Il est interdit d’interdire

 

Les moins jeunes se souviennent de ce principe né dans la vague qui a pris naissance à la fin de la décennie 60 ; cela s’est concrétisé dans cette fameuse éducation anti-autoritaire que les jeunes parents que nous étions avons tenté de mettre en pratique. Mais, pour notre propos d’aujourd’hui, je voudrais modifier quelque peu la formule et l’énoncer ainsi : « il est inutile d’interdire », sous-entendu, « quand on n’a pas les moyens de faire respecter l’interdiction ».

 

Je pense à ce spot de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (CCIH) que l’on peut entendre sur plusieurs radios depuis les catastrophes naturelles qui ont frappé le pays en août-septembre. « Il faut que l’Etat interdise la coupe du bois etc … » J’aime bien Jorbit, mais je dois lui rappeler que cette interdiction, ou tout au moins réglementation, de la coupe du bois existe depuis longtemps ; elle n’a rien donné, parce que les moyens de la faire appliquer n’existent pas, ou ne fonctionnent pas.

 

Je me souviens, dans les années 70, chaque fois que je me rendais aux Cayes, pour le suivi du projet de développement communautaire chrétien (DCC) de Robert Ryo, curé de Laborde, je m’amusais à lire une pancarte accrochée à la barrière d’une petite propriété, juste avant la descente du Morne Coma qui vous mène à Vieux Bourg d’Aquin. Elle disait : « Ici on vend le papier du charbon ». Vous avez compris ; cette maison était celle d’un agent du Ministère de l’Agriculture qui avait pour rôle de contrôler la coupe du bois. Quand un paysan voulait abattre un arbre, il fallait qu’il obtienne l’autorisation de cet agent. Eh bien, l’agent en question, il vendait l’autorisation. Comment voulez-vous qu’une interdiction soit respectée quand celui qui a la charge de la faire respecter la détourne à son propre bénéfice ?

 

Mais ce n’est pas tout. On a déjà signalé que la production du charbon peut représenter une part non négligeable des revenus du paysan. Toutes les bonnes paroles autour de la lutte contre le déboisement ne font pas le poids devant le primum vivere. Je me souviens, c’était au début des années 70, j’étais récemment revenu d’Allemagne, j’ai été invité à accompagner des agents du Ministère de l’Agriculture lors d’une visite au Morne l’Hôpital. Et j’entendais cet animateur faire tout un discours sur la nécessité de ne pas couper les arbres, et, parmi les arguments qu’il utilisait, il y avait les dégâts causés par les dernières grosses averses. Effectivement toute la zone du cimetière avait été récemment inondée et encombrée de sédiments. Je me disais en moi-même, qu’est-ce que le paysan du Morne l’Hôpital en a à foutre des inondations à Port-au-Prince ?

 

Evidemment, à la CCIH, on sait bien qu’une simple interdiction ne suffit pas et qu’il faut l’accompagner de mesures de substitution qui feraient perdre au charbon et au bois de chauffe leur valeur. Et de suggérer une baisse des tarifs des produits pétroliers, de manière à les rendre plus compétitifs par rapport aux combustibles traditionnels. J’ai longtemps été partisan d’une telle politique, mais les informations que j’ai pu recueillir pour préparer mes émissions sur le développement durable m’incitent à réviser ma position, comme on dit bien, seul Dieu et les imbéciles ne changent pas.

 

Il s’agit de ce qu’on appelle le cycle du carbone. On sait que le gaz carbonique est un des grands responsables de l’effet de serre qui est cause du réchauffement de la planète. Ce gaz carbonique est rejeté dans l’atmosphère, d’une part par tous les êtres vivants, végétaux ou animaux, au cours de le respiration, mais aussi par toute combustion ; chaque fois que nous brûlons quelque chose, nous produisons du gaz carbonique. Le gaz carbonique de l’atmosphère est absorbé par les végétaux au cours de cette opération  très compliquée qu’on appelle la photosynthèse.

 

On parle donc du cycle du carbone pour décrire ce passage du carbone de l’atmosphère dans les organes des végétaux, par la photosynthèse, et des autres êtres vivants qui consomment ces végétaux, puis son retour dans l’atmosphère par la respiration des êtres vivants ou la combustion du bois. Pendant des millénaires, il y a eu un certain équilibre entre le carbone absorbé et le carbone rejeté. Jusqu’au moment où l’homme s’est mis à utiliser des combustibles fossiles : charbon minéral, pétrole, gaz naturel. L’équilibre s’est trouvé rompu parce ces combustibles sont composés de carbone, mais d’un carbone emprisonné depuis des millénaires dans les profondeurs du sol, d’où leur nom de combustibles fossiles.

 

En les faisant brûler, on libère donc un carbone qui n’était pas dans le cycle que nous venons de décrire ; la quantité de gaz carbonique produit augmente donc considérablement et ce gaz va s’accumuler dans les hautes couches de l’atmosphère, contribuant à cet effet de serre cause de tant de problèmes.

 

Ayant compris cela, je me suis demandé si nous devions contribuer à augmenter la quantité de carbone fossile libéré et si nous ne pourrions pas trouver le moyen de continuer à utiliser nos combustibles traditionnels sans provoquer les dégâts que l’on sait. On me dira que notre production de gaz carbonique ne pèse pas bien lourd devant celle d’un pays comme la France, pour ne pas parler des Etats Unis. Sans doute, mais pourquoi ne donnerions-nous pas l’exemple ? Cette méthode existe, et nous y reviendrons certainement, car c’est un de mes dadas.

 

Mais avant cela, je voudrais citer un autre cas d’interdiction inutile, et pour cela je reviens à notre cher Morne l’Hôpital. Je ne sais de quand date la création de l’Organisme de Surveillance du Morne l’Hôpital (OSAM) placé sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur ; mais, chaque fois qu’un port-au-princien jette un regard vers le sud, il ne peut s’empêcher de penser que cet organisme n’a pas été très efficace.

 

Je me souviens d’avoir dit à Anthony Dessources, à un moment où il n’était plus directeur de l’OSAM, qu’à mon avis, la mission de l’OSAM avait été mal définie. Dans un pays caractérisé par un exode rural incontrôlé et par une centralisation qui résiste à toutes les tentatives de redressement de la situation, il est évident que la capitale doit faire face à une très forte demande d’espace habitable. Tant qu’on n’aura rien fait de sérieux pour relancer l’agriculture et revitaliser les villes de province, Port-au-Prince devra faire face à une demande croissante d’espace, et il est illusoire de penser qu’on puisse bloquer ces constructions sur le Morne l’Hôpital.

 

Je dirais même que, puisqu’entre deux maux il faut choisir le moindre, plutôt que de voir la ville continuer à s’étaler sur les terres agricoles, je préfère encore qu’elle escalade la montagne. Bien sûr, pas dans n’importe quelles conditions. C’est le sens de ce que je disais à Tony Dessources ; on ne peut pas empêcher les gens de construire, mais on peut leur donner certaines directives. Je pense à des normes d’urbanisme qui éviteraient cette densité de l’espace bâti qui ne laisse aucun espace pour la circulation, voire des espaces verts, comme le montre cette photo prise sur un versant de la source Cerisier ; je pense à des normes au niveau de la construction qui préviendraient de catastrophes comme celle que nous venons de vivre à Nérette.

 

Dans un film sur Port-au-Prince, réalisé par son frère Frantz, Leslie Voltaire avait exposé son rêve de voir le Morne l’Hôpital se présenter comme un tableau de Préphète Dufaut, avec des maisons partout, mais joliment peintes et séparées par des espaces de verdure, des voies d’accès, etc. Je peux très bien partager ce rêve avec lui, mais il faut prendre les mesures adéquates.

 

 

Bernard Ethéart

Haïti en Marche, Vol. XXII, No. 42, du 12 au 18 novembre 2008