A l’attention de Madame Gladys Bruno

Haitian Agricultural Renaissance Fund (HARF)

 

 

Chère Madame,

 

de passage à Miami, j’ai eu l’opportunité de prendre connaissance de l’appel que vous demandez à Haïti en Marche de publier.

 

Laissez-moi d’abord vous dire combien je trouve louable l’intention de votre organisation d’aider à revitaliser l’agriculture haïtienne. C’est encore une de ces preuves de la solidarité de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la diaspora avec notre pays, et je ne peux que m’en réjouir.

 

Vous me permettrez cependant quelques petites remarques quant à la manière dont vous entendez contribuer à cette revitalisation. Vous dites en effet que vous voulez montrez à « nos » paysans comment utiliser le technologie moderne pour conserver et cultiver la terre. Vous voulez aussi leur fournir les outils et les machines dont ils ont besoin pour obtenir leurs récoltes.

 

Pardonnez-moi, chère Madame, mais je ne pense pas que ce soit la priorité. Je crois, comme vous, que la liberté économique est la clé de l’indépendance politique, et j’applaudis à votre désir de « empower » (je ne connais pas l’équivalent en français) les paysans pour qu’ils cessent de vivre de la charité. Mais si vous voulez arriver à ce résultat vous devez attaquer le problème à sa racine, à savoir le mode de tenure de la terre.

 

Le paysan n’investit pas dans la protection de la terre qu’il travaille, parce que cette terre ne lui appartient pas. Il n’a donc pas intérêt à entreprendre quoi que ce soit pour l’améliorer, car alors le propriétaire va la lui réclamer pour pouvoir augmenter le montant du loyer.

 

Même quand ce paysan cultive une terre qui est considérée comme sa propriété, il peut, à n’importe quel moment, en être dépossédé par quelqu’un qui jouit de la faveur des gens au pouvoir. Et, là encore, le danger de dépossession sera d’autant plus grand qu’il aura entrepris des travaux de conservation qui augmentent la valeur de la terre.

 

Autant pour l’aspect juridique de la question ; passons à l’aspect économique. Entreprendre des travaux de conservation représente un investissement auquel le fermier ou le métayer ne peut même pas penser car les conditions qui lui sont imposées par les propriétaires ne lui laissent pas la chance de mettre un centime de côté.

 

La situation n’est pas plus brillante pour ceux qui cultivent leur propre terre, car les prélèvements opérés par les intermédiaires (spéculateurs et madan sara) et par l’Etat ne leur laissent pas grand chose non plus. Et là je ne parle que des prélèvements légaux, que dire de toutes les ponctions illégales dont ils sont victimes de la part des chefs de section et autres agents du pouvoir ?.

 

Comme vous le voyez, chère madame Bruno, avant de penser machines et technologie moderne, ce sont les conditions de base de la vie du paysan qu’il faut changer. Vous me direz que vous ne soyez pas trop ce que vous pouvez faire là où vous êtes. Vous pouvez beaucoup.

 

Vous savez que l’un des obstacles majeurs à ces changements c’est la résistance qu’y oppose un certain secteur lequel jouit de la sympathie des dirigeants du pays où vivez. Faites comme les citoyens de ce pays quand ils ont un problème : écrivez à votre congressman. Faites une campagne d’information sur la situation ; faites comprendre à votre entourage que des réformes fondamentales doivent être entreprises.

 

Je sais qu’il est plus facile de collecter de l’argent et de l’envoyer à une quelconque société philanthropique, mais ce n’est pas ce dont les paysans ont besoin en premier lieu. Ce qu’il leur faut ce sont de bons avocats.

 

Bon travail.

 

 

Miami le 8 août 1993