La problématique de l’Artibonite
Articles publiés dans Haïti en Marche
d’octobre 2005 à janvier 2006
Les conflits dans l’Artibonite
La semaine dernière, nous
avions terminé notre survol de la résistance paysanne (voir HEM, Vol. XIX, # 34
et 36) sur le constat que, après la désoccupation, le monde paysan a cessé
de participer à la vie politique [1],
mais que le contrôle de la terre est resté une source de conflits qui pouvaient
être l’occasion de déchaînements d’une violence inouïe, et nous citions le cas
de l’Artibonite. Pour illustrer cette affirmation, nous pouvons reprendre, avec
quelques mises à jour, un texte datant de février 1998 et rédigé dans le cadre
des activités pilotes de réforme agraire dans le Bas Artibonite.
Dès que l’on parle de
l’Artibonite, aussitôt le problème des conflits terriens est soulevé, et il y a
pour cela de bonnes raisons. En effet, on peut rencontrer des conflits terriens
un peu partout dans le pays, mais l’Artibonite reste le zone la plus
« chaude ».
Le point de départ
Pour comprendre les raisons
de cette situation particulière de l’Artibonite, il faut se rappeler le
changement qu’a provoqué la construction du système d’irrigation à partir des
années 50. Jusque-là ces terres n’avaient pas une grande valeur agricole et les
petits paysans l’occupaient, s’adonnant à une agriculture de subsistance, sans
être inquiétés par qui que ce soit. La construction du système va tout changer.
Déjà avant même que les
travaux n’aient commencé, des gens de Port-au-Prince se mirent à acquérir de la
terre. Le cas plus célèbre est celui de Salim Attié. C’est un Libanais,
dit-on, vivant sur le sol d’Haïti et qui a été marié à une haïtienne. Vivant
dans la sphère des grandes décisions gouvernementales, vers les années 40, il
savait qu’on allait irriguer la Vallée de l’Artibonite…Etant au courant, Attié
s’est rendu dans l’Artibonite pour y faire des achats de terrain. Le bruit a
couru dans toute la Vallée, qu’un Blanc venait acheter des terres qui, à
l’époque, ne représentaient pas grand’chose. Les terres étaient totalement en
friche. [2]
On peut questionner la
valeur de telles transactions, étant donné que le vendeur ne disposait pas des
mêmes informations que l’acheteur. Ce serait un cas de ce que l’on appelle dans
la législation française “un délit d’initié”.
Une autre manière de
s’approprier de la terre a consisté, pour certaines personnes, à tirer parti de
la proximité du pouvoir. A titre d’exemple, on peut citer quelque noms: celui
d’Arsène Magloire, frère aîné du Général Paul Magloire, Président de la
République de 1950 à 1956, celui de Luc Albert Foucard, gendre de François
Duvalier, et celui de Zacharie Delva, dont François Duvalier avait fait une
sorte de proconsul dans l’Artibonite.
Typologie des Conflits
L’existence de ces conflits a donné lieu à une littérature relativement abondante ; on peut signaler, par exemple, que nombre d’étudiants de l’Ecole de Droit et des Sciences Economiques des Gonaïves, eux-mêmes souvent originaires des zones en conflit, ont rédigé leur mémoire de sortie sur l’un ou l’autre de ces conflits ; mais il y a eu bien d’autres travaux visant à analyser ces conflits et à proposer des solutions.
C’est ainsi qu’un document
de la Commission Justice et Paix des Gonaïves, en date du 10 Janvier 1995,
propose une classification des conflits en deux catégories :
-
il y aurait les conflits entre paysans, comme celui de Latapie, dans la
commune de Grande Saline, qui oppose les paysans de Anwo Lakou à ceux de contre
paysans Anba Lakou, ou celui qui oppose, dans la commune de la Petite Rivière
de l’Artibonite, les paysans Blain à ceux de Brizard ;
-
et puis les conflits opposant grands propriétaires et petits paysans:
héritiers Veuve Tétard contre Salim Attié, à Hatte Chevreau, commune de
Lestère, héritiers Bricourt contre le même Salim Attié, toujours dans la
commune de Lestère, paysans contre Madame Aimé, à Trois Bornes, commune de
Desdunes, paysans contre Polinyce Volcy à Gervais, 5ème section
communale de St Marc, paysans contre Edouard Vieux, à Bocozelle, toujours dans
la 5ème section communale de St Marc, paysans contre Olivier Nadal,
à Délugé, 1ère section communale de St Marc.
Mais on doit retenir que
souvent, du fait que les grands propriétaires s’ingénient souvent à opposer
paysans et paysans, il est difficile de faire la distinction entre des conflits
grand propriétaires/paysans et des conflits paysans/paysans. Ainsi certains
conflits, classés dans une catégorie dans le rapport de la Commission Justice
et Paix des Gonaïves de Janvier 95, peuvent être considérés aussi comme faisant
partie de l’autre catégorie :
-
le conflit de Desdunes, présenté comme opposant les paysans à Mme Aimé,
est aussi un conflit entre “Moun nan lakou” et “Moun lòt bò kanal”;
-
le conflit de Gervais, présenté comme opposant les paysans au grand
propriétaire Polinyce Volcy, est aussi un conflit entre paysans de Gervais et
paysans de Guiton;
-
le conflit de Piatre, présenté comme opposant les paysans aux grands
propriétaires Nadal et D’Méza, est aussi un conflit entre paysans de Piatre et
paysans de Délugé.
Aussi est-il probablement préférable, plutôt que de s’attarder à une typologie qui risque de faire perdre de vue une bonne partie de la réalité, de considérer les protagonistes en présence dans les différents conflits.
Bernard
Ethéart