A l’assaut des mornes
La semaine dernière, nous
avons parlé de la contradiction existant entre la nécessité de protéger la
couverture forestière des bassins versants, afin que ceux-ci puissent remplir
correctement leur fonction dans le cycle de l’eau, et les besoins de coupe en
vue de la production de charbon de bois, de bois de chauffe, de bois d’œuvre
pour la construction ou l’ameublement, et de l’exportation de bois précieux.
Mais en plus de cette
exploitation sans réserve de la couverture forestière, il y a aussi ce que
Serge Michel Pierre-Louis, dans une déclaration faite à Agropresse,
appelle la mauvaise gestion du foncier. Reprenons ce passage déjà cité :
« La mauvaise gestion du foncier est l’une des causes majeures de la
vulnérabilité des espaces cultivables aux catastrophes naturelles, selon
l’ingénieur-agronome Serge Michel Pierre-Louis, spécialiste en environnement et
en foncier. La densité élevée de la population conduit à une utilisation
abusive des ressources forestières, et de manière générale à une utilisation
abusive du sol, soutient-il. »
On retrouve cette même idée
dans l’étude du GTA déjà mentionnée : « La pression démographique et
l’augmentation continue de la demande alimentaire poussent les agriculteurs à
cultiver des terres marginales inaptes à toutes activités de production
agricole. Il en résulte une dégradation de plus en plus accélérée des
ressources naturelles. ».
Autrement dit, c’est encore
ce diable de paysan qui, en s’amusant à aller cultiver dans les mornes, est
responsable de tous nos maux. La question est de savoir pourquoi le paysan est
ainsi parti à l’assaut des mornes. Il y a, à cela, plusieurs raisons. La
première est à chercher dans la situation créée au lendemain de l’indépendance
par les nouveaux dirigeants. René Préval l’a évoquée, toujours dans le cadre de
sa participation au sommet de la francophonie à Montréal. On sait, en effet que
les généraux de la guerre d’indépendance s’étaient partagé les dépouilles des
vaincus : les plantations situées dans les plaines. Les nouveaux libres,
qui ne tenaient absolument pas à reprendre le travail dans les plantations,
n’avaient plus qu’une solution : gagner les montagnes.
Mais attention, ils n’y
étaient pas les premiers, et je ne parle pas des Indiens. Il y a un chapitre de
notre histoire qui n’est, à mon avis, pas assez développé : celui du
marronnage. Ces nègres marrons, une fois qu’ils avaient fui la plantation, il
fallait bien qu’ils aillent vivre quelque part. Je me suis laissé dire que la
paroisse de Verrettes, du temps de la colonie, connaissait trois types de
peuplement, géographiquement distincts. Dans la plaine, on avait les
plantations avec l’organisation qu’on leur connaît; en haut, sur le plateau qui
surplombe, au nord, la vallée de l’Artibonite et, au sud, la côte du Canal de
Saint Marc, s’étalaient les grandes caféteraies ; entre les deux, les
flancs de la montagne étaient le domaine des marrons.
Encore une fois, je regrette
que nous n’ayons pas autant d’études sur les marrons qu’il n’y en a par exemple
à la Jamaïque ; cela nous permettrait peut être de distinguer trois modes
de peuplement pour la période coloniale : la grande plantation sucrière
des plaines, les caféteraies sur les plateaux (Goayavier, Salagnac) et les
marrons sur les flancs des montagnes. Cela nous permettrait peut-être aussi
d’identifier deux sources de notre culture rurale : l’arpent vivrier, qui
est au départ du jardin familial, et l’organisation des marrons qui se perpétue
dans le lakou. En tout cas, si mon hypothèse est vérifiée, cela expliquerait
que les nouveaux libres aient pu si facilement choisir de s’installer dans les
mornes.
Une fois les paysans
installés et cultivant les flancs des montagnes, deux facteurs vont aggraver
les dommages que leurs activités pouvaient causer à l’environnement. Le premier
de ces facteurs est la croissance démographique. La rapide augmentation de la
population fait que l’on a toujours besoin de plus de terre, de défricher de
nouveaux « bois neufs », pour faire davantage de culture, en résumé,
d’accélérer la destruction de la couverture forestière. Le second facteur
serait ce que je voudrais appeler la débilité de notre économie.
La classe possédante, celle
qu’on pourrait considérer comme l’élite économique du pays, n’a jamais su jouer
effectivement ce rôle d’élite. Confinée dans le secteur de l’import-export,
elle n’a jamais su sortir de son statut de boutiquier, elle n’a jamais su
développer d’autres secteurs d’activités qui, en plus de leur garantir d’autres
sources de revenus, auraient eu pour résultat de créer des emplois pour les
nouveaux arrivés sur le marché du travail. Résultat, les paysans se trouvaient
dans l’obligation de demander encore plus à ces mornes qui se desséchaient à
vue d’œil.
Mais nos mornes n’ont pas
seulement à subir les assauts des paysans cultivateurs. Dans le premier article
de cette série, j’ai parlé de l’étalement urbain qui tend à réduire les
surfaces propres à l’agriculture lesquelles sont déjà insuffisantes. Cet
étalement urbain n’affecte pas seulement les plaines, mais aussi les mornes au
voisinage des grandes villes.
Depuis quelques décennies,
les Morne l’Hôpital, pour prendre l’exemple de Port-au-Prince, se voit envahi
par des personnes à la recherche, non plus d’un lopin de terre à cultiver, mais
de terrain à bâtir. Cela a commencé avec les classes aisées en quête, d’abord,
d’un lieu de villégiature, puis de lieux de résidence permanente, éloignés de
la chaleur du bord-de-mer. A Port-au-Prince, elles ont commencé par conquérir
Turgeau, puis Pétionville, et maintenant Thomassin, voire Kenscoff, sans tenir
le moins du monde compte des restrictions imposées pour la protection des
bassins des sources alimentant la population en eau potable. Les exemples les
plus criants sont le Morne Rigaud et, plus récemment, la zone du Juvénat.
L’exemple venant d’en haut,
il n’y avait aucune raison pour que les populations de la campagne, chassées
par l’exode rural, ne partent pas, elles aussi, à la conquête de la montagne.
Pour ceux qui pratiquent l’humour noir, j’ai choisi cette photo où l’on voit
les belles villas construites en haut du Morne Rigaud et les constructions plus
modestes, partant de Bois Jalousie et montant à l’assaut des beaux quartiers.
En résumé, si nous revenons
à notre propos initial : la problématique de la dégradation des bassins
versants, on doit conclure que par delà les causes immédiates et directement
observables, c’est la structure même de notre société, et pas seulement sur le
plan économique, qui doit être remise en question et il n’est pas étonnant que
tous les projets de reboisement et autres programmes de conservation de sol
n’aient donné aucun résultat car, que je sache, personne n’a osé, à date, poser
le problème dans toute sa profondeur.
Quelqu’un a dit, à propos
des récentes catastrophes, qu’elles pouvaient représenter une chance pour
Haïti. Oui, si le choc a été assez fort pour provoquer une sorte de sursaut
national. On verra bien.
Bernard Ethéart
Haïti en Marche,
Vol. XXII, No. 41, du 5 au 11 novembre 2008