«La Bienveillante Pénétration»
Le cas de la Plantation Dauphin
C’est encore Roger Gaillard qui utilise dette formule quand il décrit, avec ce sourire malicieux que je lui connaissais bien, la campagne orchestrée par les partisans de l’arrivée du capital étranger dans le pays (voir: Les blancs débarquent, HEM, Vol. XIX, No. 20, du 15-21/06/05). Nous sommes aujourd’hui un siècle après l’arrivée des premiers capitaux dans le pays, et il serait intéressant de voir quel effet cette «bienveillante pénétration» a pu avoir sur notre économie.
Pour commencer nous nous pencherons sur la cas de la plaine côtière qui s’étend de Limonade à la frontière avec la République Dominicaine, couvrant les communes de Limonade, Caracol, Trou-du-Nord, Terrier Rouge, Fort-Liberté, Ferrier, Ouanaminthe. Dès la création de l’INARA, nous avions pensé intervenir sur cette vaste étendue de terre semi-aride, présumée terre de l’Etat et pratiquement laissée à l’abandon. Le désir du Président René Préval de voir l’INARA concentrer toute son énergie sur l’expérience pilote du Bas Artibonite nous avait écartés de la zone, mais nous y sommes retournés quand l’INARA, toujours à la demande du Président, a commencé à être présent dans l’ensemble du pays.
C’est ainsi que la Direction Départementale du Nord-Est a procédé à ce que nous appelons une «étude foncière» sur la localité de Napple/Dévésien, dans la commune de Terrier Rouge et l’analyse qui suit s’inspire largement des résultats de ce travail. [19]
La première information à relever et qui peut étonner celui qui la parcourt aujourd’hui, est que, à l’arrivée des Européens, cette zone était boisée. Les données historiques révèleraient que durant la période coloniale, le paysage a subit des transformations importantes (endiguement et déviation des cours d’eau, assèchement de la mangrove, création d’un réseau dense de chemins et de canaux). C’est dans cette région qu’auraient été introduits les premiers plants de café, vers 1620.
Après l’indépendance, l’occupation paysanne s’est fortement développée, notamment avec la distribution des terres abandonnées par les colons aux officiers et aux soldats par Dessalines puis, et surtout, par Boyer. L’occupation de ces terres, relevant alors du domaine de l'État, s’est faite sans aucun titre. Au début du siècle, les terres de la région étaient encore largement boisées. Les paysans cultivaient des «jardins kay» vivriers, clos de campêches, entourés de vastes zones de pâturages communautaires.
En 1922 deux compagnies nord-américaines, la Haytian American Development Corporation et la Haytian Agricultural Corporation, bénéficiant de la loi de 1922 dite des «baux à long terme», occupent de très vastes espaces, en majeure partie considérés comme faisant partie du domaine privé de l’Etat et présumés inoccupés.
Le choix de cette zone pour l’implantation de la culture de sisal en vue de profiter du boom de la ficelle lieuse pour les moissons tenait compte de conditions particulières: la faible densité de la population, l’absence de légalisation d’une grande partie des terres occupées par les petits paysans, la qualité du sol, l’adaptation possible du sisal dans les zones semi-arides et la possibilité de mécanisation sur une très grande échelle.
L’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine. (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938).
Il faut cependant signaler que de nombreux paysans dépossédés ont pu s’intégrer à l’activité agro-industrielle (10.000 personnes vivaient des plantations), et de nombreux employés ont largement bénéficié de la prospérité des années 1940-1960.
En 1927 les deux compagnies fusionnaient et la Plantation Dauphin était créée, une société plus modeste à capital mixte. A partir de 1942 les objectifs stratégiques américains stimulent l’augmentation des surfaces plantées en sisal grâce à la SHADA (Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole). 25.000 acres étaient alors plantées en sisal. Entre 1950 et 1951 la demande de sisal, renforcée par les menaces de guerre (stocks stratégiques), a relancé une deuxième fois cette culture, avec des capitaux nationaux et étrangers, portant les surfaces plantées à plus de 35.000 hectares.
Avec de l’apparition des fibres synthétiques (1960), entraînant la baisse du cours international du sisal, la régression brutale de l’activité agro-industrielle a provoqué une crise économique grave. En effet les compagnies ont cessé progressivement leurs activités. Elles n’ont ni cédé ni vendu les terres et, malgré quelques épisodes limités d’occupations paysannes des terres inexploitées, l’intégrité des grandes plantations a été conservée. En 1983, les responsables de la plantation Dauphin ont expulsé les petits paysans qui, depuis 1979/1980, cultivaient, 200 carreaux à proximité du bourg de Terrier Rouge plus particulièrement au niveau de la zone d’étude. Au fil du temps l’élevage bovin a remplacé le sisal. Cependant l’absence d’utilisation de la moitié des terres de la Plantation Dauphin, notamment autour de la localité de Terrier Rouge, a constitué un problème social qui concernait l’ensemble de la communauté.
En 1986 la Plantation Dauphin était envahie par les habitants de la zone. Le troupeau de bétail, appartenant disait-on à l’ex-Président Jean Claude Duvalier et gardé dans des parcs près de du village de Phaëton, fût lâché dans la nature. Ce troupeau détruisit le reste de la plantation de sisal et depuis ces terres sont convoitées tant par des exploitants résidants au niveau de la zone ou non, que par des nationaux et étrangers. Ce fut de début de la squattérisation.
De nos jours, des associations de planteurs ou d’éleveurs de tendances diverses se sont formées dans le but de squattériser ça et là les terres. Ce faisant une grande quantité de terres sont occupées par des associations ou groupements paysans. Chaque groupement délimite à sa guise une portion de terres soit avec du fil de fer barbelé, du cactus ou encore du pingouin. Ces portions font l’objet de séparation à part égal entre les membres suivant les vœux du leader qui accapare une plus grande partie. Toutefois notons qu’après la séparation, les portions restantes sont catégoriquement vendues ou, dans le langage courant de la zone, passées sous forme de cession à ceux qui en ont besoin, à raison de 500 gourdes à l’hectare. D’autre part, on retrouve certains exploitants qui n’appartiennent à aucun groupement mais qui occupent une portion des terres sans aucun contrat de bail.
Bernard Ethéart