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Pages retrouvées


Jacques de Cauna

Haïti: l’éternelle révolution

Editions Henri Deschamps

Port-au-Prince, 1997


Il peut paraître surprenant de parler de «pages retrouvées» à propos d’un ouvrage qui a été publié il y a tout juste huit ans. Pourtant ce passage de l’ouvrage de Jacques de Cauna, qui traite du «conflit Polvérel-Sonthonax», offre un tel éclairage sur le point de départ des divergence de vues, et les actes qui en découlent, au sujet de la politique agraire de la société qui va émerger de la révolution de Saint Domingue, qu’il nous a paru de le reproduire intégralement dans le cadre de cette série, car comme le dit l’auteur en conclusion de ce passage, «le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue».

Bernard Ethéart


La question agraire et le conflit Polvérel-Sonthonax


Près de deux siècles après l’indépendance, il n’est pas exagéré de dire que le problème posé au départ par l’appropriation des terres des colons de l’ancienne Saint-Domingue est resté, compte tenu des développements qu’il a connu par la suite, l’une des premières sources de conflits à l’intérieur du pays. La «question agraire» en Haïti, terminologie moderne plaquée sur un fait ancien, est tout entière contenue, dès 1793, dans l’opposition radicale des deux systèmes prônés à l’époque révolutionnaire par les commis-saires civils Sonthonax et Polvérel.


L’histoire a surtout retenu, injustement comme souvent, l’œuvre de Sonthonax, consacrée par sa proclamation historique du 29 août 1793, mais ce qu’on sait moins, c’est que cette spectaculaire mesure de circonstance priva vraisemblablement la colonie (et la future Haïti) d’un plan à la fois plus progressif et plus audacieux que Polvérel s’attachait à élaborer et à mettre en place patiemment depuis de longs mois.


Formé à l’école de la Franc-Maçonnerie de rite écossais à Bordeaux et héritier des traditions libertaires ancestrales de la noblesse navarraise à laquelle appartenait sa famille, Etienne de Polvérel, que l’imagerie populaire tend à représenter comme l’ombre affadie d’un Sonthonax pur et dur, apparaît en réalité à l’observateur attentif comme l’âme de la seconde Commission civile, un homme de caractère et de devoir doublé d’un humaniste visionnaire qui, loin de se contenter de suivre les décisions de Sonthonax, comme on le pense généralement, doit au contraire en être considéré comme l’inspirateur. On oublie trop souvent en effet ses proclamations et arrêtés sur la Liberté des esclaves antérieures à celle, historique, du 29 août. Les premières mesures de ce type libérant les esclaves armés par leurs maîtres et les enrôlant pour la République datent en effet de mars 1793 et Garran-Coulon précise que l’idée en «appartient surtout à Polvérel». le 21 Juin, il signe avec Sonthonax une importante proclamation qui annonce la volonté des commissaires, conformément aux instructions du ministre Monge, «de donner la liberté à tous les nègres guerriers qui combattirent pour la République… (et que) tous ces esclaves qui seront déclarés libres par les délégués de la République seront les égaux de tous les hommes blancs ou de toute autre couleur».


Sont prévues également des mesures visant à «adoucir le sort des autres esclaves … soit en leur donnant des moyens sûrs de se racheter … soit enfin en donnant graduellement la liberté à ceux qui auront donné le plus de preuves de leur bonne conduite et de leur assiduité au travail, et en leur donnant en même temps des terres en propriété». on reconnaît dans ces dernières dispositions la patte de Polvérel telle qu’on la retrouvera dans ses proclamations ultérieures, notamment celle du 21 août 1793 qui prévoit que les propriétés des «ennemis de la République» seraient séquestrées «et leurs revenus distribués aux bons et fidèles républicains qui (les) combattent et continueront de (les) combattre», et surtout celle du 27 août qui stipule que «le partage des propriétés déclarées vacantes doit naturellement se faire entre les guerriers et les cultivateurs. Les parts doivent être inégales, car … le guerrier court plus de danger pour sa vie; sa part doit donc être plus forte».


Cette proclamation, antérieure de deux jours à celle de Sonthonax au Cap, mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Elle affirme tout d’abord, en préambule, qu’«il va se faire dans les Antilles une grande révolution en faveur de l’humanité, révolution telle que la paix ni la guerre ne sauraient en affecter le cours. Depuis longtemps, ajoute-t-il, on calomnie la race africaine, on dit que sans l’esclavage on ne l’accoutumera jamais au travail. Puisse l’essai que je vais faire démentir ce préjugé non moins absurde que celui de l’aristocratie des couleurs. Puissent ceux des Africains qu’un heureux concours de circonstances me permet de déclarer dès à présent libres, citoyens et propriétaires, se montrer dignes de liberté, féconder la terre par leur travail, jouir de ses productions, vivre heureux, soumis aux lois et surtout, ne jamais oublier qu’ils doivent tous ces bienfaits à la République française. Alors on commencera à croire qu’aux Antilles, comme partout, la terre peut être cultivée par des mains libres. Alors les colons … donneront à l’envi des uns des autres la liberté à leurs ateliers … Il n’y aura plus que des frères, des républicains, ennemis de toute espèce de tyrannie, monarchique, nobiliaire et sacerdotale». Les propriétés vacantes, abandonnées par «la trahison et la lâcheté de leurs maîtres», celles «de la Cour d’Espagne, des monastères, du clergé, de la noblesse» «seront distribuées aux guerriers… et aux cultivateurs». Seront admis à ce partage, en sus des cultivateurs fidèles «déclarés libres» et jouissant de «tous les droits de citoyens français», «tous les Africains insurgés, marrons ou indépendants réduits à une existence incertaine et pénible dans des montagnes escarpées et sur un sol ingrat» «qui deviendront eux aussi» copropriétaires «de ces habitations», «intéressés à en multiplier les produits». Les articles I à VII de la proclamation précisent ces dispositions et leurs modalités (notamment l’établissement de listes de nouveaux libres), «la totalité des habitations vacantes dans la province de l’Ouest appartiendra en commun à l’universalité des guerriers de ladite province et à l’universalité des cultivateurs desdites habitations (article VIII). Les articles suivants fixent très précisément les modalités de répartition des revenus (IX à XXXV) et les bénéficiaires (XXXVI à XLIV), le dernier (xxxxv) ordonnant la traduction «en langue créole» de la proclamation et son envoi aux autorités légales pour exécution.


On entrevoit déjà, là, le grand rêve polvérélien d’une copropriété de la terre à ceux qui la travaillent qui, tel qu’il se précise dans les proclamations ultérieures, précède et annonce davantage les socialistes français dits «utopiques» de la fin du 19e siècle que les kolkhozes communistes.


à suivre


HEM, Vol XIX, No. 10 du 06-12/04/05