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«La Bienveillante Pénétration»

Le cas de la canne à sucre


Nous n’aurions pas pu mettre fin à notre série d’articles relatifs à la pénétration du capital étranger en relation avec la pite, le caoutchouc, la figue-banane (voir HEM, Vol. XIX, Nos 22, 23, 24, 26) sans parler de la canne à sucre. Cette culture, du reste, peut être utilisée comme un révélateur de l’évolution de la structure socio-économique du pays.


On connaît suffisamment l’importance de l’industrie sucrière et son impact sur la structure sociale de la colonie de Saint Domingue pour qu’il soit nécessaire d’insister là-dessus. Mais on connaît moins son adaptation aux conditions de la période post-coloniale; Paul Moral la résume ainsi: «Bref, à la veille de l’occupation américaine, l’exploitation sucrière haïtienne a défini sa propre formule: des reliquats de manufacture maintenus par une aristocratie de grands planteurs sur un mode paternaliste; des distilleries rustiques; une culture disséminée et fortement intégrée à l’exploitation familiale, productrice de sirop et de ‘rapadou’» [40] Et l’auteur ajoute: «Cette économie hétérogène, mais peut-être moins décadente qu’on pourrait le supposer, est cependant incapable d’évoluer par ses propres moyens. Le retour à la grande exploitation est lié à l’intervention du capital étranger.» [41]


Cette intervention se fit à travers l’implantation de la HASCO. «Ayant pris en 1915 la succession d’une société à capitaux allemands, la ‘Haytian American Sugar Company’ put se constituer, dans le Cul-de-Sac et la plaine de Léogane, un important domaine, 6.000 hectares environ en 1930, dont plus de la moitié sous forme de baux à long terme». [42]


Trente ans plus tard, la société avait bien évolué. «La ‘Haytian American Sugar Company’ est maintenant fermement intégrée à l’économie agricole haïtienne. Elle dispose d’environ 11.000 hectares plantés en canne (9.000 dans le Cul-de-Sac et 2.000 dans la plaine de Léogane et dont moins de 40 % sont directement exploités par elle … Elle traite chaque année près de 700.000 tonnes de cannes qui fournissent environ 70.000 tonnes de sucre, brut (85 %) ou raffiné (15 %)». [43]


Ce résultat a coûté pas mal d’efforts. La compagnie a du, en effet, remembrer les terres, restaurer les anciens canaux d’irrigation des systèmes de la Rivière Grise et de la Rivière Blanche, dans la plaine du Cul-de-Sac, et de la rivière Momance, dans la plaine de Léogane, forer des puits, acclimater de nouvelles variétés de canne, mettre en place un système compliqué pour la campagne annuelle, en associant l’exploitation directe et l’achat de la récolte des grands et petits propriétaires indépendants.


Quoiqu’il en soit, l’exemple de la HASCO semble avoir encouragé d’autres entreprises. Dans la plaine du Nord, on a connu l’usine de Larue qui, selon Moral, produisait environ 1.000 tonnes de «sucre crème» par an, et l’usine de Welch, dans la commune de Limonade, propriété d’un exilé cubain, M. Escajedo. Dans la plaine des Cayes, s’est établie, entre 1948 et 1952, la «Centrale Sucrière Dessalines», à direction apparemment cubaine (Moral). Dans le Nord de la plaine du Cul-de-Sac, au pied du Morne-à-Cabrit, on pouvait voir, il y a quelques années encore, les restes d’une tentative d’installation d’une usine sucrière qui date du gouvernement Magloire (1950-1956).


Il faut enfin signaler, dans la plaine de Léogane, la construction, durant le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, de la centrale de Darbonne. Cette usine était une initiative de l’Etat et a fait l’objet de toutes sortes de rumeurs. On a dit qu’elle n’était pas adaptée aux conditions de la plaine de Léogane et que son achat a été l’occasion de juteux trafics. Elle est du reste encore l’objet d’un litige entre le gouvernement italien et le gouvernement haïtien qui n’aurait jamais totalement acquitté ses obligations.


Elle n’a jamais vraiment fonctionné et, un peu avant la fin du régime Duvalier, elle a tout simplement été fermée. Une tentative de reprise par une société coopérative n’a donné aucun résultat. Le Président René Préval a cependant entrepris de la remettre en marche; c’était à l’époque où on parlait d’importation d’éthanol industriel pour fabriquer du clairin. Aujourd’hui l’«Usine Sucrière Jean Dominique de Darbonne», gérée par le Ministère de l’Agriculture, tente péniblement de produire du sucre crème.


La situation de Darbonne s’inscrit dans le cadre général de l’industrie sucrière haïtienne qui se résume dans le constat que non seulement nous n’exportons plus de sucre, mais nous en importons pour notre propre consommation. L’usine de Limonade, après avoir été rachetée par l’Etat (on était encore sous Duvalier), est actuellement en ruine. A Larue, à notre connaissance, on ne produit plus que du clairin. La centrale de la plaine des Cayes, passée entre temps en des mains haïtiennes, ne produit plus rien. Quant à l’usine de la HASCO, elle a été rachetée par un homme d’affaires haïtien … qui s’est empressé de la fermer.


Je me souviens d’avoir demandé au Président Aristide (c’était en 1995, je venais d’être nommé à l’INARA) si, compte tenu du fait que nos coûts de production rendent le sucre produit dans le pays plus cher que le sucre importé, il y avait une décision de politique agricole d’abandonner la production de sucre. Il m’a donné une de ces réponses sibyllines dont il avait le secret: «Bon … si c’est pour produire de quoi alimenter la population …» Autrement dit, il n’y avait pas de décision; on se contentait de laisser faire.


Bernard Ethéart


HEM, Vol.XIX, No. 30, du 24-30/08/05