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Jacques de Cauna

Haïti: l’éternelle révolution

Editions Henri Deschamps

Port-au-Prince, 1997

 

La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax

(suite)

 

On n’en comprend que mieux sa surprise et son indignation, lorsque Sonthonax, par l’un de ces véritables «coups» politiques qui lui sont coutumiers, accélère brutalement le processus de libération des esclaves longuement mûri et entrepris par son collègue, le privant ainsi, par sa proclamation du 29 août 1793, des fruits d’un long et patient travail au service de la liberté générale. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre le sourd ressentiment qui perce publiquement, pour la première fois, dans le préambule de sa proclamation du 4 septembre 1793: «Je préparais la liberté de tous par un grand exemple… et en attendant la liberté universelle, qui dans mon plan était très prochaine, je m’occupais de la rédaction d’un règlement qui mettait presque au niveau des hommes libres la portion d’Africains qui restaient pour quelque temps encore soumis à des maîtres. Six mois de plus, et vous étiez tous libres et tous propriétaires. Des évènements inattendus ont pressé la marche de mon collègue Sonthonax. Il a proclamé la liberté universelle dans le Nord; et lui-même lorsqu’il l’a prononcée n’était pas libre. Il vous a donné la liberté sans propriété… et moi j’ai donné avec la liberté des terres… Il n’a donné aucun droit de propriété à ceux de vos frères qui sont armés pour la défense de la colonie… Et moi, j’ai donné un droit de copropriété à ceux qui combattaient pendant que vous cultiviez…». Polvérel s’explique plus nettement encore dans la lettre qu’il envoie la veille à son collègue après avoir reçu de manière officieuse la nouvelle de sa proclamation: «Avez-vous été libre de ne pas le faire?… Vous le savez, je déteste autant que vous l’esclavage… mais quelle liberté que celle des brigands! Quelle égalité que celle où il ne règne d’autre loi que le droit du plus fort! Quelle prospérité peut-on espérer sans travail? Et quel travail peut-on attendre des Africains devenus libres si vous n’avez pas commencé par leur en faire sentir la nécessité en leur donnant des propriétés…?» Et en lui communiquant ses proclamations antérieures, Polvérel ajoute: «Je m’acheminais aussi vers la liberté générale, mais par des voies plus douces, plus légales… sans causer aucune commotion»…

 

Qui plus est, lorsque Sonthonax, acculé au désespoir devant l’ampleur des difficultés et notamment l’invasion anglaise, envisage sérieusement d’abandonner la partie en livrant aux flammes toutes les places qu’il ne pourrait défendre, Polvérel le rappelle sèchement à l’ordre et à la raison en des termes non équivoques: «Comment ramènerez-vous les cultivateurs au travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de cendres, lui écrit-il… et si vous ne les ramenez pas au travail, comment les empêcherez-vous de se livrer au brigandage…? Ainsi la plus belle entreprise que des hommes puissent faire pour le rétablissement des droits de l’homme, pour la liberté et l’égalité, pour la paix et la prospérité de Saint-Domingue n’aboutira qu’à déshonorer ses entrepreneurs, perdre la colonie sans retour et river pour toujours les chaines des Africains dans les Antilles… Croyez-moi, ils ne sont pas si généralement bêtes qu’ils vous l’ont paru. Il n’y a pas une idée abstraite qu’on ne puisse mettre à leur portée. Ils savaient fort bien, avant même que nous eussions commencé leur éducation, qu’ils ne devaient pas dévaster la terre qui leur donne les vivres et les revenus; ils entendent bien, d’après mes explications, ce que c’est qu’une république, et pourquoi il ne faut pas de roi… J’ai dit que je vous croyais sincère: peut-être n’y aurait-il pas vingt personnes dans la colonie qui pensent comme moi… mais entendons-nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je me bats, et quels sont nos ennemis».

 

Finalement, après le 29 août 1793, c’est Polvérel seul qui prend les choses en mains, au point que Sonthonax ne signe plus rien. Un rapide coup d’œil sur les proclamations suivantes fait apparaître les grandes lignes de force de ce que l’on a pu appeler le «système Polvérel», voué dans l’histoire agraire d’Haïti à une intéressante postérité, même si un analyste haïtien du début du siècle a cru devoir déplorer que «l’absence de châtiment corporel condamnât tous ces règlements minutieux à demeurer inappliqués».

 

Il n’est pas utile de s’attarder sur les proclamations du 10 septembre relative aux esclaves artisans des villes; du 21, libérant les esclaves de l’Ouest et des 6 et 7 octobre libérant ceux du Sud. Plus importantes sont les proclamations complémentaires des 31 octobre 1793, 7 et 28 février 1794 qui réglementent minutieusement la vie des habitations. De cet impressionnant appareil législatif de 240 articles, nous nous contenterons de résumer quelques-unes des dispositions les plus novatrices: affirmation aux côtés de la liberté, d’une égalité absolue sans restrictions aucunes; attribution du 1/3 du revenu (après déduction des frais de faisance-valoir) à la communauté des cultivateurs; élection par eux des conseils d’administration dans lesquels le gérant (élu) et le propriétaire n’auront qu’une seule voix s’ils sont du même avis; engagement des cultivateurs pour un an avec possibilité de résiliation; mesures de protection pour vieillards et infirmes…, etc.; établissement d’instituteurs en nombre suffisant dans chaque section rurale; possibilité de retrancher un jour supplémentaire de travail par semaine (avec réduction concomitante au 1/5 de la part des cultivateurs); institution de trois classes de cultivateurs: portionnaires, à gages à l’année, salariés à la journée; interdiction des châtiments corporels…

 

«Que de luttes inutiles, que de reculs, que de piétinements eût évité au pays une adoption de la proclamation de Polvérel!» Comment ne pas souscrire à cette opinion de Gérard Laurent qui ajoute que «la formule adoptée par Sonthonax ne pouvait que réserver au pays des remous à travers le système inopérant du fermage, pépinière des généraux-fermiers»?

 

En effet, c’est le système préconisé par Sonthonax dit du «cultivateur portionnaire» qui va prédominer dans les dernières années de la colonie, avec quelques variantes, aussi bien lors de la troisième commission civile que dans le Sud avec Rigaud, à Jacmel avec Bauvais, et finalement dans toute l’île avec Toussaint Louverture qui lui conféra sous la houlette militaire, sa forme la plus achevée, celle du «caporalisme agraire», toute de contrainte pour le cultivateur, à tel point que Leclerc en personne jugera ce système «très bon», allant plus loin que ce qu’il n’aurait osé lui-même proposer et qu’il n’était donc pas utile d’y changer quoi que ce soit.

 

Malgré les velléités de distributions de terres, timidement amorcée par Dessalines et poursuivies par Christophe et surtout, avec davantage de conviction, par Pétion, dès 1804, le cultivateur haïtien se heurtera quotidiennement à un régime de police rurale de plus en plus sévère dont témoigne notamment quelques années plus tard le Code Rural de Boyer qui sera nettement en retrait sur des points essentiels: interdiction des associations de cultivateurs gérant eux-mêmes les habitations (article 30); réduction au ¼ de la part des cultivateurs après prélèvements d’1/5 pour le propriétaire comme loyer des installations (art. 51-52); obligation d’avoir un permis pour quitter l’habitation en semaine (article 71); d’être «soumis et respectueux» envers les propriétaires, fermiers et gérants (art. 69 et 160); soumission à la police rurale et répression du «vagabondage» et de l’oisiveté (art.136, 143, 174, 180), réduction à une demi-heure du temps du déjeuner à midi (art. 184) et, peut-être plus que tout, cet article 178 qui précise que les enfants des cultivateurs «suivront la condition» de leurs parents, disposition qui subsiste encore en pratique aujourd’hui dans l’invraisemblable ségrégation sociale et juridique qui persiste anachroniquement entre deux types de citoyens du même pays aux états civils différents: les paysans et les citadins. On imagine aisément ce que Polvérel eût pensé d’un tel état de fait.

 

Il n’est pas étonnant, que, parallèlement, le paysan haïtien, aidé par la faiblesse de l’Etat, ait développé, au fil des années, une offensive généralisée de la petite exploitation familiale qui se traduit essentiellement par un morcellement toujours plus grand des terres et l’effondrement de l’économie de marché au profit d’une économie de subsistance de plus en plus précaire.

 

Dans ce conflit souvent sanglant entre le «gros habitant» et le «petit exploitant indépendant», la victoire à l’usure du dernier n’est-elle pas en réalité une victoire à la Pyrrhus? Séquelle d’un problème colonial mal résolu, aggravé par l’inertie intéressée de l’oligarchie dirigeante haïtienne, le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue.

 

HEM Vo. XIX, No. 11 du 13-19/04/05