La première intervention 2
Toute intervention de l’INARA doit viser à atteindre des objectifs d’ordre économique et socio-politique. Sur le plan économique nous avons deux objectifs:
1. accroissement de la production agricole dans une perspective de sécurité alimentaire,
2. création d’emplois.
Mais aucune activité de production n’est possible si les producteurs sont en train de chercher la meilleure occasion de se couper mutuellement la tête. D’où cet objectif socio-politique qu’est la résolution des conflits et qui représente une condition de réalisation des objectifs économiques.
Or, de l’avis des différents auteurs que nous avons pu consulter à l’époque (voir Les solutions proposées, HEM Vol. XIX, No. 41 du 09-15/11/05) la solution des conflits passait nécessairement par des mesures énergiques visant à suppléer aux carences de l’appareil de l’Etat. Cette jeune institution qu’était l’INARA, avec une équipe réduite à une demi-douzaine de personnes n’avait aucun moyen d’agir sur l’appareil judiciaire ou sur la force publique.
Notre choix a été d’offrir une autre image de l’Etat ; un Etat non corrompu, un Etat à l’écoute des gens. Et ce deuxième point est lié à une compréhension de la période historique que nous étions en train de vivre. En effet, le pays était entré dans une phase de son histoire où la majorité de la population, jusqu’alors marginalisée, entendait participer à la vie publique, et ce pas seulement en allant périodiquement aux urnes. Ceci représentait la plus grande chance que nous ayons de faire les réformes nécessaires de manière durable.
Comme on l’a dit en plusieurs occasions, toute réforme agraire qui aurait été entreprise avant 1986, n’aurait pu être que le résultat de réflexions et de décisions de quelques personnes, éventuellement bien intentionnées, mais resterait à la merci de tout changement au niveau de l’équipe au pouvoir. Après 1986, par contre, la réforme étant portée par la majorité, il ne serait plus aussi facile de faire marche arrière.
A notre avis, ce qui valait pour la réforme agraire d’une manière générale valait aussi pour tous les domaines d’intervention de l’INARA, et en particulier pour la gestion des conflits. En conséquence, nous avons fait le choix, plutôt que de faire appel à la “force publique” pour imposer une décision, de nous appuyer sur les organisations paysannes existant dans la zone pour arriver à des actions fondées sur le consensus.
La première mise en application de cette décision visait à gérer le conflit gérant-paysans dont on a déjà vu (voir Les protagonistes, HEM. Vol. XIX No. 38 du 19-25/10/05) les raisons sociologiques qui expliquaient sa particulière virulence. La résolution de ce conflit passe par l’élimination du gérant. On élimine ainsi toutes les pratiques répressives qui font partie de ses attributions, tandis que sa fonction de gestion de la ferme est reprise par les producteurs eux-mêmes à travers un comité de gestion qu’ils éliront, conformément à l’une des recommandations de la commission de notables de Desdunes (voir La première intervention, HEM Vol. XIX No. 42 du 16-22/11/05).
Ceci revient à une limitation du droit de propriété du grandon. En effet, du mémoire de Emerson Jean-Baptiste [8] nous avons tiré que trois prérogatives sont liés au droit de propriété: l’usus, l’abusus et le fructus.
- l’usus est la qualité que possède le propriétaire d’user de la chose comme bon lui semble;
- l’abusus est le droit qu’a le propriétaire de disposer de la chose suivant son gré;
- le fructus confère au titulaire du droit la faculté de percevoir et de recueillir les fruits de son bien.
La formule que nous avons choisie limite donc le droit du grandon en lui enlevant la gestion de son bien, autrement dit l’usus. Sa mise en application s’est faite de manière différente à Bocozelle et à Desdunes.
A Bocozelle, comme on l’a déjà dit (voir La première intervention, HEM Vol. XIX No. 42 du 16-22/11/05), ce sont les paysans eux-mêmes, fatigués d’attendre les mesures que devait prendre l’ODVA, qui s’organisèrent pour reprendre leurs activités. Ils mirent donc sur pied un comité de gestion qui procéda à une distribution de parcelles.
A Desdunes, mis en face de l’interruption de l’arrivée de l’eau d’irrigation, le grandon fit appel à l’INARA. Au cours d’une rencontre avec ses représentants, nous avons insisté pour que leurs deux gérants, qui ont particulièrement mauvaise réputation soient éliminés ; ils ont fini par accepter le principe et décidé de demander à un commerçant en intrants agricoles, qui connaît bien la zone, de choisir un remplaçant. Nous avons alors averti les paysans de cette décision, leur recommandant de s’arranger pour qu’ils participent à ce choix. Trois semaines plus tard un accord était signé qui installait un comité de gestion de cinq personnes et comprenant des représentants du grandon et des paysans.
La seconde mise en application de cette décision de recourir à la participation des paysans fut notre collaboration avec la Komisyon pou la pè nan 5e. Ce petit groupe était né de l’initiative d’une organisation de base, le ROP5 (Rasanbleman Oganizasyon Peyizan 5e Seksyon) dans une zone particulièrement chaude, la 5e Section Communale de St Marc. Appuyé par le curé de Pont Sondé et les membres de la MICIVIH stationnés à St Marc, il était arrivé à obtenir un premier succès dans le cas du célèbre conflit Gervais-Guiton.
Mis au courant de l’existence de ce groupe, l’INARA l’a contactés et développé une forme de coopération. Pour comprendre notre démarche, il faut savoir que l’annonce de la création de l’INARA avait réveillé de grands espoirs au sein d’une population lasse des manœuvres de l’appareil judiciaire et épuisée par les débours occasionnés par le recours aux services d’hommes de loi pas toujours honnêtes.
Le « succès » de notre initiative dépassa tout ce que nous avions pu imaginer. C’est une véritable foule de « plaignants » qui se pressait chaque mercredi dans la cour du presbytère de Pont Sondé pour présenter leurs doléances dans l’espoir d’obtenir une solution équitable à leurs problèmes. Ces propos d’un paysan de Chevreau-Descloches donne une idée de l’idée qu’il se faisait de l’INARA : « Si tu as un problème, tu vas voir le Juge de Paix ; si tu n’est pas satisfait de son jugement, tu vas au Tribunal Civil ; si tu n’est toujours pas satisfait, tu vas en Appel ou en Cassation ; ton dernier recours c’est l’INARA » !
Nous avons du, bien sur, libérer le curé de Pont Sondé de ces invasions hebdomadaires et transférer le local de ces rencontres sur le campus de l’ODVA ; puis nous avons du créer une instance chargée de traiter des conflits terriens, ce qui fait que la Direction Départementale de l’INARA dans l’Artibonite est la seule à être dotée d’un Service Juridique. L’intervention du gouvernement à son plus haut niveau avec le lancement de l’expérience pilote de réforme agraire en novembre 1996 a créé une toute nouvelle situation, mais ceci est une autre histoire.
Bernard Ethéart
HEM, Vol. XIX, No. 43, du 23-29/11/05