations religieuses traditionnelles, nous ne devons pas oublier que la religion traditionnelle, le vodou, est avant tout un culte familial, de sorte que finalement on peut dire que nous revenons souvent à des groupes de parenté.

 

Quant aux associations traditionnelles de travail, elles semblent avoir pour point de départ l'échange de main d'œuvre entre les membres de l'association. A partir de ce point commun, elles présentent une grande variété, tant pour ce qui est du nom que porte le groupe, du degré de permanence du groupe, de son niveau de structuration que de l'extension de ses activités à des domaines autres que le travail.

 

Cela peut aller du konbit, un groupe large et éphémère, à la colonne, qui peut ne compter que six ou sept membres, se retrouvant à chaque saison pour travailler à tour de rôle sur le jardin de chacun des membres ou pour vendre une journée de travail à un non-membre, le fruit de cette opération allant intégralement à chacun des membres, à tour de rôle, pour finir avec la société, groupe permanent, qui peut être très large et très structuré, dont les membres ne sont pas réunis seulement pour le travail en commun, mais aussi pour des loisirs et des cérémonies religieuses. [3]

 

Cette dernière référence aux cérémonies religieuses nous ramène, compte tenu du caractère familial du culte traditionnel, aux liens de parenté. Il semblerait du reste que les associations traditionnelles de travail remontent à des pratiques d'entraide courantes chez les paysans vivant sur un même lakou.

 

Tout ceci nous invite à parler, dans le cas d'Haïti, de "société paysanne" dans le sens que Henri Mendras [4]4 à la suite de Robert Redfield, donne à ce concept, par opposition à société "sauvage" et société industrielle.

 

Sa société paysanne, en effet, se définit idéalement par les cinq traits suivants:

1.       L'autonomie relative des collectivités paysannes à l'égard d'une société englobante, qui les domine, mais tolère leur originalité;

2.       L'importance structurelle du groupe domestique dans l'organisation de la vie économique et de la vie sociale de la collectivité;

3.       Un système d'autarcie relative, qui ne distingue pas consommation et production, et qui entretient des relations avec l'économie englobante;

4.       Une collectivité locale caractérisée par des rapports internes d'interconnaissance et de faibles rapports avec les collectivités environnantes;

5.       La fonction décisive des rôles de médiations des notables entre collectivités locales et société englobante.

 

Le problème qui se pose alors est de comprendre comment cette société paysanne a pu se développer à partir d'une situation qui présentait pas mal de caractéristiques d'une société industrielle.

 

Voyons en effet la description que donne Pierre Léon [5]5 de la vie économique de la colonie de Saint Domingue:

 

"... une activité commercialisée, faite exclusivement en vue d'exportations massives, de la vente sur les marchés français et européens, concentrée sur un petit nombre de productions rares et de haut prix, essentiellement spéculative, hautement capitalisée.

 

A cette agriculture "coloniale" était liée étroitement une très importante industrie, fondée sur l'élaboration plus ou moins poussée des produits du sol mais qui, elle aussi, revêtait, dès l'origine, un caractère capitaliste, s'appuyant sur une main-d'oeuvre spécialisée, et surtout sur un matériel important, et qui exigeait de sérieux investissements ainsi qu'un fort capital roulant. Moulins à indigo, moulins à café, mais surtout moulins à sucre qui permettaient d'exporter le sucre semi-raffiné, ainsi que les tafias, et qui per-mettaient aux planteurs de substantielles ressources, en mˆme qu'ils faisaient d'eux autant des industriels que de grands agriculteurs."

 

On a essayé d'expliquer ce passage d'une "société industrielle" vers une "société paysanne" à partir de la conception de liberté chez le paysan haïtien, conception qui serait faite de trois composantes,

-          une composante économique,

-          une composante sociale,

-          une composante politique.

 

La composante sociale correspond à la valorisation du groupe domestique comme principal champ de relations sociales. Elle peut être vue comme un corollaire de la précédente. De même que, une fois libre, le paysan se retirait sur sa propre terre, de même il limitait ses relations sociales aux personnes vivant sur cette terre. Ceci était particulièrement vrai durant tout le XIXe siècle, alors que l'élément de base du tissu social était le groupe domestique large établi sur un lakou.

 

La composante politique correspond à une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui pourrait mettre en danger son univers, donc, tout spécialement, de toute forme d'autorité politique traditionnellement liée à ceux qui ont toujours tenté, selon lui, de le réduire à une forme quelconque d'esclavage.

 

A l'occasion du Colloque: "Les Paysans dans la Nation Haïtienne", qui s'est tenu du 3 au 5 Octobre 1986, Michel Hector présenta un exposé sur "Le processus historique de différenciations sociales à la campagne". [6]

 

Il y présenta la période 1793-1806 comme une étape de transition, au cours de laquelle s'affrontent deux grandes tendances, deux voies principales de développement:

-          la "voie démocratique paysanne", supposant la distribution de la terre aux cultivateurs, la petite exploitation, la prise en charge de la gestion des plantations par ceux qui y travaillent;

-          la "voie aristocratique terrienne", prônée par ceux qui percevaient le développement en termes de grandes propriétés appartenant à des féodaux et sur lesquelles travailleraient les paysans en tant que serfs.

 

Il y a donc, au moment du passage de la société coloniale vers une Haïti indépendante, une compétition entre deux projets de sociétés. Paul Moral [7] caractérisera cette situation en parlant de "malentendu fondamental", tandis que René-A. St Louis [8] y voit le "jeu des classes en présence".

 

Dans un essai publié récemment, Gérard Barthélemy [9] reprend cette idée, mais il présente cette compétition en terme de projet de société "créole" vs. projet de société "bossale", une terminologie qui réclame quelqu'explication.

 

Avant 1791, la société de Saint-Domingue se répartissait en trois catégories principales:

-          le blanc, petit ou grand, propriétaire ou fonctionnaire;

-          l'affranchi et l'esclave créole nés dans le système esclavagiste, noirs ou mulâtres;

-          l'esclave né en Afrique, dit Bossale, qui représentait en raison de l'effrayante intensification de la traite après 1770, plus de la moitié de la population de la colonie.

 

L'élimination du premier groupe (le blanc) a provoqué, selon Barthélemy, "un double glissement":

o         l'outil de production du Blanc a été monopolisé par la catégorie qui en connaissait mieux le maniement et qui, bien avant 1789, en était déjà en partie propriétaire: les créoles.

o         Les Bossales (appelés Africains) exclus du partage des dépouilles et désirant le rester, sont venus occuper en partie l'espace social et culturel laissé libre par la promotion, au premier rang, des créoles.

 

Le résultat de cette opposition est qu'aucune des deux parties n'a pu finalement imposer totalement ses vues.

 

Certes, les créoles ont pu mettre la main sur les plantations, mais, à cause de la résistance des bossales, ils n'ont pu, comme dans les autres pays d'Amérique Latine, maintenir "l'appareil colonial, fondé sur les latifundia, la monoculture spéculative et l'extraversion de l'économie"... Le résultat est "un système de colonie interne où la nation créole, n'ayant jamais pu assimiler la nation bossale, n'a su que l'asservir".

 

En face de quoi, aux bossales, "il ne restait comme solution que de créer, à côté de l'Etat, mais non pas contre lui, un autre système, étrange et profondément innovateur, fractionnant le pouvoir en autant d'unités reproduites à l'identique qu'il y a de citoyens concernés, et de paysans dans les mornes".

 

De telle sorte que, "Que ce soit sur le plan administratif, ou dans le domaine de l'autorité traditionnelle, il n'existe, dans le milieu rural haïtien, ni conseil des anciens, ni castes, ni communes, ni cités villageoises, aucune de ces structures permanentes que l'on retrouve ailleurs ... Les structures existantes sont précaires, personnalisées, c'est-à-dire fondées davantage sur l'individu et sur des rapports de stricte réciprocité inter-individus (combites...) que sur l'institution".

 

II. VERS LA FIN DU DUALISME

 

Le XXème siècle va voir la conjugaison de toute une série de facteurs tendant à faire éclater les structures qui avaient prédominé pendant tout le siècle précédent.

 

La pression démographique, résultant du fait que la population avait plus que quadruplé, n'est pas un des moindres de ces facteurs. Il faut, bien sûr, mentionner également l'invasion nord-américaine, en 1915, dont l'impact a été tel que personnellement, en ce qui concerne l'histoire d'Haïti, c'est cette date que je considère comme le point de d‚part du nouveau siècle.

 

Mais pour le sujet qui nous concerne, les trente et quelques dernières années, autrement dit, en gros, la période duvaliérienne, ont été particulièrement importantes. Aussi est-il absolument indispensable de s'arrêter un moment à la politique du "leader charismatique".

 

A. L'UNITE NATIONALE

 

Ce n'est certainement pas ici le lieu de se livrer à une analyse exhaustive du régime mis en place par François Duvalier. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir quel impact cette politique a pu avoir sur les structures du monde paysan.

 

Disons tout de suite que Duvalier justifiait son besoin d'établir un régime totalitaire par la nécessité de créer une "unité nationale", dont il était lui-même le vivant symbole. Il est donc évident que cette habitude qu'avaient prise les paysans de se tenir à l'écart était absolument inadmissible et qu'il fallait trouver le moyen "d'intégrer" le monde rural dans la vie nationale.

 

Ce moyen, ce fut une institution dont l'objectif avoué était l'éducation des adultes et l'action communautaire.

 

Une loi de 1961 fusionnait la Section d'Education des Adultes du Ministère de l'Education Nationale et le Service de Développement Communautaire du Ministère de l'Agriculture dans un nouvel Organisme autonome dénommé Office National d"Education Communautaire (ONEC).

 

En 1969, un décret changeait la dénomination de l'organisme, qui devenait Office National d'Alphabétisation et d'Action Communautaire (ONAAC), et en modifiait la structure en y créant deux Divisions: une Division d'Alphabétisation et une Division d'Action Communautaire.

 

On notera que, aussi bien dans le préambule de la loi de 1961 que dans celui du décret de 1969, on trouve le même "considérant": " Considérant que les collectivités analphabètes vivant en marge du travail commun de Réhabilitation Nationale ne peuvent y participer pleinement ... "

 

Le problème est donc posé: les collectivités paysannes se tiennent à l'écart de la "vie nationale"; il faut que cela cesse. Et une des attributions de la Division d'Action Communautaire de l'ONAAC sera formulée ainsi: "Intégrer le paysan haïtien dans le processus du Développement".

 

Autant pour l'instrument, voyons maintenant les moyens: les Conseils d'Action Communautaire.

 

Les conseils communautaires étaient des institutions à caractère local, représentant la population d'une collectivité, en l'occurrence une section rurale.

 

Les conseils communautaires étaient des institutions à caractère global: toute personne vivant dans une section rurale donnée était automatiquement membre du conseil de cette section.

 

Les conseils communautaires étaient des institutions à caractère démocratique: les membres de leur comité exécutif étaient désignés par élection.

 

Pour ce qui est des fonctions des conseils, il faut les voir sous deux angles:

-          par rapport à la communauté qu'ils représentaient,

-          par rapport à la société globale.

 

Au sein de la communauté‚ les conseils devaient combler le vide institutionnel déjà signalé, organiser la population de la section en vue de lui donner une structure à l'intérieur de laquelle elle pourrait identifier les problèmes auxquels elle est confrontée, décider des actions à entreprendre pour résoudre ces problèmes, organiser la mise en application de ces décisions.

 

Par rapport à la société globale, les conseils avaient, à différents points de vue, une fonction intégrative.

 

o         Du point de vue économique, ces conseils assuraient que les "collectivités analphabètes" ne vivent plus en marge "du travail commun de Réhabilitation Nationale", ce qui, par la pratique généralisée d'embrigader leurs membres dans des travaux dits "communautaires", donc volontaires, allégeait la charge financière que ces investissements représenteraient pour l'Etat.

 

o         Du point de vue de l'infrastructure, ces conseils contribuaient à mettre fin à l'isolement physique du monde paysan car les travaux communautaires entrepris le plus souvent étaient les constructions de routes de pénétration.

 

o         Du point de vue politique, grâce à "l'encadrement" des agents de l'ONAAC, les conseils devenaient des relais du pouvoir et permettaient le quadrillage de la population par le régime.

 

B. LE NOUVEAU MARRONNAGE

 

Les structures mêmes qui devaient assurer au régime une assise populaire portaient en elles les germes de leur destruction.

 

L'ONAAC miné par la corruption, discrédité par sa "macoutisation" devenait comme un symbole du système que l'on supportait de moins en moins et fut finalement emporté par la même bourrasque qui fit partir Jean-Claude Duvalier.

 

Quand aux conseils communautaires, même quand ils ne disparurent, de nom, qu'après le départ de Jean-Claude, leur décadence s'amorça bien avant cela, tant étaient grandes leurs contradictions internes.

 

o         Le territoire représenté par un conseil était bien trop vaste pour qu'on puisse parler de "communauté", et le nombre de membres était bien trop élevé pour que puisse se réaliser le processus de réflexion et de prise de décision collective qu'on en attendait.

o         Du fait que tous les habitants de la section, sans distinction, faisaient partie automatiquement du conseil, on retrouvait dans ce nouveau groupe tous les éléments de la stratification sociale du monde rural; il y avait donc une très faible cohésion à l'intérieur du groupe, qui, finalement, reproduisait les structures de domination existantes. [10]

o         Il était peu-à-peu devenu évident pour tout le monde que les conseils communautaires avaient pour principale fonction de fournir au régime une masse de manœuvre et que tous les discours sur le rôle du conseil communautaire comme "gouvernement local" n'étaient que pure hypocrisie.

 

Mais dans le même temps, toutes ces idées sur la participation, le développement auto-centré, etc, avaient fait leur chemin, aussi bien dans l'esprit de paysans que dans celui d'agents d'organismes privés de développement. C'est ainsi que, à côté des conseils, on vit peu-à-peu apparaître les groupements.

 

Entre les groupements et les conseils, la différence la plus apparente est la taille. Les groupements ont, en effet, d'une manière générale, un moins grand nombre de membres que les conseils. Mais là n'est pas le plus important.

 

A la différence des conseils, les groupements ne recrutent pas leurs membres, de manière automatique, sur une base locale. Le groupement est constitué à partir du désir de quelques personnes de mettre leurs efforts en commun. Et les nouveaux membres doivent présenter une demande qui devra être agréée par élection ou cooptation.

 

De sorte que, en plus de la taille, les groupements se distinguent des conseils par une plus grande homogénéité et un plus haut degré de relations interpersonnelles entre les membres; autant de caractéristiques qui sont plus conformes à la tradition paysanne et plus propice au développement du processus de réflexion et de prise de décision collective dont il a déjà été question.

 

Cependant, compte tenu de la prétention de l'ONAAC à être la seule institution habilitée à "faire du développement" dans le pays, la plupart du temps, ces groupements ont fonctionné, sinon dans la clandestinité, du moins fort discrètement, quelques fois même "sous le chapeau" d'un conseil communautaire. C'est cette pratique de ne pas chercher à attirer l'attention d'un pouvoir à la fois jaloux de ses prérogatives et méfiant vis-à-vis de toute organisation qu'il ne contrôlait pas, qui a fait utiliser quelques fois le terme de "marronnage" pour décrire le mode de fonctionnement des groupements.

 

C. L'EXPLOSION

 

Arriva le 7 Février 1986. Rétrospectivement, et particulièrement au vu de tout ce que nous avons vécu depuis, on a beau jeu de parler de naïveté pour caractériser la réaction des Haïtiens au départ de Jean-Claude Duvalier. Je pense néanmoins qu'ils ne sont pas nombreux ceux qui n'ont pas eu leur moment de naïveté, même si ce moment a été plus ou moins long, dépendant de la capacité d'analyse critique de chacun.

 

En tout cas, dans l'enthousiasme de la liberté retrouvée, on a même parlé de "deuxième indépendance", les vieux réflexes de prudence sont tombés, les organisations qui jusqu'alors avaient pratiqué le marronnage se sont montrées au grand jour. Mais cela ne suffit pas à expliquer ce que nous appelons "l'explosion".

 

Le foisonnement d'organisations qu'a connu la société haïtienne après le 7 Février 1986 n'est pas dû seulement à la sortie au grand jour de groupes qui jusqu'alors avaient pour le moins gardé un profil bas. Il faut compter également avec les institutions qui ont modifié leur orientation, tels ces conseils communautaires qui se sont reconvertis et sont devenus des "comités de relèvement". Il y a aussi les groupes nés, au cours des derniers mois du régime, du désir de participer à la lutte contre la dictature, et enfin ceux qui ont pris naissance après le 7 février, dont les membres veulent contribuer à la "reconstruction du pays".

 

Le monde rural a activement participé à ce mouvement et d'une manière qui marque une rupture avec le passé. Haïti a certes déjà connu des mouvements paysans, mais les Piquets et les Cacos, pour ne citer que les plus célèbres, avaient des revendications terriennes. On pourrait, en simplifiant un peu, dire que ce qu'ils réclamaient, c'était le moyen de pouvoir continuer à vivre en marge de l'Etat. Les mouvements paysans d'aujourd'hui revendiquent leur droit de participer à la vie nationale, en citoyens à part entière.

 

Tout ce bel enthousiasme ne suffit évidemment pas à assurer l'existence d'organisations solides, d'autant qu'elles sont en butte tant à des faiblesses internes qu'à des dangers venant de l'extérieur.

 

On citera tout d'abord le discrédit que tentent de jeter sur elles les tenants de l'ancien régime, dont on sait qu'ils sont encore proches du pouvoir, et leurs alliés naturels. L'arme utilisée le plus souvent est l'accusation de communisme, comme cela a été fait, avec succès, contre les comités de quartier. Ceux-ci, en effet, après un bel élan pris en 1986, ont été pratiquement démantelés, et ce n'est que tout récemment, après le départ d'Avril qu'ils tentent de reprendre.

 

Un autre danger extérieur tout aussi grave sont les tentatives de récupération. L'après 86 a vu en effet un foisonnement de partis politiques, qui ne sont le plus souvent que des groupuscules autour d'un "leader". Dans leur quête d'une assise populaire, ces soi-disant partis essaient de détourner les organisations de base de leur objectif initial pour s'en faire une clientèle. On a vu ainsi de jeunes organisations paysannes dont le manque d'expérience a fait des victimes de politiciens à la recherche de partisans.

 

Nous touchons ici à une grande faiblesse interne de ces organisations: le manque d'expérience. Tout ce que nous avons dit plus haut, sur le faible niveau de développement organisationnel du monde paysan, ramène au fait que les paysans n'ont pas l'habitude de fonctionner dans des institutions qui ne sont pas fondées sur des liens de parenté ou des relations d'interconnaissance assez intimes.

 

Placé dans un cadre institutionnel plus anonyme, le paysan va tenter de développer, avec celui qu'il pense être le meneur, un nouveau type de rapports d'intimité. Ce seront les relations existant entre le "chef charismatique" et ses "suiveurs", et qui rendent possible l'utilisation du groupe à des fins qui n'ont rien à voir avec les intérêts de ses membres.

 

Il faut signaler enfin une autre conséquence du manque d'expérience, à savoir la difficulté pour le groupe de formuler des objectifs précis et de définir un plan d'action réaliste.

 

D. PERSPECTIVES

 

Le monde rural haïtien est à un tournant important de son développement. Arraché à son attitude traditionnelle de repli sur lui-même, et ce par la volonté des tenants du pouvoir, le paysan tente aujourd'hui de faire valoir son droit à participer à la vie nationale.

 

C'est là une condition obligée du développement d'une vraie démocratie en Haïti, ne serait-ce que parce que ce monde rural représente encore près de 80 % de la population haïtienne. Mais compte tenu des dangers et des faiblesses signalés plus haut, les organisations paysannes devront bénéficier d'un encadrement leur permettant de s'épanouir, sans parler du cadre législatif qu'il faudra leur garantir, car en l'absence de toute loi sur les associations, ces institutions évoluent actuellement en dehors de toute légalité.

 

 

 

Bernard Ethéart

Trinidad May 22, 1990

 

 



[1] Rodolfo Stavenhagen: Sieben falsche Thesen ber Lateinamerika, in: Kritik des brgerlichen Anti-Imperialismus, Bolivar Echeverr¡a et Horst Kurnitzky, Ed., Berlin, 1969

[2] Gerald F. Murray: Aspects de l'actuelle organisation économique et sociale des paysans dans la Plaine des Gonaïves, Haïti, IICA, 05 LH/73, ANNEXE III-A

[3] Michel Laguerre: Les associations traditionnelles de travail dans la paysannerie ha‹tienne, IICA 29 LH/75, Août 1975

Calixte Clérismé‚: Organisations paysannes dans le développement rural, in: Conjonction # 40, Oct-Nov 1978

[4] Henri Mendras: Société Paysannes, Paris, 1976

[5] in: Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle: Les Dolle et les Raby, Paris, 1963 ; cité par François Girot: La vie quotidienne de la société créole (St Domingue au XVIIIe siècle), Paris, 1972

[6] v. Le Nouvelliste, Vendredi 10 - Dimanche 12 Octobre 1986

[7] Paul Moral: Le Paysan Haïtien, Paris, 1961

[8] René-A. St Louis: La Présociologie Haïtienne, Ottawa, 1970

[9] Gérard Barthélemy: Le Pays en dehors, Port-au-Prince, 1989

[10] Sur ce point, le mémoire de sortie de Raphaël Yves Pierre à la Faculté des Sciences Humaines offre une intéressante analyse. Voir : Raphaël Yves Pierre: Le Conseil d'Action Communautaire de Duverger, Port-au-Prince, Mai 1981