Les protagonistes
Dans notre premier coup d’œil sur les conflits terriens dans l’Artibonite (HEM, Vol. XIX, # 37), nous avions mentionné une typologie proposée par la Commission Justice et Paix des Gonaïves, dans un document en date du 10 Janvier 1995 ; mais nous avions également signalé les faiblesses de cette typologie, car certains conflits, classés dans une catégorie pouvaient être considérés aussi comme faisant partie de l’autre ; et nous en arrivions à la conclusion qu’il était probablement préférable, plutôt que de s’attarder à une typologie qui risque de faire perdre de vue une bonne partie de la réalité, de considérer les protagonistes en présence dans les différents conflits.
On peut identifier trois protagonistes : les grandons, les gérants et les paysans,
Les grandons
Le terme de grandon par lequel on désigne le grand propriétaire tirerait son origine d’une pratique courante chez les premiers gouvernements de la République. Entre 1843 et 1915, tous les gouvernements qui se sont succédé ont gardé l’habitude de faire des dons en propriété à des amis et favoris etc... Les bénéficiaires de ces fameuses donations sont connus sous le nom de « grandons ». [3] En fait cela remonte encore plus haut que 1843, pas mal de ces dons sont le fait du Président Jean-Pierre Boyer, qui a laissé le pouvoir en 1843.
Par extension on utilise le terme de grandon pour tout grand propriétaire, indépendamment du mode d’acquisition de la terre.
L’une des grandes caractéristiques du comportement du grandon est le faire valoir indirect: il ne cultive pas directement la terre, mais la donne en fermage ou en métayage à des petits paysans. Il en résulte une situation conflictuelle classique, où les intérêts de la classe des grandons, propriétaires de la terre, sont en contradiction avec ceux de la classe des fermiers ou métayers, qui ne possèdent que leur force de travail.
Les gérants
La situation se complique du fait que les grandons intercalent entre eux-mêmes et les fermiers ou métayers une nouvelle catégorie: les gérants.
Les conditions de la culture du riz, en particulier, tout ce qui a à voir avec l’irrigation, imposent une certaine coordination dans le travail des fermiers et métayers; l’ensemble que forment les parcelles cultivées par un nombre parfois très élevé de paysans, doit être géré comme une entité. C’est cette entité que les gens de la plaine de l’Artibonite désignent quand ils parlent de “la ferme”. Cette ferme doit être gérée par quelqu’un qui assurera la coordination mentionnée plus haut.
Mais, étant donné que l’on est, au départ, dans une situation conflictuelle, ce gérant n’a pas seulement une fonction de gestion, en tant que représentant du grandon, il a aussi une fonction de répression. Pour être sûr qu’il sera en mesure de remplir cette seconde fonction, on le choisit dans la catégorie de ceux qui ont la pratique des méthodes répressives, et on lui donne les moyens de s’imposer, le premier de ces moyens étant le pouvoir de décider souverainement qui recevra une parcelle à travailler.
Un nouveau front est ainsi créé, qui oppose ces intermédiaires aux fermiers et métayers, et ce nouveau conflit est beaucoup plus virulent du fait que les parties en opposition sont socialement et géographiquement plus proches l’une de l’autre.
Cette situation n’est pas sans analogie avec celle qui existait sur l’habitation coloniale, le grandon étant l’équivalent du colon, les fermiers et métayers étant dans une situation rappelant celle des esclaves, tandis que le gérant est l’équivalent du commandeur, dont le pouvoir était symbolisé par le fouet.
Dans la conjoncture actuelle, ce conflit a pris une tournure politique, du fait que les petits paysans ont mis tous leurs espoirs d’amélioration de leur situation dans le mouvement Lavalas, alors que les gérants, tout naturellement, se sont retrouvés dans le FRAPH.
Les paysans
L’objectif premier du paysan est de trouver de la terre à travailler dans les meilleures conditions possibles. La rente foncière perçue par le grandon représentant un prélèvement bien plus important que la ferme perçue par l’Etat, il va utiliser une stratégie qui consiste à tenter d’éliminer le grandon en contestant son titre de propriété, affirmant que la terre appartient au domaine privé de l’Etat. Quand on se souvient de la manière dont nombre de ces grandons ont constitué leurs domaines, on comprend que cette stratégie peut être porteuse de fruits. De plus, les paysans s’appuient souvent sur le fait que de 1975 à 1986, conformément à la loi du 28 Juillet 1975, les terres en conflits ont été gérées par l’ODVA.
Il est cependant un élément qui peut profondément modifier l’attitude du paysan: la pression démographique sur la terre. Les paysans sont conscients du fait qu’il n’y a pas assez de terre pour satisfaire tous ceux qui en voudraient. Il arrive donc que certains prennent fait et cause pour le grandon, dans l’espoir qu’il leur donnera en récompense une parcelle à travailler. Le grandon, ou son représentant, le gérant, peut donc, par la promesse d’attribution de parcelles, lever une petite armée qu’il enverra combattre ceux qui prétendent que la terre appartient à l’Etat.
Récemment, dans un article intitulé La résistance paysanne (HEM, Vol. XIX, No.34, du 21-27/09/05), nous avions indiqué comment les rapports de dépendance entre le grand propriétaire et ses fermiers et métayers peuvent permettre au grand propriétaire peut utiliser ses métayers comme piétaille dans ses luttes pour le pouvoir. [4] Ce sont ces mêmes rapports de dépendance qui permettent au grandon de provoquer des luttes opposant des paysans à des paysans, une pratique qui n’est pas limitée à l’Artibonite, comme on a pu le voir à l’occasion de la tragédie de Jean-Rabel.
Bernard Ethéart