Index de l'article

 

Evolution de la structure foncière



Articles publiés dans Haïti en Marche

de février à octobre 2005


Pages retrouvées


Louis-Joseph Janvier

Les Affaires d’Haïti (1883-1884)

Deuxième édition

Les Editions Panorama, Port-au-Prince


Dans son étude sur Les origines de la structure agraire en Haïti [1], et à propos du passage de la période coloniale à la période nationale, Suzy Castor signale que Gérard Pierre-Charles, dans son livre L’économie Haïtienne et sa Voie de Développement [2], présente la mutation opérée à cette époque comme le passage de la société esclavagiste à la société féodale, caractérisée par l’existence de grandes propriétés exploitées par des serfs attachés à la glèbe, les célèbres «deux moitiés».


En consultant l’ouvrage de Gérard Pierre Charles, nous avons pu constater que lui-même faisait référence à un passage de l’œuvre de Louis Joseph Janvier: Les Affaires d’Haïti. Nous avons donc consulté cet ouvrage où sont réunis des articles publiés en France et en Haïti «pour renseigner toutes les fractions de l’opinion, pour défendre la renommée politique des administrateurs de ma patrie…»


C’est donc une œuvre de polémique, dans laquelle Janvier répond aux attaques du Parti Libéral contre le gouvernement de Salomon; mais il contient des passages sur la situation de la paysannerie haïtienne qu’il nous a paru intéressant de reproduire ici.

 

Bernard Ethéart


Questions haïtiennes (Le Paris du 6 Juillet)


Au fond, il n’y en a jamais eu qu’une seule (révolution): c’est celle que Salomon vient d’opérer en Janvier de cette année en faisant prendre une loi agraire aux termes de laquelle les propriétés de l’Etat seront morcelées, de manière que chaque paysan puisse devenir propriétaire foncier.

 

L’insurrection haïtienne (L’Evènement du 11 Septembre 1883)


La véritable cause de l’insurrection, la voici: En Février de cette année, le président d’Haïti a fait rendre une loi en vertu de laquelle les terres de l’Etat seraient morcelées et distribuées en toute propriété aux paysans qui s’engagent à les cultiver. Les soi-disant libéraux, dont les aïeux avaient escamoté les plus belles terres à leur profit, ont compris que, si cette loi recevait sa pleine exécution, ils ne pourraient plus vivre aux dépens des paysans dont ils confisquent le travail. Ils ont vu que, la terre passant entre les mains des paysans, ceux-ci deviendraient de véritables citoyens, ayant conscience de leurs droits, au lieu que jusqu’à cette heure, ils vivotent dans un demi-servage sur les grandes propriétés rurales, et que ce sont eux seuls qui sont soldats.


La question sociale en Haïti (République Radicale des 6 et 21 Octobre)


Les paysans haïtiens ont toujours vécu dans un demi-servage depuis que la nation a conquis son indépendance.


Le système agricole, institué par les colons de Saint-Domingue, consistait dans l’exploitation d’immenses plantations appelées “habitations”, véritables prisons sans murs, manufactures odieuses, produisant pendant des siècles du tabac, du café, du sucre et consommant des esclaves.


Après la proclamation de l’indépendance et de 1804 à 1807 la barbarie de ce système fut à peine atténuée, des considérations d’ordre primordial se rapportant à l’existence et à l’organisation du nouvel Etat qu’on venait de fonder l’exigeant impérieusement ainsi.


De 1807 à 1818, Pétion, premier président d’Haïti, morcela les terres dans l’Ouest et dans le Sud et les distribua aux officiers et à un petit nombre de soldats de l’armée républicaine. Christophe, roi d’une partie d’Haïti, n’imita cet exemple dans le Nord et dans l’Artibonite que vers 1819, une année avant sa mort.


En 1821, le président Boyer, successeur de Pétion et de Christophe, revint au système de la grande propriété foncière. Plus que jamais, les paysans furent étroitement parqués sur les habitations sucrières et cotonnières. Ils restèrent attachés à la glèbe, maintenus dans cet état dégradant par un code rural qu’interprétait à sa guise une gendarmerie champêtre dont les inspections étaient des plus abusives et des plus vexatoires.


En 1843, le président Boyer fut chassé du pouvoir.


Dans le cours des deux années 1843 et 1844, les paysans demandaient, en toute propriété, pour les faire cultiver et fructifier, les terres de l’Etat, que celui-ci laissait improductives; en même temps, ils réclamaient l’instruction primaire pour leurs enfants.


Ces paysans que l’on a appelé “piquets”, et dont les revendications étaient entièrement justes et bien fondées, furent massacrés ou dispersés par les troupes régulières que les gouvernants réactionnaires, qui siégeaient à Port-au-Prince, envoyèrent contre eux. Jusqu’à aujourd’hui, en Haïti et à l’étranger, des publicistes mal renseignés ou peu sincères continuent d’insulter à la mémoire de ces vaillants prolétaires.


De 1843 à 1883, la situation continua d’être déplorable pour les paysans. Ils travaillaient sur des terres qui étaient détenues par de soi-disant propriétaires, dont les droits étaient souvent contestables et quelquefois absolument problématiques et qui, pourtant, s’emparaient audacieusement de la moitié et même des deux tiers de leurs récoltes. Seuls, avec les artisans, ils étaient soldats; seuls avec les artisans, ils payaient les impositions les plus lourdes et les plus injustes. On eût dit que, encore qu’ils constituassent le substratum de la nation, la nation les tenait pour des parias.


Leurs aveux (République Radicale du 16 Novembre 1883)


La loi sur la cession des terres aux paysans est le véritable motif de l’insurrection, non seulement parce que les insurgés sont de grands propriétaires fonciers inhabiles et pratiquant l’absentéisme, mais parce qu’ils savent que le dictateur haïtien Pétion ne fut si populaire que parce qu’il concéda des terres à ses officiers et à un petit nombre de soldats libérés du service qui devinrent des paysans. Si le parti national fait le paysan propriétaire, il deviendra inexpugnable au pouvoir. De là l’insurrection.


Les deux partis haïtiens (Courrier international du 22 au 29 novembre 1883)


Le véritable motif de l’insurrection, le voici: ils ont voulu empêcher qu’une loi votée en février de cette année, et en vertu de laquelle les terres de l’Etat seront morcelées et distribuées aux paysans qui en feraient la demande, fut mise à exécution par tout le territoire de la République.


Les lois agraires en Haïti (Revue du monde latin, 25 Janvier 1884)


La République haïtienne est un Etat qui traverse encore sa phase agricole. Le mode d’appropriation des terres, qui s’y est maintenu pendant trop longtemps tel qu’il y était il y a un siècle, a causé de tels préjudices, porté de telles entraves au travail agricole, que l’on peut dire que des raisons sociales et non politiques, des idées économiques et non constitutionnelles ont jusqu’ici paralysé l’essor du pays en paralysant le libre essor de l’agriculture.


Haïti est indépendante depuis 1804. On sait que, sous le nom de Saint-Domingue, elle fut une des plus florissantes colonies françaises. La Convention avait donné la liberté aux noirs des colonies; mais, en 1802, le Premier Consul voulut rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Les noirs de cette île combattirent pour garder leur liberté.


L’Etat noir, constitué en 1804, demandait à être réorganisé. Tout était à refaire, à créer, tout ayant été détruit pendant la lutte pour l’indépendance qui avait duré dix-huit mois.


Dessalines, dictateur, puis empereur, laissa subsister les régimes de la grande propriété foncière et de la grande culture qui existaient aux temps de la domination coloniale. La raison d’Etat le voulait ainsi. Tout était réglé sur le pied de guerre de façon que la population valide de telle grande propriété rurale ou de tel village formait, à elle seule, le contingent d’une compagnie ou d’un bataillon de guerre ayant son chef désigné d’avance et prêt à marcher au premier signal.


En 1806, le premier empereur d’Haïti voulut porter quelques uns de ses concitoyens à produire les titres en vertu desquels ils prétendaient exercer des droits de propriété sur certaines portions de terrain qui auraient dû revenir au domaine national, mais dont ils s’étaient emparés par fraude ou par force; en même temps, il exigeait d’un petit nombre d’individus qui avaient occupé, sans en avoir le droit, des plantations ayant appartenu à des colons dont ils portaient les noms, de prouver, par actes ou témoignages authentiques, qu’ils étaient les fils ou les parents de ces anciens colons et qu’ils en pouvaient hériter. Ces titres, ces actes ou ces témoignages, peu de personnes étaient en mesure de les produire. Les faux propriétaires fomentèrent une révolte à laquelle on prit la précaution de donner une couleur politique pour en masquer la véritable cause, et le dictateur acclamé en Janvier 1804 fut assassiné au Pont-Rouge, près de Port-au-Prince, le 17 Octobre 1806.


Pétion, toujours en état d’hostilité avec Christophe, aurait été vaincu par son rival couronné, s’il n’avait eu l’excellente idée de distribuer les terres de l’Etat aux principaux officiers de son armée et à un petit nombre de fonctionnaires civils qui lui étaient dévoués. Il n’oublia pas dans ses libéralités les vétérans, sous-officiers ou simples soldats, qui s’étaient distingués sous ses yeux ou qui lui avaient été recommandés par leurs chefs immédiats.


Sur les terres qu’il avait données ou amodiées aux officiers de son armée, les soldats étaient tenus de labourer gratuitement, alors même que, pour leur compte personnel, ils étaient propriétaires d’un petit domaine. Dans la République du Sud-Ouest que gouvernait Pétion existait aussi le système du petit fermage. Par l’effet de celui-ci, le paysan, fermier de l’Etat pour cinq à six carreaux de terre, pouvait amasser peu à peu des économies et devenir petit propriétaire, en achetant les parcelles mises en vente par l’Administration des Domaines.


Christophe avait conservé dans le Nord le régime foncier antérieur à l’Indépendance. Ses généraux et ses employés civils étaient peu rétribués en numéraire. On leur concédait des habitations, grandes exploitations rurales sur lesquelles ils faisaient travailler les paysans à leur profit. Vers 1819, Christophe commença de distribuer des terres aux vétérans de son armée qu’il renvoyait du service. Il avait été à même de constater que le régime économique institué par Pétion permettait à celui-ci d’exercer un très grand ascendant moral sur les hommes qui habitaient les départements de l’Ouest et du Sud.


Boyer était un esprit bien moins scientifique, bien plus fermé et plus autoritaire que Pétion. Beaucoup moins que celui-ci il aimait le peuple. Parvenu à la Présidence en 1818, dès le 18 Juillet 1821, il fit publier un ordre du jour pour annoncer que la délivrance de toutes les concessions de terrain faites à titre de don national était suspendue. D’un autre côté, le président signifiait aux notaires de ne plus passer acte de vente d’aucune propriété rurale, lorsque cette propriété était d’une contenance inférieure à cinquante carreaux de terre.


L’opposition qui renversa Boyer était composée d’hommes appartenant à la bourgeoisie. Les masses avaient adhéré au mouvement sans trop rien y comprendre, mais espérant vaguement que leur sort serait amélioré sous tout autre gouvernement que sous celui de Boyer. Elles furent déçues dans leurs légitimes espérances.


Les souffrances, les espérances et les revendications des paysans furent formulées, résumées par un homme du peuple, Acaau, qui les cristallisait en lui. Il prit les armes en réclamant l’instruction publique générale et en demandant pour les paysans les terres de l’Etat que Pétion leur distribuait autrefois, mais que Boyer leur avait retirées. Là était la vraie révolution et non sur le papier d’une constitution.


En Haïti, de 1821 à nos jours, le paysan avait été le sacrifié. Surtout dans les plaines, sur les anciennes habitations sucrières, cotonnières et indigotières, le paysan avait eu à subir les conséquences d’un véritable régime féodal. La terre avait été un instrument de domination entre les mains des grands propriétaires, militaires ou fils de militaires, comme il en fut en Europe au Moyen Age.


Presque tous ces politiciens qui, en 1883, ont apporté la guerre civile dans leur patrie, Presque tous ceux qui furent les meneurs des révoltés de Jérémie et de Jacmel et nombre de ceux qui, à l’étranger, attisaient la haine et le mépris contre leur pays, étaient de grands propriétaires, pratiquant l’absentéisme, et ayant hérité surtout des doctrines économiques et politiques aussi égoïstes que surannées qui avaient été mises en pratique par le Président Boyer. Ils ne voulaient pas, ces singuliers libéraux, que le paysan devint propriétaire. S’il le devenait, il leur échappait, reprenait son indépendance, passait de l’état de machine inconsciente à celui d’Homme ayant conscience de son rôle social, de ses droits et de ses devoirs.


HEM, Vol. XIX, No. 3 du 16-22/02/05