«Les blancs débarquent»

 

Ces dernières semaines, la célébration du jour de l’environnement oblige, nous avions interrompu notre série consacrée à la structure foncière. Histoire de nous remettre dans le bain, nous rappellerons que cette série a compté dix articles publiés entre février et mai de cette année.

 

On peut considérer comme le noyau de cette série le Survol de l’Evolution de la Structure Foncière, dont la publication s’est étendue sur quatre numéros (HEM # 6, 7, 8 et 9) dans le courant du mois de mars. Il a été accompagné de la publication d’articles reproduisant la vision de certains auteurs sur la manière dont les terres des colons ont été réparties après l’indépendance, en l’occurrence Louis Joseph Janvier (HEM # 3), Candelon Rigaud (HEM # 13) et Victor Redsons (HEM # 15).

 

Cette répartition ne s’est pas faite sur une base consensuelle et nous avons reproduit un passage de Jacques de Cauna qui montre que les divergences remontent à la période précédant la proclamation de l’indépendance (HEM # 10 et 11). Enfin nous avons touché, avec Roger Gaillard, HEM # 5, le type de relations sociales nées du mode de répartition qui s’est imposé, relations que Janvier et Redsons qualifient de féodales, tandis que Candelon Rigaud (HEM # 13) parle de «médiévisme».

 

Aujourd’hui nous voulons parler d’un autre acteur dans la répartition du foncier, le capital étranger. Je suis persuadé que Roger Gaillard ne m’en voudra pas d’utiliser un sur-titre qu’il avait donné à quelques unes de ses publications. Nous avons, lui et moi, fait suffisamment de plaisanteries autour de ce fameux «les blancs débarquent», pour qu’il y voie plus un clin d’œil qu’un plagiat.

 

Ceci dit, on peut s’étonner que dans un pays qui, au moment où il prenait son indépendance, a proclamé haut et fort que la propriété du sol national était réservée exclusivement aux nationaux, le capital étranger puisse s’infiltrer et peu à peu se retrouver propriétaire de vastes exploitations. Mais, un siècle plus tard, la position de certains secteurs avait évolué. Comme le dit Gérard Pierre-Charles: L’impossibilité de voir s’amorcer un processus de développement économique, à parti du capital local, suggéra depuis longtemps déjà l’idée que seul le financement étranger, sous la forme d’emprunts ou d’investissements directs dans la production peut servir de moteur à ce processus. [4]

 

Roger Gaillard, avec sa verve habituelle, nous démonte le mécanisme de cette évolution de l’opinion. D’abord,…on battit la grosse caisse sur le thème, neuf encore dans notre histoire économique, de la très prochaine et bienfaisante pénétration du capital étranger dans notre activité productrice. On connaît l’air, qui, par la suite, deviendra rengaine: Haïti est riche en ressources; notre main-d’œuvre est abondante et bon marché; nous possédons des cadres techniques de valeur; la plupart de nos négociants, enfin, sont imaginatifs et disciplinés. Ce qui manque, c’est l’argent.

 

Le raisonnement se poursuit alors, sous la forme parfaite du syllogisme. Or de cet argent, nos grands et puissants voisins ne demandent pas mieux, sous certaines conditions, bien entendu (sécurité des investissements, stabilité politique), que de nous en abreuver. Il faut donc, en satisfaisant au plus vite à ces exigences, profiter de tant de bonne volonté témoignée. Vive donc l’Amérique, et, par-dessus tout, vivent son argent et ses capitalistes! – dernier mot que certains de nos journaux, on le verra, pris d’une soudaine vénération, affubleront parfois d’une majuscule. [5]

 

Ce mouvement d’opinion que décrit Gaillard remonte à 1916, autrement dit au début de l’Occupation Nord-Américaine, certains diront de la «première occupation nord-américaine»; mais près d’un siècle et deux (ou trois) occupations plus tard, n’entendons-nous pas la même «rengaine»? Comme quoi, plus ça change et plus c’est la même chose.

 

Selon Paul Moral, il y a eu bien avant cela une première tentative d’attirer le capital étranger dans le pays. Il s’agit de la loi du 26 février 1883, «portant concession conditionnelle des terrains du Domaine National». Moral fonde son opinion sur une interprétation de l’article 5 de cette loi, qui stipule: «Les usines fondées pour la préparation des-dites denrées, les sociétés anonymes par actions, montées pour l’exploitation en grand du domaine public, jouiront, en tant que personnes morales, du privilège de la naturalité». [6]

 

Moral signale que les dispositions de février … sont restées à peu près lettre morte … Mais, ajoute-t-il, la loi sur les concessions conditionnelles de Salomon n’en constitue pas moins, du point de vue politique, la première sollicitation officielle précise en faveur de l’intervention du capital étranger dans l’exploitation agricole haïtienne, au moment même où la petite paysannerie indépendante achève de se définir. [7]

 

Il a fallu attendre encore environ un quart de siècle avant de voir la pénétration du capital étranger et c’est ce qui fera l’objet du prochain article.

 

Bernard Ethéart

 

HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05