Le grandon
En parlant des Protagonistes des conflits terriens de l’Artibonite (voir HEM, Vol XIX, No. 38, du 19-25 octobre 2005), il y a une catégorie qui a été oubliée : « les chefs de guerre ». Il faudra consacrer un article à ces personnages hauts en couleur, qu’il s’agisse de mercenaires, à la Ceboule, de grands propriétaires potentiels, style Tino, ou de personnes pour lesquels le conflit est une sorte de sport, comme Ti Mayotte.
Nous avions, par contre, mentionné les grandons ; mais compte tenu de l’importance de ces personnages dans le paysage, nous reprenons ici un texte bien plus récent, dans lequel nous essayons de faire comprendre au nouveau Ministre de l’Agriculture, qui n’est pas aussi familier avec les problèmes de l’Artibonite que l’était un Gérald Mathurin, les raisons de certaines prises de position de l’INARA.
Nos premières interventions dans l’Artibonite avaient pour premier objectif de tenter de trouver une solution à des conflits vieux de plusieurs années, pour ne pas dire plus, et qui de temps en temps, con-naissaient des éruptions d’une extrême violence. Dans un premier temps, il nous a fallu nous familiariser avec cette situation, nouvelle pour nous, afin de déterminer la meilleure façon d’arriver à porter cet apaisement que tous attendaient de l’INARA.
Cette première analyse nous a conduit à la conclusion que les conflits dans l’Artibonite n’étaient pas seulement des conflits terriens, mais comprenaient également une composante sociale importante. Autrement dit, quand des paysans, exploitant une terre en faire valoir indirect, se soulèvent contre un propriétaire, c’est certes parce qu’ils contestent son droit de propriété, mais aussi parce qu’ils se révoltent contre les rapports de production que leur impose ce propriétaire.
Nous avons donc été menés à analyser ces rapports de production et cette analyse nous a orientés vers une meilleure compréhension de cette « institution » que l’on retrouve certes dans tout le pays, mais qui dans l’Artibonite a une importance particulière, le grandon.
Dans le concept de grandon, il faut distinguer plusieurs connotations :
· Il y a d’abord une connotation historique :
Au départ, le grandon est celui qui a bénéficié d’un de ces « dons nationaux » faits aux généraux qui ont participé à la guerre d’indépendance.
· Sur cette connotation historique vient se greffer une connotation « politique » :
Par la suite, la pratique des dons nationaux s’est dévoyée, et on a vu des personnes qui en bénéficiaient simplement parce qu’elles étaient proches du pouvoir. Dans l’Artibonite on a eu des cas de dons de Boyer, don au capitaine Morette, don à la veuve Morette, mais qui relèvent plutôt de cette catégo-rie.
· Cette seconde connotation va dériver vers une connotation légale :
Le pays connaît nombre de cas, et l’Artibonite ne fait pas exception, de personnes qui sont arrivés à prendre possession de vastes domaines en utilisant des moyens parfaitement illégaux : élimination d’un concurrent par la violence, « privatisation » de terre de l’Etat, fabrication de faux titres de propriété, ce dernier cas donnant lieu à d’interminables procès, que certains avocats s’amusent à faire traîner en longueur, quand ils ne sont pas eux-mêmes au départ du procès, au point que l’on peut rencontrer des paysans qui sont devenus d’incroyables procéduriers.
· La motivation de ce comportement se retrouve dans la connotation économique :
La propriété d’un grand domaine peut assurer au grandon des revenus appréciables. Ceci est particulièrement vrai dans l’Artibonite, où depuis la construction du système d’irrigation, la valeur agronomique de la terre a augmenté considérablement, ce qui explique cette ruée vers la zone à partir des années cinquante.
· Nous arrivons enfin à la connotation sociale :
En fait, cette connotation sociale est double, selon que l’on se place dans l’optique du grandon lui-même ou dans celle du cultivateur.
Dans l’optique du grandon, la propriété d’un grand domaine symbolise son appartenance à une catégorie sociale qui reproduit le mode de vie de la classe dominante à l’époque coloniale. Cela se traduit dans certaines façons de s’exprimer, quand, par exemple, il parle de « ses » métayers, jusqu’à Edouard Vieux qui se présente comme « le duc de Bocozelle ».
Dans l’optique des métayers, ce sont les relations qu’ils entretiennent avec le grandon qui sont importantes.
Ces relations sont d’abord dans le domaine économique. On pourrait les caractériser par le terme « exploitation », quand on considère le niveau des prélèvements, directs ou indirects, opérés par le grandon. Mais il y a aussi le « contrôle » exercé par le grandon sur les activités économiques du métayer. Dans la plaine de l’Artibonite, le grandon peut imposer au métayer le choix du commerçant qui le fournira en intrants, ou du propriétaire du moulin à qui il donnera son riz à traiter, ou du transporteur qui amènera son riz au marché ou au dépôt.
En dehors du domaine purement économique, le métayer a d’autres redevances vis-à-vis du grandon. Ainsi, quand il prend au grandon la fantaisie de se lancer dans la compétition politique, il attend de son métayer qu’il l’appuie dans ses campagnes, quitte à servir de chair à canon, si la compétition prenait une tournure militaire, comme ce fut si souvent le cas avant l’occupation nord-américaine. C’est, entre autre, ce qui a conduit certains auteurs à parler de structure féodale pour parler des relations entre le grandon et ses métayers ; on sait en effet que le serf du moyen age européen devait un « service militaire » à son seigneur.
Mais cela peut aller encore plus loin, jusqu’à des interférences du grandon, ou de son représentant, le gérant, dans la vie privée du métayer. Ainsi dans l’Artibonite, des informateurs nous ont fait savoir qu’il pouvait arriver qu’un métayer ne puisse pas aller à l’enterrement d’un parent ou d’un ami, parce que le gérant est ennemi du défunt et n’accepte pas que son métayer ait des relations avec lui.
Pour le cultivateur, ces relations sociales sont d’une telle importance qu’il en arrive à assimiler le gérant au grandon. Il ne faut pas oublier, en effet, que le plus souvent le grandon est un absentéiste ; il arrive que le cultivateur n’ait jamais rencontré le grandon ; à Desdunes, nous avons rencontré des paysans qui mettaient même en doute l’existence de Mme Aimé, présumée propriétaire de la ferme Trois Bornes. C’est donc avec le gérant, représentant du grandon, que le métayer est en relation ; dans l’Artibonite, quand le paysan parle du grandon, souvent c’est du gérant qu’il parle.
Cela a aussi pour conséquence que le conflit est plus virulent entre le métayer et le gérant que entre le métayer et le grandon. Le grandon est physiquement absent, et il appartient à une autre catégorie sociale. Le gérant, par contre, est bien présent, et il vient de la même origine sociale que le métayer ; sa position est donc considérée comme une trahison.
Bernard Ethéart