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La résistance paysanne 2


Le dernier article de cette série (voir La résistance paysanne, in: HEM, Vol. XIX, No. 34, du 21-27/09/05) tentait un survol des mouvements paysans qui ont fortement marqué le 1er siècle de notre histoire nationale. Nous nous étions arrêtés à l’épilogue du plus important de ces mouvements, la «troisième guerre caco», avec la mort de Charlemagne Péralte, le 1er novembre 1919, puis celle de Benoit Batraville, le 19 mai 1920. Pendant la décennie qui va suivre, les campagnes haïtiennes vont connaître une période de paix relative et les maîtres du pays pourront passer à «la phase constructive de l’occupation». Ce qui ne veut pas dire que la population rurale ait accepté la situation et certaines mesures vont entretenir le mécontentement.


On sait le rôle qu’a joué la remise en vigueur, dans l’été de 1916, de la corvée, «inscrite au Code Rural de 1864, mais tombée depuis en désuétude» [60], dans le départ de la troisième guerre caco; c’est la loi du 14 août 1928, taxant la production d’alcool, qui va provoquer toute une série de protestations qui aboutiront au «drame de Marchaterre». Cette taxe devait favoriser le développement de la grande industrie sucrière; elle ne touchait que la production d’alcool destinée à la consommation locale – la partie destinée à l’exportation étant exemptée de ces impôts dénommés «droits d’accise», elle affectait donc essentiellement les propriétaires de petites distilleries incapables d’absorber ces charges nouvelles. [61]


En décembre 1929, un troisième mouvement se dessine dans toutes les régions productrices de sucre du pays. Il englobera une partie de la plaine du Cul-de-Sac, les plaines de Léogane, de Petit-Goave, de Jacmel pour atteindre son point culminant dans la plaine des Cayes où, après une série de manifestations et une marche organisée sur la ville, les 1.500 paysans seront accueillis par un feu nourri déclenché par les forces d’occupation. Le bilan de ce dernier mouvement aura été de 22 morts et 51 blessés.[62]


Le drame de Marchaterre se produit dans une conjoncture déjà marquée par les remous provoqués par la grève des étudiants de l’Ecole d’Agriculture et tout cela conduira à des changements politiques d’importance, depuis le départ du Président Borno jusqu’à, finalement, la «désoccupation» en 1934. Ce sera la dernière fois que le monde rural aura une influence sur la vie politique.


Paul Moral signale que, en dépit du fait que la situation des paysans ne se soit guère améliorée, la résistance paysanne semble avoir été brisée. Et pourtant, pendant les vingt années qui suivent la libération du territoire, la vie rurale haïtienne connaît un calme à peu près absolu qui contraste étonnamment avec l’agitation des époques antérieures… La question agraire est en sommeil. Le milieu paysan isolé émietté, uniformément déshérité, a cessé de participer à la vie politique. Il n’apparaît dans le débat politico-social des années 1940-1950 que comme «argument». On assiste à une sorte de «promotion littéraire» de «l’habitant». La masse rurale inspire désormais, sur des thèmes ethno-sociologiques, des œuvres d’un réel intérêt parfois mais qui ne parviennent pas à suggérer aux pouvoirs publics les moyens pratiques d’une réhabilitation de l’homme des campagnes. [63]


Ce n’est pas ici le lieu de procéder à une analyse approfondie des facteurs qui ont fait perdre sa combativité au monde paysan, nous pouvons cependant tenter d’en identifier quelques uns, et tout de suite nous pensons au désarmement de la population par l’occupant, à l’exode rural et à la centralisation.


On se souvient que, au moment où Sonthonax proclamait la liberté des esclaves, il procédait à une distribution d’armes, en insistant bien sur le fait que celui qui voudrait leur reprendre ces armes n’aurait d’autre objectif que de rétablir l’esclavage. Or, une des premières mesures prises par l’occupant fut justement le désarmement de la population. On ne peut pas dire que cette mesure fut suivie d’un rétablissement du système esclavagiste, mais elle a certainement contribué à cette perte de combativité que nous avons mentionnée.


En parlant des conséquences de l’implantation des grandes plantations de sisal dans le Nord-Est, l’équipe de l’INARA signale que l’occupation de ces espaces a entraîné d’importants problèmes sociaux. Malgré les indemnisations mais aussi et surtout les offres de travail permanent, les paysans dépossédés de leurs terres ont constitué une des bases les plus importantes de la résistance armée à l’occupation américaine (insurrection dite des «cacos»), tandis que d’autres émigraient en République Dominicaine, où leur intégration a été très problématique (violences, massacres et expulsions, 1934-1938). [64]


Il nous faudra également accorder une attention particulière à l’exode rural, qui aurait été l’alternative à la résistance armée. Très schématiquement on pourrait identifier trois grandes vagues. Dans un premier temps, au début du siècle dernier, on a le départ de paysans allant travailler dans les grandes centrales sucrières de République Dominicaine et de Cuba; dans un second temps, on a le mouvement classique de paysans chassés de la campagne par la pression démographique vers les centres urbains; et, alors que cette seconde vague continue à déferler sur Port-au-Prince et, dans une moindre mesure les grandes villes de province, on voit apparaître le mouvement des «boat people», vers les Bahamas d’abord, puis vers les côtes de Floride.


On a vu, dans le cas des guerres cacos, comment les hommes politiques ont utilisé les mouvements de protestation des paysans pour leur propre conquête du pouvoir politique. Avec la centralisation administrative, elle aussi initiée par l’occupant, les provinces vont perdre de leur importance politique. Le champ de bataille des candidats au pouvoir c’est Port-au-Prince.


Les nostalgiques de la conquête du pouvoir par la force s’ingénieront à trouver l’appui de l’institution qui a le monopole de la force: l’Armée d’Haïti; la masse de manœuvre des démagogues n’est plus la paysannerie pauvre mais la population des quartiers déshérités de la capitale. On peut signaler que François Duvalier, pour amplifier l’importance des manifestations de masse en faveur de son pouvoir, a fait venir de province de pauvres hères qu’il s’est bien gardé de renvoyer chez eux, une fois les manifestations finies, accélérant ainsi le processus d’exode rural et créant cette catégorie sociale que les démographes des années 70 ont appelé «les 22 mai».


Il ne faut cependant pas s’imaginer que la vie rurale est complètement exempte de toute violence. Le contrôle de la terre, et en particulier des terres de l’Etat, reste une source de conflits qui peuvent être l’occasion de déchaînements d’une violence inouïe. Fort souvent, ce sont des grands changements dans la vie politique qui sont le point de départ de ces mouvements. Ainsi la chute du régime Duvalier a été suivie de réclamations de terre au niveau des anciennes plantations de sisal du Nord-Est, de même la publication du décret portant création de l’Institut National de la Réforme Agraire a encouragé un mouvement de squattérisation dans le Nord. Il est cependant une zone qui, depuis les années cinquante est un foyer d’affrontements parfois d’une extrême violence, nous voulons parler de l’Artibonite, et nous allons devoir y consacrer quelqu’attention.


Bernard Ethéart


HEM, Vol. XIX, No. 36, du 05-11/10/05